17/07/2012
Patricia Highsmith
Patricia Highsmith, Une créature de rêve (Calmann-Levy, 1994)
Quand la beauté et la personnalité exercent une irrésistible fascination, il arrive que les passions se déchaînent, les haines, les frustrations, les doutes aussi. Un faux roman policier, atypique, génial avec un personnage fascinant, Elsie, la vingtaine, serveuse de bar qui ne laisse indifférents ni les hommes ni les femmes, incarne le rêve, le trouble ou le péché auprès des habitués qu’elle côtoie. Que ce soit auprès de Ralph - un protecteur puritain qui l'observe en promenant son chien - ou le couple bourgeois moderne des Sutherland - Jack, Natalia et leur fille Amelia - tous tomberont sous son charme, d'une manière ou d'une autre. L'amour peut-il détruire celui ou celle qui aime? Et la félicité voulue, consentie, ardemment désirée, peut-elle être obscurcie par cette fragilité dangereuse des sentiments qui bouscule les valeurs, fait voler en éclat les certitudes et engendre la peur? L’un des romans les plus poignants de Patricia Highsmith.
Egalement disponible en coll. Livre de poche (LGF, 2004)
00:25 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature policière | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: roman; livres | | Imprimer | Facebook |
16/07/2012
Morceaux choisis - Rafael Alberti
Rafael Alberti
Laisse ton rêve.Enroule-toi,blanche et nue, dans ton drap.On t'attend làderrière les murs du jardin. Tes parents meurent, endormis.Laisse ton rêve.Vite, allons, vite.Les murs franchis,on t'attend avec un couteau. Repars chez toi, presse le pas.Laisse ton rêve.Vite, allons, vite.Dans la chambre de tes parentsentre, nue et blanche, en silence. Cours vite, vite, jusqu'aux murs.Laisse ton rêve.Saute.Viens. Quel rubis flambe dans tes mainset brûle d'un feu noir ton drap?Laisse ton rêve.Vite, allons, vite.... Ferme les yeux et dors.
Rafael Alverti, Matin à terre, suivi de L'Amante / L'Aube de la giroflée (coll. Poésie/Gallimard, 2012)
traduit de l'espagnol par Claude Couffon
image: Manuel Alvarez Bravo, The Daydream (artnet.com)
07:18 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature espagnole, Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
15/07/2012
Alberto Savinio
Bloc-Notes, 15 juillet / Genève
Alberto Savinio demeure méconnu auprès du public de langue française. De son vrai nom Andrea Francesco Alberto de Chirico, il naît en 1891 à Athènes et s'éteint à Rome en 1952. Ecrivain, peintre et compositeur italien, il est aussi le frère cadet du peintre Giorgio de Chirico. Auteur d'une trentaine d'ouvrages - dont près de la moitié ont été traduits - citons La boîte à musique (Fayard), L'intensité dramatique de Leopardi (Allia), Apologie du dilettante précédé de Epigrammes de Lucien (Gallimard), Capitaine Ulysse (Bourgois) et enfin Ville j'écoute ton coeur (Gallimard) qui vient de paraître au début de cette année.
Si un seul écrit devait attester de l'injustice faite à la ville de Milan - à laquelle sont toujours préférées Rome, Florence, Venise ou Naples - c'est bien celui-ci, même si à certains égards, ce tableau s'achève en 1943 et témoigne d'un passé révolu. Voyager avec Alberto Savinio s'avère aussi passionnant et instructif qu'en compagnie de Guido Ceronetti - en un autre temps - tout aussi méconnu que lui. Du Museo Poldi Pezzoli à la Pinacoteca di Brera, de la Scala de Milan à la maison rouge où vécut pendant une soixantaine d'années Alessandro Manzoni, c'est en quelque sorte une part infinie de tout le patrimoine et de l'âme italienne qui défile sous nos yeux: Giotto, Piero della Francesca, Gabriele D'Annunzio, Ambroise de Milan, Dante, Pétrarque ou Giuseppe Ungaretti parmi tant d'autres. Mais la qualité de son regard ne se borne pas qu'aux considérations artistiques ou historiques. C'est aussi la poésie et l'atmosphère de la ville qu'il nous restitue, par exemple devant le Dôme: Les mouvements de la foule sur cette place nette obéissaient à un ordre mystérieux, comme ces circuits qui font et défont les cristaux versicolores dans le rond mystérieux du kaléidoscope. Un noyau noir se formait au centre de la place, s'élargissait comme une rose qui s'ouvre à vue d'oeil, elle éclaboussait en étoile comme une tache d'encre mobile, puis se recomposait pour recommencer de nouveau à se décomposer; et ainsi jusqu'au soir, qui parfois tombait tout noir et sans lumière pour en contrecarrer l'obscurité.
Ailleurs, il consacre de superbes pages aux spécialités culinaires, à l'arbre des connaissances, aux poètes, à la pluie et au brouillard de Milan, ainsi qu'à la musique - voir les extraits déjà présentés dans Morceaux choisis, sur La scie rêveuse - dont Giuseppe Verdi - le Garibaldi de la musique - est la figure emblématique, évoquée surtout à travers Falstaff: Tandis que "Parsifal" est encore une peinture à l'huile, souvent de pâte opaque et étendue sur un gras enduit de craie et de colle, "Falstaff" est une détrempe au miel étendue en glacis sur un endroit compact et parfaitement lisse, une peinture sur marbre. A propos de la Traviata, il ose une approche insolite et pourtant fort pertinente: Pour mieux goûter, pour mieux comprendre les airs de "La Traviata", ces maigres papillons d'une soirée sans lendemain, il ne faut pas entendre "La Traviata" au théâtre, mais jouée par les orgues de Barbarie. Parce que "La Traviata" opère avec plus d'émotion dans le souvenir que dans le présent, et que l'orgue de Barbarie est le moulin des souvenirs; parce que l'orgue de Barbarie restitue cette musique de la tristesse citadine à son milieu naturel.
Dans ce merveilleux livre, aux côtés de Friedrich Nietzsche, Francesco Guardi et Isidora Duncan, vous ferez aussi halte à Venise, avant d'ouvrir votre fenêtre sur Padoue - les palmiers de Goethe - Sienne et Vicenza, ville pour promenades au soleil d'hiver. Entretemps Alberto Savinio vous aura invité à la mort de Richard Wagner, entraîné sur les pas de Tite-Live et éveillé à la freddura, dont je vous laisse découvrir la signification profonde au détour de ces pages.
Après la destruction de Milan - pages ajoutées par l'auteur - Alberto Savinio conclut: Je circule parmi les ruines de Milan. Pourquoi cette exaltation en moi? Je devrais être triste, au contraire je fourmille de joie. Je devrais ressasser des pensées de mort, et au contraire des pensées de vie me frappent au front, comme le souffle du plus pur et radieux matin. Pourquoi? Je sens que de cette mort naîtra une nouvelle vie. Je sens que de ces ruines surgira une ville plus forte, plus riche, plus belle. Ce fut alors, Milan, qu'en silence, entre moi et ton coeur, je te fis ma promesse. Revenir à toi. Clore en toi ma vie. Entre tes pierres, sous ton ciel, parmi tes jardins clos...
Ville j'écoute ton coeur est un ouvrage incontournable pour tout esprit curieux de l'intériorité italienne et de son art, outre une invitation à accepter de se laisser séduire par Milan, au plus vite!
Alberto Savinio, Ville j'écoute ton coeur (Gallimard, 2012)
image: Piazza Eleonora Duse, Milano (www.flickr.com)
12:51 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Giuseppe Verdi, Guido Ceronetti, Littérature étrangère, Littérature italienne | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; voyages; livres | | Imprimer | Facebook |
14/07/2012
Stef Penney
Stef Penney, La tendresse des loups (Belfond, 2008)
Vous n’oublierez pas de sitôt cet étonnant roman qui vous emmènera au nord du Canada, entre Horseshoe Bay et Vancouver, dans le petit village de Caufield, au milieu du siècle dernier. Un crime atroce y est commis, mais dans la traque de l’assassin, vous découvrirez que la peur qui s’empare des protagonistes n’est pas provoquée par la nature sauvage, capricieuse ou indomptable, mais tient au cœur des hommes, plus terrible que les jeunes loups qui, de loin, observent leur manège… Une magnifique écriture pour cette histoire qui mélange les genres. Vous y trouverez les ingrédients du récit d’aventure – les descriptions des paysages sont extraordinaires – mais aussi ceux de la romance et d’un suspense qui vous tiendra en haleine jusqu’à la dernière page. Beaucoup de personnages croiseront votre route et même si parfois leur apparition est fugitive, ils font vivre les régions traversées, témoins du temps qui passe, insufflant ainsi une atmosphère encore plus captivante à ce petit chef d’œuvre !
Egalement disponible en coll. 10/18 (UGE, 2010)
03:57 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature policière | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: roman; livres | | Imprimer | Facebook |
12/07/2012
Morceaux choisis - Joyce Carol Oates
Joyce Carol Oates
Elle est toujours là, toujours là! Elle me rôde dans la tête. Elle était déjà femme à l'âge de douze ans, c'est évident. elle savait tout! Elle savait tout à l'âge de onze ans, de dix ans! Ses yeux de miel, ses cheveux frisés, son doux sourire idiot... Une petite reine des terrains de jeux, provoquant les garçons. Oh! comme j'aimerais remonter dans le temps pour la voir grimper en haut du toboggan, marquer une pause, le regard d'une insolence royale, puis accroupir sa petite personne comme une substance précieuse, et entamer la glissade d'une poussée... Me lever de dessous le toboggan en aigle vengeur, l'oeil narquois, méchant, l'attraper par les jambes quand elle arrive au niveau de cette bosse à mi-pente et la faire valser! Ou bien, mieux encore, renverser l'échafaudage: voir l'énorme chose rouillée tomber très lentement, s'écraser sur elle. Voilà.
Je suis toujours là... Oui, je l'entends roucouler dans ma tête, tandis qu'éveillé la nuit dans mon lit je cherche désespérément comment changer ma vie. Sa vie à elle n'a pas besoin d'être changée. L'autre soir, alors qu'ils m'avaient invité à un dîner aux sphaghetti, elle a dit en plein devant X...: "En Californie, le chiffre des divorces a fini par rattraper celui des mariages. Je pensais au divorce comme ça, à titre théorique. J'imaginais à quel point cela nous remettrait en question, nous obligerait à nous regarder en face, sous un jour cruel..." Mais elle ne faisait que jouer, se jouer de X... Elle ne divorcera jamais de lui. Ni lui d'elle.
Ou bien se jouent-ils tous deux de moi?
De biais, je la vois me sourire. J'ai l'impression qu'elle me fait un clin d'oeil. Mais elle déclare simplement d'un ton innocent: "Alan, reprends donc de la salade. J'ai fait cet assaisonnement exprès pour toi."
Joyce Carol Oates, Corps (Stock, 1973)
traduit de l'américain par Céline Zins
image: Carroll Baker et Eli Wallach / Elia Kazan, Baby Doll (1956)
16:56 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
11/07/2012
Morceaux choisis - George Steiner
George Steiner
C'est dans et au travers de la musique que nous sommes le plus immédiatement en présence de cette énergie que la logique et la parole ne peuvent exprimer, mais qui n'en est pas moins parfaitement tangible, énergie de l'être qui communique à nos sens et à notre réflexion le peu que nous pouvons comprendre du mystère total de la vie. Je considère la musique comme la nomination de la nomination de la vie. Il s'agit, au-delà de toute spécificité liturgique ou théologique, d'un mouvement sacramentel.
Ce que tout être humain qu'émeut la musique, pour qui la musique est vivifiante, peut en dire ne relève que de la platitude. La musique signifie. Elle regorge de significations qui ne sauraient se traduire dans des structures logiques ni dans les mots. Dans la musique, la forme est le contenu, et le contenu la forme. La musique est en même temps cérébrale au degré le plus élevé - je répète que les énergies et les relations de formes qu'implique l'exécution d'un quatuor, les interactions entre voix et instrument, font partie des faits les plus complexes auxquels l'homme ait à faire face - et en même temps somatique, charnelle, à la recherche de résonances dans notre corps situées à des niveaux plus profonds que la volonté ou la conscience.
George Steiner, Réelles présences - Les arts du sens (coll. Folio Essais/Gallimard, 1994)
01:08 Écrit par Claude Amstutz dans George Steiner, Littérature étrangère, Musique classique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
08/07/2012
Morceaux choisis - Octavio Paz
Octavio Paz
pour Jean-Louis Kuffer
L'encre verte crée des jardins, des forêts, des prés,des feuillages où chantent les lettres,des paroles qui sont des arbres,des phrases qui sont de vertes constellations. Laisse que mes paroles, oh blanche,descendent et te couvrentcomme une pluie de feuilles un champ de neige,comme le lierre la statue,comme l'encre cette page. Les bras, la taille, le cou, les seins,le front pur comme la mer,la nuque de forêt en automne,les lèvres qui mordent un brin d'herbe. Ton corps se constelle de signes vertscomme le corps de l'arbre de bourgeons.Que t'importe tant de petites cicatrices lumineuses:regarde le ciel et son vert tatouage d'étoiles.Octavio Paz, Ecrit à l'encre verte (Le Temps de la Poésie no 5/GLM, 1950)
image: Sophie Delaporte (http://www.sophiedelaporte.com)
15:27 Écrit par Claude Amstutz dans Jean-Louis Kuffer, Littérature étrangère, Littérature sud-américaine, Morceaux choisis, Rosebud | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
07/07/2012
Au bar à Jules - De Kafka
Un abécédaire - K comme Kafka
Il fut un temps - pas si lointain - où l'on brûlait Albert Camus et Franz Kafka, comme de mauvais littérateurs ou écrivains à la pensée trop ancrée dans leur temps, donc jugée dépassée. Pour le premier, le public n'a pas suivi ce caprices des modes et son oeuvre - inclus ses essais et chroniques - est l'une des plus lues parmi les jeunes, et pas seulement par le biais des lectures scolaires obligatoires.
Pour le second en revanche, c'est autre chose. Les clichés les plus grossiers circulent aujourd'hui encore - parmi ceux qui ne l'ont jamais lu, ou peu ou mal - soulignant de façon restrictive la noirceur carcérale de ses écrits, sa personnalité maladive et désespérée. Sa folie, aussi. Quelle folie? Dans son remarquable et court essai que consacre Alexandre Vialatte à ce prince des ténèbres - à qui l'on doit les premières traductions en langue française dès 1924 - il s'attache à des aspects invisibles au lecteur inattentif. Quand on lit Kafka dit-il, il y a sept couleurs dans le prisme. Ce qui déforme et agrandit, ridiculise, inquiète, angoisse et désespère, ce qui crée l'énigme et le mythe, ce qui transporte l'homme dans un univers scandaleux parce qu'il n'a avec lui aucune commune mesure, ce qui se fait d'une façon qui fait peur, ils l'ont trouvé dans des murs nus, dans le gris qui s'ajoute au gris, dans le vide et dans la platitude. Ils ont perçu le fantôme dans une dalle en ciment et le malaise dans un lavis à teintes plates. Un radiateur fraîchement peint devant un mur ripoliné dégage pour eux le comble de l'angoisse.
Manifestement, le contraire d'un auteur... drôle! Et pourtant, dans Mon Kafka, Alexandre Vialatte accroche le lecteur dans un article inhabituel et singulier, intitulé Le joyeux Kafka: Il y a tant d'humour chez Kafka qu'il lui arrive d'oublier Jean qui pleure. Il y a en lui le joyeux Kafka. Si grande que soit la misère de l'homme, sa frivolité bien connue lui permet de vivre ou tout au moins de souffler; ou son humour, ou son plaisir d'artiste; ou sa parfaite adaptation. Il y a des heures où Kafka lui-même se chauffe au soleil sans nul remords. Où son rire est un éclat de rire. Soit qu'il prenne plus son sujet au sérieux, le perde de vue pour une pause, soit qu'il prolonge sur sa lancée quelque arabesque humoristique, pour le seul plaisir de la chose. Au lieu d'un crescendo de l'angoisse, on a alors un crescendo de l'humour qui finit en apothéose. Il est saisi, comme Molière ou Dickens, par la bouffonerie contagieuse de ses situations ou de ses polichinelles, les pousse jusqu'au bout de leur logique, les fignole jusqu'au paraphe dans un vertige de minutie, et se vautre alors dans son plaisir comme le chat dans la valériane.
Que l'on rie en jaune ou en noir - avec cette gaieté qui a mauvaise conscience - il faut relire Kafka de toute urgence! Une seule clef ne suffit à apprivoiser ce théâtre de marionnettes sur lequel notre ombre s'étend, malicieusement...
Alexandre Vialatte, Mon Kafka (Belles Lettres, 2010)
image: Franz Kafka (wordpress.com)
07:09 Écrit par Claude Amstutz dans Au bar à Jules - Un abécédaire 2012, Franz Kafka, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; livres | | Imprimer | Facebook |
06/07/2012
Morceaux choisis - Alberto Savinio
Alberto Savinio
Le piano est un instrument moderne par excellence: notre instrument à nous. Sa voix est précise, rigoureuse. Son aspect même, noir et solitaire (...), son aspect même évoque la nudité, la pauvreté de la tragédie moderne. L'homme a inventé le chien pour la garde et le jeu de l'amitié, il a inventé le piano pour la célébration de la musique terrestre. Les autres instruments, de la viole de gambe aux trombones, se sont compromis sur l'Olympe, sur le Parnasse et dans le paradis des catholiques. Le piano seul s'est gardé pur, immaculé: blanc son clavier, digne des nouvelles prophéties. A lui l'honneur de chanter la singulière musique des villes, les miracles du siècle.
La voix du piano est claire et métaphysique. Instrument de la musique la plus impeccable, la plus aride, la plus spectrale, le piano est le seul instrument qui pouvait introduire la musique - cette vieille dame malade et ombrageuse - dans la compagnie de la peinture et de la poésie, dans le vaste courant du romantisme qui parcourt l'Europe et l'Amérique. Et si cet éloge du piano a été écrit voilà quinze ans, quand le piano s'harmonisait encore mieux qu'à présent à un univers exquisément pianistique, perdrait-il de sa vérité?
On reconnaît l'or dans le feu, ses amis dans l'adversité. On reconnaît également les bons livres à la relecture, les bonnes peintures à la reproduction photographique, les bonnes musiques à l'adaptation pour piano.
Alberto Savinio, Ville j'écoute ton coeur (Gallimard, 2012)
traduit de l'italien par Jean-Noël Schifano
17:56 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature italienne, Morceaux choisis, Musique classique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; morceaux choisis; musique; livres | | Imprimer | Facebook |
Morceaux choisis - Luigi Guarnieri 1a
Luigi Guarnieri
Je me rends compte que je ne t'avais rien dit, et que d'un coup notre vie avait sombré dans le silence. Mais ce qui était arrivé ces nuits-là me semblait si absurde, si irréel, si improbable, qu'en y repensant, je craignais que tout cela, en réalité, ne fût jamais arrivé. J'avais peur de me réveiller le matin de mon départ et de découvrir que j'avais tout inventé. Mais est-ce vraiment arrivé, Clara? Nous sommes-nous vraiment aimés pendant des heures toutes ces nuits-là, en criant, en pleurant, avec rage et avec désir, avec désarroi et avec angoisse, avec terreur, avec passion et avec tendresse, oubien tout cela n'a-t-il été qu'un long rêve? Je ne savais plus, peut-être ne le saurai-je jamais. Sans doute une vie entière ne suffirait-elle pas por le comprendre. Mais je sais avoir pensé: Clara, chaque fois que tu me surprends, chaque fois que tu m'étonnes, chaque fois tu me foudroies de ta présence. Car à chaque fois tu m'apparais ainsi, telle que tu es, un miracle dans le chaos et le néant qu'est notre vie. Car il en a été ainsi la première fois que je t'ai vue: un fantôme lumineux dans une maison de Düsseldorf où je n'aurais jamais dû entrer. Oui, tu es apparue, et ce fut comme un éclair.
Si tu avais vraiment voulu me tuer, il aurait suffi de tirer une seule fois - et viser au centre, toucher la poitrine, toucher le coeur. Pour me tuer, non, ce n'est pas le mot juste - c'est d'ailleurs tout le contraire. Car toi seule, Clara, me fais sentir vivant. Car quelque chose est né, durant ces six longues nuits à Rotterdam, et renaîtra une autre nuit, puis une autre et une autre encore. Qui sait. Ce quelque chose qui est un déchirement, une fracture, une blessure dans la chair si fragile de ma vie. Ce quelque chose qui est un sentiment définitif, excessif. Impardonnable.
Mais l'amour est-il autre chose, mon amie - me serais-je alors demandé, et je me le demande encore aujourd'hui -, l'amour est-il autre chose qu'une musique jamais entendue?
Luigi Guarnieri, Une étrange histoire d'amour (Actes Sud, 2012)
traduit de l'italien par Eve Duca et Marguerite Pozzoli
image: Clara Schumann
03:40 Écrit par Claude Amstutz dans Johannes Brahms, Littérature étrangère, Littérature italienne, Morceaux choisis, Robert Schumann | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; musique; livres | | Imprimer | Facebook |