06/01/2012
Morceaux choisis - Thomas Bernhard
Thomas Bernhard
Si une fois seulement, rien qu'une seule foison réussissait à jouer jusqu'au boutle quintette La Truite une seule foisune musique parfaite... Pendant ces vingt-deux annéeson n'a pas réussi une seule fois à jouer jusqu'au boutle quintette La Truitesans fauteje ne dis même pas comme une oeuvre d'artIl y a toujours quelqu'un qui détruit toutpar une inattention ou une vulgarité... Un jour c'est le violonun jour c'est l'altoun jour c'est la contrebasseun jour c'est le pianoPuis de nouveau c'est moi qui attrape ces sacrés maux de reinsje me tords de douleurfigurez-vous et le morceau tombe en miettesSi j'obtiens du clown qu'il maîtrise son instrumentle dompteur perd la tête sur le pianoou ma petite-fille qui tout de même tient l'alto depuis déjà dix anss'enfonce comme mardi dernier une échardeAvec un visage grimaçant de douleuron ne peut pas jouer Schubert encore moins le quintette La TruiteJe ne pouvais pas savoir que servir la musique est chose si difficile... Et tout seul il m'est impossible de jouer le quintetteC'est un quintette... Ne vous fiez pas à l'hyprocrisie du clownil hait la contrebasseMa petite-fille n'aime pas non plus l'altoadmettez-le vous-mêmevous ne tenez qu'avec répugnance le violonTout n'est que répugnancetout ce qui arrive répugne à arriverLa vie l'existence répugnant... La vérité estque je n'aime pas le violoncelleC'est une torture mais il faut en jouerma petite-fille n'aime pas l'alto mais il faut en jouerle clown n'aime pas la contrebasse mais il faut en jouerle dompteur n'aime pas le piano mais il faut en jouerNous ne voulons pas de la vie mais il faut la vivre...Nous haïssons le quintette La Truite mais il faut le jouer.
Thomas Bernhard, La force de l'habitude (Arche, 1983)
image: Florence Iazzetta - Art Studio
09:45 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; théâtre; livres | | Imprimer | Facebook |
01/01/2012
Morceaux choisis - Friedrich Hölderlin
Friedrich Hölderlin
Lorsque sans être vues ont passé les imagesDe la saison, voici venir l'hiver qui dure,Les champs sont vides, la vue semble plus douce,Les tempêtes tournoient ainsi que les averses. La fin de l'année semble être un jour de repos,L'accent d'une question, pour que ce jour s'achève,Alors paraît le nouveau devenir du printemps,Et la nature superbe resplendit sur la terre.
Friedrich Hölderlin, L'hiver Anthologie bilingue de la poésie allemande (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1993)
09:27 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; livres | | Imprimer | Facebook |
16/12/2011
Morceaux choisis - Bruno Arpaia
Bruno Arpaia
Partir, s'échapper. Partout où il se trouvait, dans un bar, dans la rue, dans la queue devant chez l'épicier, Benjamin n'entendait parler que de débarquements, de navires capturés qui n'avaient jamais atteint le port, de faux visas et de faux passeports, de pays lointains disposés à accueillir des réfugiés. Tout ce bavardage ne servait qu'à rendre l'attente moins insupportable, à garder l'espoir vivant. C'étaient les jours de l'attaque en force de la Luftwaffe contre l'Angleterre, les jours où Pétain avait dissous les syndicats et interdit les boissons alcoolisées dans les bistrots, les jours où les vitrines des commerçants juifs avaient été brisées au nom de la Révolution nationale, mais les réfugiés errant dans Marseille ne parlaient pas de tout cela. Si Benjamin essayait d'en discuter, ils lui répondaient en haussant un peu les épaules et retournaient à leurs histoires d'ami monté clandestinement dans un bateau et jeté ensuite à la mer, de l'employé de l'agence Cook qui pour deux cents francs vendait sous le manteau de faux billets pour les Etats-Unis sur des bateaux inexistants, de l'officine chinoise de la rue Saint-Ferréol qui délivrait des visas à cent francs. Il avait fallu plusieurs semaines pour que quelqu'un s'aperçoive de ce que signifiaient réellement les idéogrammes du cachet apposé sur la feuille: "Il est interdit en toutes circonstances au porteur du présent document de fouler le sol de la Chine." Malgré tout, avec ce visa, quelques-uns avaient réussi à obtenir un visa de transit pour le Portugal...
"Evidemment, comme les Portugais de Marseille ne savent pas un mot de chinois..."
Et de rire aux éclats: pour tromper le temps, pour faire semblant, devant ceux, toujours les mêmes, qui se retrouvaient dans les bars autour des consulats, sur les placettes à l'abri du mistral, que le désespoir n'avait pas encore vaincus.
Bruno Arpaia, Dernière frontière (Liana Levi, 2002)
13:46 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature italienne, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | | Imprimer | Facebook |
12/11/2011
Actualité de la poésie 2/2
Bloc-Notes, 12 novembre / Les Saules
Après avoir évoqué Yves Bonnefoy et Jean-Pierre Lemaire, c'est le poète grec Georges Séféris qui fait l'actualité avec Journal de bord, dont le texte original a paru dans sa version définitive en 1965, à Athènes. Chacun des trois recueils qui le composent est le reflet d'une épreuve subie, nous dit son traducteur, Vincent Barras: les prémices de la guerre (I), la guerre (II) et la crise chypriote (III). On pourrait citer tous les textes de cet ouvrage, tant la beauté de la langue nous entraîne dans le vertige de ses profondeurs: Rossignol timide, dans la respiration des feuilles, / toi qui offres la fraîcheur musicale du bois / aux corps séparés et aux âmes / de ceux qui savent qu'ils ne reviendront pas. / Voix aveugle, qui tâtonnes dans la mémoire surprise par la nuit / pas et gestes; je n'oserais dire baisers; / et l'amère tourmente de la captive effarouchée. Une pure merveille!
Deux anthologies de la poésie méritent aussi d'être citées dans ces colonnes. La première, intitulée Mon beau navire ô ma mémoire - Un siècle de poésie française - préfacée par Antoine Gallimard - célébre les 100 ans de la prestigieuse maison d'édition. Si le choix des auteurs s'avère assez classique, celui des textes est plus original. On y retrouve aussi certains écrivains injustement oubliés tels Edmond Jabès, Georges Schehadé, Jean-Philippe Salabreuil ou Georges Perros dont ce court extrait vaut à lui seul ce plaisir de lecture: Ferme les yeux pour mieux la voir / Celle qui blesse ton regard / Celle que tu nommes ta vie / Et qui ne te rendra ses billes / Qu'au bout du grand aveuglement / Qu'au bout de ce monde en dérive / Là-bas, dans le soleil levant.
La seconde anthologie est très différente dans sa conception et son contenu. Avec des textes choisis par Albine Novarino-Pothier et que les photographies de Michel Maïofiss illustrent avec beaucoup de fraîcheur, Une année de poésie - 365 jours de bonheur permet de retrouver chaque jour de l'année un poème choisi au fil des siècles, en harmonie avec les saisons. Délibérément, me semble-t-il, certains auteurs ont été écartés - René Char par exemple ou Paul Eluard et Louis Aragon réduits à une discrète présence - alors que d'autres sont exhumés par de nombreux poèmes, tels Leconte de L'Isle, Théophile Gautier, Albert Samain, Emile Verhaeren, Maurice Fombeure, Francis Carco, Paul-Jean Toulet ou encore parmi tant d'autres, Anne de Noailles: Instant salubre et clair, ô fraîche renaissance, / Gai divertissement des guêpes sur le thym, / Tu écartes la mort, les ombres, le silence, / L'orage, la fatigue et la peur, cher matin... Une très belle anthologie - 52 euros, tout de même - et un objet séduisant à la hauteur de ces écrivains de tous les temps. Un livre de chevet à offrir - Noël est proche! - à tous les amoureux de poésie.
Enfin, pour en finir avec ce rapide survol de l'actualité poétique, voici un très court texte de Carl Jacob Burckhardt, Une matinée chez le libraire - Souvenirs de Rainer Maria Rilke. Cet auteur, qui naît à Bâle en 1891 et s'éteint à Genève en 1974, nous dévoile un fragment de la vie quotidienne du poète qu'il a rencontré à Paris en 1924, ainsi que des réflexions judicieuses de Rainer Maria Rilke sur la littérature, l'art poétique, la création: La limite est dans le fini, l'achevé, et tout ce qui vit vraiment a quelque chose d'exclusif. La nature a un terrible sens de la hiérarchie et l'hirondelle ne se commet pas avec le moineau. Seul l'homme abolit les frontières et estompe l'unicité des formes.
Comme vous pouvez le constater: la poésie est loin d'être moribonde. Et voilà bien la plus réjouissante - et peut-être la seule - des certitudes en cette fin d'année ordinaire...
Georges Séféris, Journal de bord (Héros-Limite, 2011)
Collectif, Mon beau navire ô ma mémoire - Un siècle de poésie française (coll. Poésie/Gallimard, 2011)
Albine Novarino-Pothier et Michel Maïofiss, Une année de poésie - 365 jours de bonheur (Omnibus, 2011)
Carl Jacob Burckhardt, Une matinée chez le libraire - Souvenirs de Rainer Maria Rilke (L'Anabase, 2011)
image: Rossignol philomèle (http://www.jbnature.com/oiseaux/rossignolphilomele)
00:06 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Georges Perros, Littérature étrangère, Littérature francophone, Louis Aragon, Paul Eluard, Rainer-Maria Rilke, René Char, Yves Bonnefoy | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; livres | | Imprimer | Facebook |
25/10/2011
Dominic Cooper
Dominic Cooper, Vers l'aube (Métailié, 2009)
Murdo Munro travaille dans les forêts de son île natale sur la côte ouest de l'Écosse. Il s'est depuis longtemps résigné à sa solitude et à l'hostilité froide de sa femme, lorsque, le jour du mariage de sa fille, devant la perspective du face-à-face conjugal qui l'attend, il décide de brûler sa maison et de disparaître. Munro marche dans cette forêt qu'il aime, monte dans un bateau et va rejoindre la ferme de sa soeur. Après des semaines vécues dans la crainte d'être rattrapé, il décide de faire face à ses responsabilités. L'écriture est extraordinaire aussi bien dans l'évocation puissante de la nature que dans le reflet du tourment intérieur qui ronge le personnage. Dominic Cooper écrit un livre magnifique sur l'errance, sur la difficulté d'être soi quand les autres ne vous connaissent pas tel que vous êtes et vous font exister à l'inverse de ce que vous voudriez vivre. Dans ce livre rare et poignant, l'auteur du Coeur de l'hiver - auprès du même éditeur - confirme son originalité profonde et son talent d'écrivain en prise avec la nature.
Troublant, admirablement écrit et tourmenté, ce petit chef d’œuvre venu d’Ecosse confronte un homme revenu de toutes ses illusions à une nature tour à tour imprévisible, hostile ou douce, qui l’accompagne dans sa fuite, après un acte de bravoure qu’il juge irréparable. Ayant coupé le cordon ombilical le reliant à sa famille et au village, que lui reste-t-il à espérer ? L’aube peut-être ? Pas sûr …
02:51 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | | Imprimer | Facebook |
23/10/2011
Donna Leon
Donna Leon, Requiem pour une cité de verre (Calmann-Lévy, 2009)
Certains attendent fébrilement, chaque année, le Tour de France ou la Coupe d’Europe des Champions ; d’autres, au même rythme saisonnier, ne résistent pas au dernier roman policier d’Elizabeth George ou de Donna Leon ! Et comme ils ont raison… Dans cette nouvelle enquête du commissaire Brunetti, vous découvrirez le monde des verriers de Murano avec, en toile de fond, un scandale écologique. Entre l’impuissance de la police et les rouages complexes de la politique, les romans de Donna Leon s’achèvent souvent dans l’amertume – comme dans la réalité ? – mais il n’en est rien cette fois-ci : le coupable sera bel et bien appréhendé, pour le bonheur de son héros toujours aussi attachant.
Disponible également en collection Points (Seuil, 2010)
01:28 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature policière | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: roman; livres | | Imprimer | Facebook |
13/10/2011
Michael Lonsdale
Bloc-Notes, 13 octobre / Les Saules
Quand j'écris le nom de Michael Lonsdale, je pense en premier lieu à l'acteur de quelques grands moments de cinéma: Le procès d'Orson Welles, La mariée était en noir de François Truffaut, Monsieur Klein de Joseph Losey, Nelly et Monsieur Arnaud de Claude Sautet, Le nom de la rose de Jean-Jacques Annaud, sans oublier, plus récemment, Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois et Les hommes libres d'Ismaêl Ferroukhi; sa lecture aussi du Très-bas de Christian Bobin, avec son timbre de voix si personnel, comme perméable et attentif à tout ce qui nous interpelle et nous interroge. Mais ce qui m'a surpris et enchanté demeure un tout petit livre intitulé Oraisons, publié dans la collection Souffle de l'esprit chez Actes Sud en 2000, et réédité en 2011. On y retrouve, avec la discrétion qui le caractérise, un homme en prière, avec des mots qui sont les siens et n'appartiennent à nul autre, comme autant de sarments fertiles jaillis d'une solitude aimante.
Cet homme de théâtre - il interprète Samuel Beckett, Marguerite Duras, Friedrich Dürrenmatt - est en effet aussi, peut-être avant toutes choses, un chrétien pratiquant et engagé. Il nous revient aujourd'hui avec L'amour sauvera le monde - Mes plus belles pages chrétiennes, une anthologie de textes choisis, illustrés avec une beauté fervente par Olivier Martel. Si j'ai choisi de partager mes plus belles pages chrétiennes, nous dit Michael Lonsdale, c'est une manière pour moi de rendre hommage à ces hommes et ces femmes - saints, moines, religieuses, prêtres, écrivains, personnes ordinaires - pétris de la parole du Christ, qui m'ont accompagné au long de ma vie. Plus loin il ajoute: Travailler avec le coeur, c'est laisser place à l'inconnu. Si l'on cessait, ne serait-ce que le temps d'une journée, de se noyer dans le bruit, si l'on avait cette patience et ce courage, on obtiendrait, en se mettant à l'écoute, de petites indications pour atteindre à de grandes richesses.
Chaque extrait éclaire un aspect de ses mouvements de l'âme, tels les différents motifs d'un vitrail qui ne prennent corps et sens que dans la réverbération les uns dans les autres et dont la respiration méditative guide nos pas. D'Augustin d'Hippone à Jean Grosjean, de Thérèse d'Avila à Paul Claudel, de Martin Luther à Maurice Zundel, du Curé d'Ars à Sylvie Germain, son choix témoigne de la lumière du monde, délivre de tous les artifices et de toutes les extravagances du temps.
Davantage qu'une simple anthologie personnelle, tous ces textes - une cinquantaine environ - sont aussi, littérairement parlant, des chefs d'oeuvres. Pour le plaisir, je vous citerai un extrait de mon préféré, celui de Bernard de Clairvaux: Avec quelle sûreté la prière monte dans la nuit, quand Dieu seul en est témoin, et l'Ange qui la reçoit pour aller la présenter à l'Autel céleste! Elle est agréable et lumineuse, teinte du rouge de la pudeur. Elle est calme, paisible, lorsqu'aucun bruit, aucun cri ne viennent l'interrompre. Elle est pure et sincère, quand la poussière des soucis terrestres ne peut la salir. Il n'y a pas de spectateur qui puisse l'exposer à la tentation par ses éloges ou ses flatteries. C'est pourquoi l'Epouse agit avec autant de sagesse que de pudeur lorsqu'elle choisit la solitude nocturne de sa chambre pour prier, c'est-à-dire pour chercher le Verbe, car c'est tout un. Vous priez mal, si en priant vous cherchez autre chose que le Verbe, ou si vous ne demandez pas l'objet de votre prière par rapport au Verbe. Car tout est en lui: les remèdes à vos blessures, les secours dont vous avez besoin, l'amendement de vos défauts, la source de vos progrès, bref, tout ce qu'un homme peut et doit souhaiter.
Une présentation soignée pour ce livre qui peut ravir non seulement les croyants, mais aussi les poètes, les amoureux de notre terre et de tout ce qu'elle contient de beau ou de louable, au-delà d'un présent qui parfois s'essouffle en nos murs autant que les caprices du vent. A lire ou relire ces textes d'une profondeur aussi ardente qu'intemporelle, me revient en mémoire la devise de l'Ordre des Chartreux: Stat Crux dum volvitur orbis / La terre tourne, mais la Croix demeure immobile ...
Michael Lonsdale, L'amour sauvera le monde - Mes plus belles pages chrétiennes (Philippe Rey, 2011)
00:02 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Le monde comme il va, Littérature étrangère, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; spiritualité; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
07/10/2011
Mes prix littéraires
Bloc-Notes, 7 octobre / Thonon-les-Bains
Les prix littéraires font décidément partie d'un cérémonial annuel et incontournable du monde des livres tel qu'en aucun autre pays du monde. Songez qu'avant même l'attribution des traditionnels Goncourt, Renaudot, Femina ou Médicis, 510 prix - je les ai comptés, sur www.prix-littéraires.net - ont déjà décernés en 2011! Pour la plupart d'entre eux, le public se moque éperdument de ces distinctions: sa seule revendication reste un bon livre. Les éditeurs quant à eux, comptent les couronnes de lauriers. Certains auteurs aussi. Pour la majorité d'entre eux pourtant, l'aspect financier de la récompense compte autant que leur notoriété. Elle leur permet de vivre un peu mieux de leur plume, car si tout travail mérite salaire, ce dernier est l'un des plus mal rétribués qui soit - si l'écriture d'un roman par exemple requiert une ou deux années d'écriture - dans une profession où si peu d'auteurs peuvent vivre de leur métier: le seul mérite de cette multiplicité des prix, mais en rien leur justificaion.
Au milieu de ce spectacle de cirque automnal où l'attention de la plupart des journalistes se focalise au même instant précis sur les mêmes titres, remarquables ou non mais au détriment de tous les autres, comme dans une Coupe de France de football avec ses favoris, ses outsiders, ses perdants magnifiques, il est délicieusement agréable de plier son journal, d'éteindre la télévision et de se plonger dans le livre du regretté Thomas Bernhard, Mes prix littéraires, paru en 2009 aux éditions Suhrkamp.
Cet enfant terrible des lettres autrichiennes nous partage les circonstances qui ont entouré plusieurs distinctions reçues dans sa jeunesse. Chacun de ces événements ressemble à une mise en scène théâtrale, souvent féroce, parfois drôle, rarement affable envers ce milieu littéraire ou politique qu'il a côtoyé en diverses rencontres protocolaires. Lors de la remise du prix Grillparzer, il écrit avec amusement qu'après quelques phrases élogieuses consacrées à son travail, furent citées des pièces dont il était censé être l'auteur, mais qu'il n'avait jamais écrites! A l'occasion du prix Anton-Wilgans, il note que chez le poète et dramaturge Wilgans, ce qu'il a le plus admiré, c'est son fils tromboniste, un musicien absolument génial qui faisait partie des compositeurs les plus prometteurs de son époque. Une autre perle enfin, à propos du prix d'Etat autrichien de littérature: Au Sénat des Arts ne siègent que des trous du cul, à savoir des trous du cul catholiques et nationaux-socialistes, flanqués de quelques juifs-alibis. Et ces trous du cul font tous les ans élire de nouveaux trous du cul au sein de leur assemblée en leur conférant le Grand Prix d'Etat.
Et Thomas Bernhard, dans ce microcosme qu'il déteste, quelle est sa place? Il s'en explique assez bien, tordant le cou aux ambiguïtés qu'on lui prête: Les prix ne sont jamais un honneur. L'honneur lui-même est une perversion, dans le monde entier il n'existe pas d'honneur. (...) J'accepte l'argent car il faut accepter tout argent provenant de l'Etat, qui chaque année jette, de façon tout à fait absurde, des millions et même des milliards par la fenêtre. Je ne pense pas que cela témoigne d'un manque de caractère, que d'accepter de l'argent des mains de ceux que j'exècre et méprise du fond de mon être, bien au contraire. Si je n'accepte pas l'argent pour moi et pour le consacrer à un voyage, on le balancera à un nullard dont les productions calamiteuses ne font qu'empuantir l'atmosphère...
Ces petits tableaux de la société littéraire sont aussi prétextes pour Thomas Bernhard à parler d'autre chose: de sa tante - avec ses quatre-vingt-un ans, resplandissante, élégante, intelligente - et de son grand-père, avec une évocation très émouvante des retrouvailles avec son professeur de l'Ecole de Commerce, ou avec Monsieur Haidenthaler, un proche de sa famille qui peu après leur rencontre décéda d'un cancer. Enfin, dans son discours à Brême, on retrouve toute la verve qui émane de ses grands textes: Tout est clair, d'une clarté de plus en plus haute et de plus en plus profonde, et tout sera froid, d'un froid de plus en plus effroyable. Nous aurons à l'avenir la sensation d'un jour toujours plus clair et toujours plus froid.
Pour en finir avec les prix littéraires, signalons tout de même - pour l'ensemble de son oeuvre - Le Grand Prix de la Francophonie de l'Académie Française, decerné à l'écrivain, poète et traducteur marocain Abdellatif Laâbi! Cette parenthèse fermée, lisez vite Thomas Bernhard: une bouffée d'air pur qui fait le plus grand bien...
Thomas Bernhard, Mes prix littéraires (coll. Folio/Gallimard, 2011)
00:31 Écrit par Claude Amstutz dans Abdellatif Laâbi, Bloc-Notes, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; livres | | Imprimer | Facebook |
04/10/2011
Michael Connelly
Michael Connelly, Echo park (Seuil, 2007)
C'est devenu une obsession : tous les six mois, Bosch ressort le dossier Gesto. En treize ans d'enquête, il n'a rien pu trouver : ni indice, ni suspect, pas même le corps de la jeune victime. Un jour enfin le coupable passe aux aveux, mais Bosch se méfie : pour lui, l'homme n'est rien d'autre qu'un imposteur talentueux doublé d'un bouc émissaire idéal. Une dernière fois, Bosch reprend l'enquête...
Bosch est de retour, face à un serial killer qui est prêt à avouer les meurtres de personnes disparues – dont un, treize ans auparavant, non résolu par H.B. – à la seule condition que sa condamnation à mort soit convertie en peine de prison à vie. Mais qui est-il ? Un manipulateur ? Un mythomane ? Une plongée vertigineuse dans l’enfer de l’âme humaine pour un Connelly particulièrement réussi.
également en format de poche (coll. Points/Seuil, 2008)
06:35 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature policière | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | | Imprimer | Facebook |
02/10/2011
Marco Lodoli
Bloc-Notes, 2 octobre / Les Saules
Il est bien triste que Marco Lodoli, l'une des plumes les plus atypiques et originales d'Italie, demeure si peu connu dans les pays francophones. Pourtant cet écrivain, avant la parution de Les prétendants, a déjà été traduit à sept reprises: Chronique d'un siècle qui s'enfuit (P.O.L., 1987), Le clocher brun (P.O.L., 1991), Les fainéants (P.O.L., 1992), Courir mourir (P.O.L., 1994), Boccacce (L'Arbre vengeur, 2007), Snack-Bar Budapest (Les Allusifs, 2010), sans oublier le merveilleux Iles - Guide vagabond de Rome (La Fosse aux Ours, 2009) déjà évoqué dans ces colonnes.
Les prétendants rassemble trois courts romans dont les histoires, fort différentes les unes des autres, ressemblent néanmoins à un tableau de famille: La ville de Rome tout d'abord, fascinante et onirique dans La nuit, déjantée et inquiétante dans Le vent, étouffante et mortifère dans Les Fleurs. Ensuite, ces héros des temps modernes - Constantino, Luca et Tito - sont en quête d'un destin capable de les soustraire à une réalité injuste ou brutale, voire d'un lieu où être bien, heureux, en paix avec soi-même et les autres leur semble impossible. Avec une énergie sauvage et désespérée, ils veulent conjurer la mort - omniprésente dans chacun des récits - avec les pouvoirs redoutables mais fragiles qui leur sont propres: l'imagination, les songes, la compassion: Je ne sais pourquoi j'ai songé aux poissons du fleuve, combien ils doivent lutter face au courant pour ne pas être précipités dans l'eau salée de la mer. Le fleuve les entraîne sans relâche vers l'embouchure, et eux, si petits soient-ils, doivent pousser dans l'autre sens. S'ils s'assoupissent, s'ils rêvent à la paix dormante des lacs entre les montagnes, le fleuve les emporte avec lui, pont après pont, vers la mort salée. L'eau n'offre aucune prise et les poissons n'ont pas de mains pour s'agripper aux rochers, ils n'ont pas de pieds pour se camper solidement dans le sol, ni de maison avec une porte où se barricader, ils doivent nager jour et nuit à contre-courant, et pendant ce temps manger, déposer leurs oeufs et les protéger, essayer de déjouer le fleuve, les bateaux, les pêcheurs, et puis tâcher d'être heureux.
Dans La nuit, Constantino est le dépositaire de messages reçus d'un homme mystérieux - puissant, riche, inquiétant - appelé le Fou, qui veut lui offrir rien de moins que le bonheur, au travers de rites de passages, tels la livraison d'étranges colis, les soins à prodiguer à un vieux cheval, l'entretien d'un jardin au coeur d'un territoire inhabité où une sirène le séduit et l'entraîne au pire: Nous pouvons comprendre les paroles des arbres en fleurs et des animaux blessés, le silence des pierres et la profondeur des sources, aimer sans avoir peur de l'ombre qui soutient la vie puis l'enveloppe, mais c'est déjà la fin. Sur le thème du paradis perdu, une fable cruelle au lyrisme profond, qui parle de la beauté, du plaisir et de la grâce, comme la traversée d'un songe qui se dissout dans l'eau qui lave la nuit sur le visage (...) comme si rien n'avait jamais été.
Changement de cap avec Le vent: Luca conduit un taxi et assiste, au cours d'une nuit, à une rixe entre trois malfrats et un personnage - homme, femme, travesti? - surnommé le martien, qu'il embarque dans sa voiture tel une pantin désarticulé qui perd son sang et dont la vie semble se retirer. Il sait qu'il doit, avec l'aide de ses proches, agir vite pour le sauver. Une course à la montre pour cette histoire aux situations parfois fantasques - dignes d'une cour des miracles - s'emparant de ces protagonistes qui malgré le sentiment d'injustice ou de tristesse qui les taraude découvrent qu'ils ne sont finalement rien de plus, rien de moins que du vent sur une page.
Tito enfin, dans Les Fleurs, quitte son village pour devenir poète. Arrivé à Rome, il attend d'être reçu par le directeur d'une revue littéraire, La Tanière. Il attend avec les poésies dans sa besace, au pied de la bâtisse, longtemps, pendant plusieurs années, accompagné par deux marginaux, Aurelio et Morella: Nous étions tous les trois, nous jetions dans l'abîme d'infinies espérances, pareils aux gamins qui dans une pièce gelée inventent un feu, et qui brûlent des montagnes de désirs pour le maintenir vivant. Devenu directeur à son tour, il observe de sa fenêtre le jeune homme qui a pris sa place sur le banc et attend son tour d'être reçu.
Ces trois récits ressemblent à un théâtre de marionnettes dont d'obscurs sages tirent les ficelles: Le Fou dans La nuit, Le Directeur dans Les Fleurs, L'Ecrivain - Marco Lodoli lui-même - dans Le vent, ce dernier pratiquant une autodérision réjouissante: Au bar, j'ai lu quelques-unes de ses histoires à dormir debout, qui vont de l'avant en clopinant.
De très belles pages sur le temps qui passe, le pouvoir créateur, les fables ou l'importance de la poésie jalonnent ces textes qui s'apparentent aux contes, dont on n'a jamais dit qu'ils étaient réservés aux enfants sages: A quoi ça sert, les poésies? A maintenir en vie ce que la vie nous promet en vain.
Davantage qu'une consolation: une promesse...
Marco Lodoli, Les prétendants: La Nuit - Le Vent - Les Fleurs (P.O.L., 2011)
23:41 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Contes, Littérature étrangère, Littérature italienne, Marco Lodoli | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; conte; livres | | Imprimer | Facebook |