07/07/2012
Au bar à Jules - De Kafka
Un abécédaire - K comme Kafka
Il fut un temps - pas si lointain - où l'on brûlait Albert Camus et Franz Kafka, comme de mauvais littérateurs ou écrivains à la pensée trop ancrée dans leur temps, donc jugée dépassée. Pour le premier, le public n'a pas suivi ce caprices des modes et son oeuvre - inclus ses essais et chroniques - est l'une des plus lues parmi les jeunes, et pas seulement par le biais des lectures scolaires obligatoires.
Pour le second en revanche, c'est autre chose. Les clichés les plus grossiers circulent aujourd'hui encore - parmi ceux qui ne l'ont jamais lu, ou peu ou mal - soulignant de façon restrictive la noirceur carcérale de ses écrits, sa personnalité maladive et désespérée. Sa folie, aussi. Quelle folie? Dans son remarquable et court essai que consacre Alexandre Vialatte à ce prince des ténèbres - à qui l'on doit les premières traductions en langue française dès 1924 - il s'attache à des aspects invisibles au lecteur inattentif. Quand on lit Kafka dit-il, il y a sept couleurs dans le prisme. Ce qui déforme et agrandit, ridiculise, inquiète, angoisse et désespère, ce qui crée l'énigme et le mythe, ce qui transporte l'homme dans un univers scandaleux parce qu'il n'a avec lui aucune commune mesure, ce qui se fait d'une façon qui fait peur, ils l'ont trouvé dans des murs nus, dans le gris qui s'ajoute au gris, dans le vide et dans la platitude. Ils ont perçu le fantôme dans une dalle en ciment et le malaise dans un lavis à teintes plates. Un radiateur fraîchement peint devant un mur ripoliné dégage pour eux le comble de l'angoisse.
Manifestement, le contraire d'un auteur... drôle! Et pourtant, dans Mon Kafka, Alexandre Vialatte accroche le lecteur dans un article inhabituel et singulier, intitulé Le joyeux Kafka: Il y a tant d'humour chez Kafka qu'il lui arrive d'oublier Jean qui pleure. Il y a en lui le joyeux Kafka. Si grande que soit la misère de l'homme, sa frivolité bien connue lui permet de vivre ou tout au moins de souffler; ou son humour, ou son plaisir d'artiste; ou sa parfaite adaptation. Il y a des heures où Kafka lui-même se chauffe au soleil sans nul remords. Où son rire est un éclat de rire. Soit qu'il prenne plus son sujet au sérieux, le perde de vue pour une pause, soit qu'il prolonge sur sa lancée quelque arabesque humoristique, pour le seul plaisir de la chose. Au lieu d'un crescendo de l'angoisse, on a alors un crescendo de l'humour qui finit en apothéose. Il est saisi, comme Molière ou Dickens, par la bouffonerie contagieuse de ses situations ou de ses polichinelles, les pousse jusqu'au bout de leur logique, les fignole jusqu'au paraphe dans un vertige de minutie, et se vautre alors dans son plaisir comme le chat dans la valériane.
Que l'on rie en jaune ou en noir - avec cette gaieté qui a mauvaise conscience - il faut relire Kafka de toute urgence! Une seule clef ne suffit à apprivoiser ce théâtre de marionnettes sur lequel notre ombre s'étend, malicieusement...
Alexandre Vialatte, Mon Kafka (Belles Lettres, 2010)
image: Franz Kafka (wordpress.com)
07:09 Écrit par Claude Amstutz dans Au bar à Jules - Un abécédaire 2012, Franz Kafka, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; livres | | Imprimer | Facebook |
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