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03/04/2012

La légende du grand inquisiteur 3/5

Les frères Karamazov - La légende du grand inquisiteur

littérature; contes; livres

Juge à présent qui avait raison: Toi ou celui qui T'éprouvait alors? Rappelle-toi la première question. Sans l'exprimer, elle signifiait: Tu désires aller au monde les mains vides, avec la promesse d'une liberté que, dans leur imbécillité et leur naturelle ignominie, les hommes ne peuvent pas comprendre, une liberté qui les emplit d'effroi. Il n'y a rien de plus insupportable pour l'individu comme pour la société humaine que la liberté! Tu vois les pierres dans ce désert brûlant et affreux? Change-les en pains et les hommes accourront sur Tes pas comme un troupeau docile et reconnaissant. Ils trembleront que Ta main se retire et que Ton pain vienne à leur manquer.

Mais Tu n'as pas voulu priver les hommes de la liberté et Tu as rejeté le conseil du Tentateur, en Te disant: Que deviendrait la liberté, si l'obéissance pouvait s'acheter au prix du pain? Tu proclamais: L'homme ne vit pas que de pain. Sache que c'est au nom de ce pain terrestre que l'Esprit de la terre se révoltera contre toi. Il luttera contre Toi. Il triomphera de Toi et tous le suivront en clamant: Qui est semblable à cette bête? Elle nous a donné le feu des cieux!

Sache que des siècles passeront et l'humanité en viendra à proclamer par la bouche de ses sages et de ses savants qu'il n'est pas de crimes et qu'il n'est pas de péchés: Nourris-nous d'abord et Tu pourras exiger que nous soyons vertueux! Voilà ce qu'ils inscriront sur l'étendard de la révolte qu'ils lèveront contre Toi et qui abattra Ton sanctuaire. A la place de Ton Temple, ils élèveront un nouveau bastion, une seconde tour de Babel sera dressée, mais restera inachevée comme la première. Tu aurais pu épargner aux hommes mille ans de souffrances, car c'est à nous qu'ils viendront, après avoir peiné mille ans à bâtir leur Tour.

Ils viendront nous trouver comme autrefois, dans nos cachettes souterraines, car nous serons de nouveau persécutés et martyrisés. Ils nous trouveront et hurleront: Donnez-nous à manger, ceux qui nous ont promis le feu des cieux ne nous l'ont pas donné... Alors nous achèverons leur Tour, car seul peut l'achever celui qui donne la pitance, et nous seuls pourrons les nourrir, en Ton nom. Nous leur mentirons en disant que nous agissons en Ton nom. Aucune science ne leur donnera du pain, tant qu'ils resteront libres, mais ils finiront par déposer à nos pieds cette liberté en disant: Asservissez-nous si vous voulez, mais apaisez notre faim. Ils comprendront enfin eux-mêmes que la liberté et le pain pour tous, à volonté, ne peuvent exister ensemble, car jamais ils ne sauront partager entre eux. Ils se convaincront également de leur impuissance à rester libres, car ils sont faibles, vicieux, infâmes et rebelles. 

Tu leur as promis le pain du ciel: De grâce! le pain du ciel peut-ilêtre comparé à celui de la terre, aux yeux de cette race humaine de basse souche, éternellement dépravée et ingrate? Et si des milliers et des dizaines de milliers Te suivent pour l'amour du pain céleste, qu'adviendra-t-il des millions et des dizaines de millions qui n'auront pas la force de mépriser le pain terrestre et de préférer celui du ciel? Ou ne chériras-Tu que les grands et les forts, et crois-Tu que les autres, aussi nombreux que les grains de sable de la mer, ceux qui sont faibles, mais qui T'aiment, ne sont que de la matière brute dans les mains des grands et des forts?

Non, ces êtres faibles, ils nous sont chers aussi, tout vicieux et révoltés qu'ils soient. Car ils finiront par se soumettre, et ils frémiront d'étonnement, ils nous prendront pour des divinités, parce qu'en nous mettant à leur tête nous aurons consenti à prendre sur nous le poids de cette liberté et à règner sur eux, si grande sera leur horreur de la liberté. Et nous dirons que nous T'obéissons et nous règnerons en Ton nom. Nous les tromperons de nouveau, car nous ne Te laisserons pas approcher de nous. Cette imposture sera notre part de souffrance, car il nous faudra mentir.

Tel est le sens de la première question qui T'a été posée dans le désert, et voilà ce que Tu as repoussé, au nom de la liberté que Tu mettais au-dessus de tout, et cependant cette question recélait un grand mystère du monde: Si tu avais changé les pierres en pain, Tu aurais comblé le besoin éternel et universel de l'homme, de l'individu isolé comme de la société tout entière. Tu aurais apaisé l'inquiétude de tous ceux qui s'interrogent: Devant qui s'incliner? Car il n'y a pas pour l'homme demeuré libre un souci plus constant et plus cuisant que de chercher un être devant qui s'incliner. Ce n'est pas l'objet d'un culte particulier que réclament ces lamentables créatures, mais un culte universel, une foi dans laquelle tous communient.

Ce besoin de l'adoration commune est le principal tourment de tout individu, comme de l'humanité tout entière, depuis le commencement des siècles. Au nom de ce culte, les hommes se sont entre-tués par le glaive, ils ont forgé des dieux et ils se sont défiés les uns des autres: Quittez vos dieux et adorez les nôtres, sinon, mort à vous et à vos dieux! Et il en sera ainsi jusqu'à la fin du monde, même lorsque les dieux auront disparu de la terre, car on se prosternera devant les idoles.

Tu ne pouvais pas ignorer ce profond mystère de la nature humaine. Pourtant, Tu as repoussé le seul emblème, l'emblème infaillible qu'on Te proposait pour contraindre tous à se courber sous Ta loi, l'emblème du pain terrestre. Tu l'as rejeté au nom du pain céleste et de la liberté. Regarde autour de Toi et vois ce que Tu fis ensuite, toujours au nom de la liberté. Je Te dis: Il n'y a pas en l'homme de souci plus cuisant que celui de trouver au plus tôt à qui abandonner le don de la liberté, ce don qu'apporte en naissant cette misérable créature.

Seul est maître de la liberté des hommes celui qui leur donne la paix de la conscience, le pain T'en offrant l'infaillible moyen: Donne-lui le pain et l'homme s'inclinera devant Toi, car rien n'est plus convaincant que le pain. Mais qu'au même moment et sans que Tu T'en mêles, un autre s'empare de la conscience de l'homme, il laissera là même Ton pain et suivra celui qui aura dupé sa conscience. C'est en quoi Tu avais raison.

L'essentiel pour l'homme n'est pas seulement de vivre, mais de vivre pour quelque chose. Sans une idée nette du pourquoi de la vie, l'homme refusera de vivre et il se détruira plutôt que de demeurer sur terre, fût-il entouré de montagnes de pains. Voilà la vérité, mais qu'en est-il advenu? Au lieu de dominer les hommes, Tu as encore étendu leur liberté. Avais-Tu oublié qu'à la liberté de discerner le bien et le mal, l'homme préfère la paix, fût-ce la paix de la mort? Rien n'est plus séduisant pour l'homme que le libre arbitre, et rien ne lui cause plus de tourment.

Et voici qu'au lieu de principes solides qui puissent apaiser à jamais la conscience humaine, Tu as choisi tout ce qu'il y a de plus extraordinaire, d'énigmatique et de vague, Tu as offert aux humains tout ce qui est au-dessus de leurs forces, et par là Tu as agi comme si Tu ne les aimais pas, Toi qui es venu donner Ta vie pour eux. Tu as accru la liberté humaine, au lieu de l'étouffer et Tu as ainsi chargé à jamais l'âme humaine des affres de la liberté.

(à suivre)

Fiodor Dostoievski, La légende du grand inquisiteur (L'Insomniaque, 1999)

adaptation: Maximilien Rubel

00:07 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; contes; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

02/04/2012

La légende du grand inquisiteur 2/5

Les frères Karamazov - La légende du grand inquisiteur

littérature; contes; livres

En cet instant, passe par la place de la cathédrale le Cardinal Grand Inquisiteur. C'est un vieillard presque nonagénaire, à la taille haute et droite. Son visage est desséché, ses yeux caves, son regard vif. Hier, il se montrait au peuple dans ses magnifiques habits cardinalices, tandis qu'on brûlait les ennemis de l'Eglise romaine... Aujourd'hui, il est vêtu de son vieux froc grossier. A quelques pas, ses ministres auxiliaires et valets, la garde du Saint-Office, le suivent respectueusement.

Il s'arrête devant la foule et observe de loin. Il voit tout, le cercueil déposé devant Lui, la fillette ressuscitée. Son visage s'assombrit, il fronce ses épais sourcils, ses yeux brillent d'un éclat funeste. Il tend le bras, Le désigne du doigt et ordonne aux sbires de Le saisir. Tel est son pouvoir et tel est l'esprit de soumission du peuple, que cette foule tremblante s'écarte aussitôt devant les gardes. Dans un silence de mort, ceux-ci L'appréhendent et L'emmènent. Immédiatement, comme si elle ne formait qu'un seul individu, la multitude courbe la tête jusqu'à terre devant le vieil Inquisiteur qui la bénit sans mot dire et reprend son chemin.

Le garde conduit le Captif au sombre bâtiment du Saint-Office et L'y enferme dans une cellule, étroite et voûtée. Le jour s'achève. Ténébreuse et torride, la nuit vient, une nuit de Séville, une nuit sans haleine. Les lauriers et les orangers exhalent leur suave parfum.

Soudain, dans l'obscurité profonde, la porte de fer du cachot s'ouvre et le Grand Inquisiteur s'avance lentement, un flambeau à la main. Il est seul. Derrière lui, la porte se referme. Il s'arrête à l'entrée et de son regard il fouille longuement la face du Captif. Enfin, il s'approche doucement, pose le flambeau sur la table. C'est Toi? Toi? demande-t-il et ne recevant pas de réponse, il se hâte de poursuivre: Ne dis rien, tais-Toi! 

Je sais trop bien ce que Tu pourrais dire, Tu n'as pas le droit d'ajouter un seul mot à ce que Tu as dit autrefois. Pourquoi viens-Tu nous troubler? Car Tu nous troubles, Tu le sais bien. Sais-Tu ce qui arrivera demain? J'ignore qui Tu es et je ne veux pas le savoir. Qui que Tu sois, Lui ou Son apparence, sache que demain je Te jugerai: Tu seras condamné à périr dans les flammes comme le plus vil des hérétiques. Tu verras: cette même foule qui aujourd'hui Te baisait les pieds se précipitera demain, sur un geste de moi, pour apporter des fagots à Ton bûcher. Le sais-Tu? Oui. Tu le sais peut-être, ajoute le vieillard, songeur sans cesser d'épier du regard le Captif, qui reste muet.

As-Tu le droit de nous révéler un seul des mystères du monde d'où Tu viens? Non, Tu n'en as pas le droit... Il ne faut pas qu'à la révélation de jadis vienne s'en ajouter une autre et que les hommes soient ainsi privés de cette liberté que Tu défendais avec tant d'acharnement, lorsque Tu étais encore sur la terre. Tout ce que Tu annoncerais encore de nouveau mettrait en danger la liberté de la foi et ce serait aux yeux des hommes, un miracle. Cette liberté de la foi, Tu l'estimais au-dessus de tout, il y a quinze cents ans. N'est-ce pas Toi qui, bien souvent, as dit: Je veux faire de vous des êtres libres?

Tu les as vus, Tes hommes libres... Ah! cela nous a coûté cher, mais nous avons enfin accompli cette oeuvre, en Ton nom. Il nous a fallu quinze siècles de rude besogne pour établir cette liberté, mais maintenant l'oeuvre est achevée et solidement fondée. Tu ne crois pas que ce soit fini, une fois pour toutes? Tu me regardes avec douceur, sans même m'honorer de Ton indignation? Sache donc: jamais les hommes ne se sont crus plus libres qu'à présent, après avoir humblement déposé leur liberté à nos pieds. Ce fut là notre oeuvre: est-ce cela que Tu voulais? Et le Captif se tait.

Aujourd'hui, pour la première fois, on peut songer au bonheur des hommes. L'homme est par nature un révolté: un homme en révolte peut-il se sentir heureux? Les avertissements ne T'ont pas manqué, ni les conseils, mais Tu ne les a pas écoutés. Tu as repoussé l'unique moyen de donner le bonheur aux hommes. Heureusement, Tu as quitté la scène et, en partant, Tu nous a abandonné l'oeuvre. Tu as promis, Ta parole est scellée, Tu nous as accordé le droit de lier et de délier. Tu ne peux pas songer à nous retirer ce droit. Pourquoi donc es-Tu venu nous troubler? Et le Captif se tait.

L'Esprit terrible et intelligent, l'Esprit du néant et de la ruine, un grand Esprit T'a parlé dans le désert. Les Ecritures attestent qu'il est venu Te tenter. Est-ce vrai? Pouvait-on dire rien de plus vrai que ce qu'il a proclamé dans les trois questions, dans les Trois Questions que Tu as rejetées? Cependant, s'il y eut jamais sur terre un miracle, un miracle authentique, un miracle foudroyant, ce fut ce jour-là, le Jour des Trois Tentations. Le miracle, c'est que ces trois problèmes furent posés. Si l'on pouvait s'imaginer un instant que ces trois questions aient été effacées du Livre, qu'il faille les reconstituer, les inventer à nouveau et les formuler pour les replacer dans les Ecritures, et qu'on réunisse à cette fin tous les sages de la terre, tous les chefs d'Etats, princes de l'Eglise, savants, philosophes et poètes, leur disant: trouvez et formulez trois questions qui non seulement soient conformes à la réalité, mais encore expriment en trois mots, en trois phrases, toute l'histoire future de l'humanité et du monde. Crois-Tu que cet aéropage de l'esprit humain pourrait découvrir rien d'aussi puissant et d'aussi profond que les trois questions qui Te furent alors proposées par le génial esprit?

A ce miracle des trois questions on reconnaît qu'on est en présence non pas d'un esprit humain et contingent, mais de l'Esprit éternel et absolu. En ces trois questions se concentre et s'annonce toute l'histoire ultérieure de l'humanité. Ce sont les trois aspects que prennent fatalement toutes les contradictions insolubles de l'histoire et de la nature de l'homme, sur toute la terre. On ne pouvait pas le comprendre alors, car l'avenir était encore voilé. Mais maintenant que quinze siècles sont passés, nous voyons que, dans ces questions, tout est deviné et tout est prévu, avec une fidélité telle qu'on n'y saurait rien ajouter ni retrancher.

(à suivre)

Fiodor Dostoievski, La légende du grand inquisiteur (L'Insomniaque, 1999)

adaptation: Maximilien Rubel

00:09 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; contes; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

01/04/2012

La légende du grand inquisiteur 1/5

Les frères Karamazov - La légende du grand inquisiteur

Fiodor Dostoievski 1.jpg

Quinze siècles se sont écoulés depuis Sa promesse. Par la bouche de Son prophète, il avait dit: Je reviendrai bientôt. Quinze siècles se sont passés depuis qu'il a promis d'instaurer Son Royaume. Voici ses propres paroles sur cette terre: Personne ne connaît le jour et l'heure de Son retour, pas même les anges du ciel, ni même le fils, mais le Père seul.

L'humanité L'attend toujours. elle a gardé son ancienne foi et elle Le vénère comme jadis. Sa foi est plus ardente encore, car pendant quinze siècles le ciel n'a plus donné de gages à l'homme: Crois ce que ton coeur te dit, les cieux ne donnent point de gages. Seule compte la foi que l'homme garde dans son coeur en ce qui a été dit.

En vérité, de nombreux miracles se produisaient alors, des saints accomplissaient des guérisons miraculeuses, la Reine des Cieux venait rendre visite à des hommes justes. Mais le diable ne sommeille pas. Les doutes commencèrent à ronger les hommes, quant à la valeur des prodiges. Soudain apparut dans un pays du Nord une nouvelle hérésie, plus terrible encore que les anciennes. Et il tomba du ciel une grande étoile, brûlante comme une torche, elle tomba sur les sources d'eau et ces eaux firent périr un grand nombre d'hommes, parce qu'elles étaient devenues amères.

Les hérétiques se mettent à blasphémer et à nier les miracles, mais la foi des fidèles en devient plus ardente, les larmes montent vers Lui comme autrefois. On L'attend. On L'aime. On espère en Lui. On brûle de souffrir et de mourir pour Lui, comme jadis... Depuis tant de siècles l'humanité élève vers Lui des prières enflammées. Seigneur Dieu daigne venir à nous. Durant des siècles elle L'a tant appelé que dans Son infinie miséricorde, Il a voulu descendre parmi Ses fidèles. Il est descendu, et déjà Il a visité sur terre maints justes martyrs et saints anachorètes. Ployant sous le faix de Sa Croix, le Roi des Cieux, comme un humble servant, a parcouru la terre, notre terre, en la bénissant.

Et voilà qu'Il a voulu se montrer, ne fût-ce que quelques instants, au peuple misérable et tourmenté, aux foules plongées dans l'abîme des péchés, mais qui L'aiment d'un amour naïf. En Espagne, à Séville, au temps le plus terrible de l'Inquisition, on voyait tous les jours s'allumer dans le pays des bûchers, à la plus grande gloire de Dieu. Dans de superbes autodafés, on brûlait de méchants hérétiques. Oh! certes, ce n'était aucunement la venue promise pour la fin des temps, quand Il apparaîtra dans tout l'éclat de Sa gloire céleste, subitement: Tel un éclair qui brille de l'Orient à l'Occident.

Non, Il a voulu, pour un instant seulement, rendre à Ses enfants une visite, aux lieux mêmes où crépitaient les bûchers des hérétiques. Dans Sa bonté infinie, Il se mêle, une fois encore, aux hommes et Il a repris la forme humaine dans laquelle, quinze cent ans auparavant, Il avait cheminé sur la terre durant trois années. 

Le voici qui descend vers la place encore brûlante, dans cette ville méridionale où, la veille justement, en présence du Roi, des seigneurs, des chevaliers, des cardinaux et des plus belles dames de la Cour, le Cardinal Grand Inquisiteur, dans un superbe autodafé, avait fait brûler près de cent hérétiques. Ad majorem Dei gloriam.

Il apparaît. Il marche d'un pas silencieux, rien ne semble Le distinguer des autres, mais, ô merveille! tous Le reconnaissent. Emporté par un irrésistible élan, le peuple se presse sur Son passage, L'entoure et Lui fait cortège. Il avance lentement au milieu de la foule, un sourire d'une infinie compassion illumine Son visage, l'amour embrase Son coeur, de Ses yeux émanent la Sagesse, la Clarté, la Force qui se déversent sur les hommes en rayons ardents, faisant vibrer dans leurs âmes l'écho de Son amour. Il étend ses bras vers eux, Il les bénit. De Son contact, de Ses vêtements, irradie une vertu qui sauve. 

Soudain, un vieillard, aveugle depuis son enfance, s'écrie dans la foule: Seigneur, guéris-moi, et je Te verrai! Et voilà qu'une écaille tombe des yeux de l'aveugle, et il Le voit. Le peuple pleure et baise la terre où Il a marché, les enfants jettent des fleurs sur Son chemin, ils chantent: Hosanna! C'est Lui, c'est Lui-même, ce doit être Lui, ce ne peut être que Lui.

Il s'arrête sur le parvis de la cathédrale. A ce moment, des gens apportent dans l'église un petit cercueil blanc. Une enfant, la fille unique d'un notable y repose, couverte de fleurs. Il ressuscitera ton enfant! crie-t-on dans la foule à la mère en larmes. De la cathédrale, on voit sortir le prêtre. Il va au-devant du cercueil. Il regarde avec stupéfaction et fronce le sourcil. Soudain, des lamentations retentissent: La mère de la petite morte se jette à Ses pieds. Si c'est Toi, ressuscite mon enfant! clame-t-elle, et elle tend ses mains vers Lui. Le cortège s'arrête, on pose le cercueil sur les dalles, à Ses pieds, Il le considère avec pitié et, comme jadis, Sa bouche profère: Talitha koumi, lève-toi, enfant.

Et la fillette se soulève dans son cercueil, elle s'assied, elle sourit, les yeux grands ouverts, étonnés. Dans ses mains, elle tient le bouquet de roses blanches qui avait orné son cercueil.

(à suivre)

Fiodor Dostoievski, La légende du grand inquisiteur (L'Insomniaque, 1999)

adaptation: Maximilien Rubel

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31/03/2012

Morceaux choisis - Gabriele d'Annunzio

Gabriele d'Annunzio 

littérature; poésie; livres

Que douces te soient mes paroles dans le noir
Comme la pluie qui bruissait tiède et fugitive
Larmes d'adieu du printemps,
Sur les mûriers, les ormes et les vignes,
Sur les pins aux jeunes doigts roses
Qui jouent avec la brise qui se perd,
Et sur le blé qui n'est pas encore blond
Et n'est plus vert,
Et sur le foin qui a déjà subi la faux
Et change de couleur, et sur les oliviers, les oliviers nos frères
Qui rendent les versants pâles de sainteté
Et souriants...

Gabriele d'Annunzio, Soir de Fiesole Anthologie bilingue de la poésie italienne (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1994)

image: Fiesole

22:45 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature italienne, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

29/03/2012

Morceaux choisis - Kathleen Ferrier 1b

Kathleen Ferrier

En complément, l'une des plus belles interprétations de Kathleen Ferrier: Les Rückert Lieder de Gustav Mahler. Parmi celles-ci, Um Mitternacht a déjà été publié sur La scie rêveuse. Voici donc Ich bin der Welt abhanden gekommen, sous la direction de Bruno Walter, accompagné par le Wiener Philharmoniker.

Boris Terk, A voice is a Person (Allia, 2010) 


 

Morceaux choisis - Kathleen Ferrier 1a

Kathleen Ferrier

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Comment apparaît Kathleen Ferrier dans l'imaginaire ce ceux qui l'entendent aujourd'hui, cinquante ans après sa disparition? Sa voix est grave, la chanteuse n'est plus une jeune fille, elle n'en a ni l'aigu, ni la clarté. Même dans les enregistrements de chants folkloriques anglais, elle ne montre pas l'insouciance de la jeunesse.

Elle a commencé à chanter tardivement, cela s'entend dans sa voix dont le timbre grave n'aurait guère convenu à une adolescente. Elle ne prendra des leçons de chant qu'à vingt- sept ans mais décèdera à quarante et un. Quatorze ans d'une carrière que l'on dirait météorique si ce terme ne décrivait assez mal le cheminement tranquille d'une femme qui saura goûter, dans les quelques années de l'après-guerre que le destin lui accordera, les plaisirs les plus immédiats du rire, des réunions amicales, de la gourmandise retrouvée après les privations endurées de la guerre. Elle chante, dans la plénitude d'une féminité qui s'assume jour après jour, avec l'appétit d'une joie de vivre jamais rassasiée. Le fragment sonore d'une "party" à New York dans les années 1950 chez un ami, fait partager 6 minutes 47 de la vie de Kathleen Ferrier, rescapées dans un enregistrement à la volée où se manifestent son humour leste et son goût pour le travestissement des mots tandis qu'elle s'accompagne joyeusement au piano, partageant la bonne humeur de ses compagnons, que le disque restitue. Avec une interview à la BBC pour le festival d'Edimbourg en 1947, quelques mots d'une interview à la radio de Montréal et un fragment de film de sa descente d'avion à son arrivée en Hollande, ce sont les seuls documents audiovisuels qui attestent de la femme Kathleen. Les photos sont nombreuses, et quasiment tous les enregistrements sont disponibles, même les prises qui n'ont pas été utilisées pour les disques mis en vente de son vivant. Son journal et sa correspondance ont été publiés, mais ce qui dit le mieux Kathleen Ferrier, c'est son chant, c'est sa voix.

Boris Terk, A voice is a Person (Allia, 2010)

06:35 Écrit par Claude Amstutz dans Kathleen Ferrier, Littérature étrangère, Musique classique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; musique; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

26/03/2012

Morceaux choisis - Pavel Kohout

Pavel Kohout

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En moins de rien, Simsa se vit passer autour du cou un triple S qui, en temps normal, l'eût gonflé de fierté comme pédagogue et rongé d'envie comme collègue. Il avait été prévu à l'origine qu'à ce moment Simon, remplacé en dernière heure par Frantisek, lui attacherait les mains. Mais les quatre garçons formaient une équipe déjà si parfaitement soudée qu'ils avaient décidé, sans même se donner le mot, de transformer en triomphe une victoire qu'ils savaient désormais acquise.

Les prémonitions d'un bon pédagogue n'ont d'égale que celles d'une mère. Avant même qu'ils l'ussent conçu, Vlk avait compris leur dessein, et il en fut pétrifié. Pendre un client - a fotiori un homme du métier, même mis en condition - sans lui lier les mains était d'une telle inconscience ou témérité que c'était proprement tenter les dieux. Vlk frémit en voyant déjà Simsa faire d'une main un rétablissement de gymnaste sur le bras de la lanterne et desserrer de l'autre le noeud coulant pour se recevoir sur les pieds au milieu de l'assistance. Attachez-le! Attachez-le! faillit-il leur crier, maisdéjà les garçons l'avaient devancé.

Hep! lancèrent Albert, Frantisek, Petr et Pavel d'une seule voix, les deux premiers en ramenant à eux d'un trait continu la corde, les deux autres en soulevant le fardeau avant de se joindre aux haleurs. Simsa, toujours assis en tailleur comme un Bouddha, se vit ainsi lentement mais puissamment hissé par le cou au-dessus de la tête des mômes, la parole et le souffle coupés, mais non le reste. Il lança les bras en avant quand, de ses yeux exorbités, il vit tout près de lui - la personne connue, pensa-t-il joyeusement, c'était donc elle! - le visage aimé de Lizinka.

Dans sa conscience expirante et galvanisée, et par conséquent folle, la conviction se fit jour qu'il sortait enfin d'un mauvais rêve pour se réveiller dans un monde merveilleux. Il perçut un bruissement d'eau, sûr maintenant qu'il s'était endormi dans la baignoire de sa maison de campagne, enveloppé de la tiédeur de ce corps de jeune fille qui n'avait cessé de l'attendre. De surprise, il laissa retomber les bras qui heurtèrent au passage son membre durci. Il sourit - son impuissance n'avait donc été qu'une fable! - et referma les mains sur les seins délicats. Mais c'était déjà un autre rêve, et le dernier, puisque Lizinka, de sa délicate main gauche, lui serrait le menton, tandis que sa non moins délicate main droite lui empoignait les cervicales pour exécuter aussitôt après un brise-nuque digne du manuel scolaire.

Pavel Kohout, L'exécutrice (Albin Michel, 1980)

23:35 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

25/03/2012

Donna Leon

Bloc-Notes, 25 mars / Les Saules

littérature; roman; policier; livres

Comme souvent dans les enquêtes de Brunetti, l'histoire démarre sur un rythme lent, celui du quotidien qui s'égrène de manière apparemment anodine, au fil d'une soirée chez les Falier, parents influents de son épouse Paola. Il y fait la connaissance de Franca Marinello, une femme bizarre au sourire défiguré et aux expressions indéchiffrables. Fascinante et cultivée - elle l'entretient des Géorgiques de Virgile et de Cicéron - elle est aussi l'épouse de Maurizio Cataldo, avec lequel le comte Orazio Falier hésite à s'associer. Tout naturellement, ce dernier demande à Guido de se renseigner discrètement sur ce personnage. Un travail routinier, sauf que Franca confie du bout des lèvres à notre commissaire quelques frayeurs liées aux affaires de son époux, et que dans la même semaine un transporteur routier est retrouvé assassiné.

Un lien existe-t-il entre les deux enquêtes? Vengeances, règlements de comptes, Mafia? La signorina Elettra et le sergent Vianello jouent à nouveau un rôle important dans cet épisode, mais en habile scénariste, Donna Leon y introduit de nouveaux protagonistes tels le major Guarino et Claudia Griffoni qui assiste Brunetti dans cette aventure. Enfin, Donatella Falier, par ses confidences, donne un éclairage particulier à cette plongée dans le monde de l'argent sale, du trafic des déchets et de la criminalité, suggérant à son beau-fils de ne pas se laisser égarer par les évidences... Et le sourire figé de Franca Marinello, quel secret y est donc enfoui? Vous le saurez dans les dernières pages de ce roman au dénouement tout à fait innatendu qui colle à une réalité évoquée par ailleurs dans le dernier document de Roberto Saviano, Le combat continue - Résister à la mafia et à la corruption et laisse apparaître ces dossiers d'affaires classées dont à aucun moment on ne viendrait à souhaiter la réouverture. Et pourtant, ils recèlent dans leurs pages la clef qui donne tout son sens au titre étrange de ce livre: La femme au masque de chair...

Une réussite et un bien sympathique divertissement pour tous les amoureux de Venise!    

Donna Leon, La femme au masque de chair (Calmann-Lévy, 2012)

Roberto Saviano, Le combat continue - Résister à la mafia et à la corruption (Laffont, 2012) 

image: Les enquêtes de Brunetti - série TV, avec Uwe Kockisch (Guido Brunetti) et Julia Jäger (Paola Brunetti)

16/03/2012

George Steiner

9782070126927.gifGeorge Steiner, Lectures - Chroniques du New Yorker (Coll. Arcades/Gallimard, 2010)

Pour George Steiner, le plus grand privilège que l’on puisse avoir est d’aider à porter le courrier d’un grand artiste. Telle est la démarche entreprise avec cette anthologie consacrée à quelques personnages incontournables de notre siècle, tant le bonheur de lire et de transmettre transpire à chaque ligne de ces chroniques. Vous y croiserez Alexandre Soljenitsyne, Simone Weil, Bertholt Brecht, Paul Celan, Georges Orwell, mais plus insolite, l'histoire de Bébert (le chat de Louis-Ferdinand Céline) ou d'Anthony Blunt (historien d'art anglais et espion) parmi tant d'autres. Sans céder aux modes ou courants de pensée en vogue - à propos de E.M. Cioran ou Michel Foucault par exemple - il imprègne notre regard sur le monde de son étonnante clarté !

publié dans Le Passe Muraille no 82 - juin 2010

 

10/03/2012

Les pièces de Shakespeare - 7b

Peines d'amour perdues

Voici un extrait de cette pièce de Shakespeare - Acte V, Scène II - qui conclut pour ainsi dire cette comédie. Il est lu par Francis Jeater, dans sa langue originale. Ci-dessous, vous en trouvez la traduction.


Le printemps, chante les deux couplets suivants:
 
Quand la marguerite étoilée et la violette azurée,
Quand la primevère argentée
Et les marguerites d'or
Émaillent les prés de riantes couleurs,
Le coucou alors, de feuillage en feuillage,
Se moque des maris en chantant
Coucou,
Coucou, coucou. ô mot redoutable!
Fatal à l'oreille d'un époux.
 
Quand les bergers enflent leur chalumeau d'avoine;
Quand l'alouette joyeuse sonne le réveil du laboureur;
Quand les tourterelles se caressent, et roucoulent et murmurent,
Et que la jeune bergère blanchit son linge,
Le coucou alors, de feuillage en feuillage,
Se moque des maris en chantant
Coucou,
Coucou, coucou. ô mot redoutable!
Fatal à l'oreille d'un époux.
 
L'hiver, chante à son tour:
 
Quand les glaçons brillent aux toits;
Quand le berger Guillot souffle dans ses doigts;
Quand Pierrot entasse des souches dans le foyer ;
Quand le lait gèle et durcit dans le vase,
Que le sang se glace et que les chemins se salissent,
Alors la chouette effrayante chante dans la nuit
Toou oüe,
Tou oüe, to oüe, note faite pour plaire!
 
Quand la grosse Jeanne écume son pot ;
Quand tous les vents sifflent déchaînés ;
Que la toux emporte le prône du pasteur,
Que les oiseaux sont blottis dans la neige ;
Quand le froid rougit le nez de Marianne ;
Quand les pommes rôties sifflent sur le feu,
Alors la chouette effrayante chante dans la nuit
Toou oüe,
Tou oüe, to oüe, note faite pour plaire!

traduit par Pierre Messiaen (Comédies - Desclée de Brouwer, 1961)

02:42 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Théâtre, William Shakespeare | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Imprimer |  Facebook | | |