17/07/2013
Le poème de la semaine
Jean Tardieu
D'où (lentement) vient ce qui vient? D'où émerge ce qui s'élève? D'où sort vivement ce qui veut, ce qui veut être et veut être visible? J'assiste je ne sais pasqui voit qui est vu qui gronde qui se taitqui demeure qui se dispersebrille par ici s'éteint là-bas Ce qui veut êtreest-ce moi qui ne suis plus?Ce qui est tenu n'est pas entenduCe qui devait venir n'est pas venuCe peu de chose n'est rien. Mais l'ombre et la lumière (que je connais bien)tournent autour l'un de l'autreformant au regard maints objets pleinspar exemple le silence d'une plantepar exemple le poids d'une pierreou un simple mouvementqui va qui s'éloigne qui revientpendant que je me tiens debout Quelquefois je marche et ne dis rien. Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle
08:02 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |
16/07/2013
Morceaux choisis - Carlo Carretto
Carlo Carretto
O Eglise, combien tu m'apparais contestable, et cependant combien je t'aime! Combien tu m'as fait souffrir et cependant combien je te dois! Je voudrais te voir détruite, et cependant j'ai besoin de ta présence. Par toi, me sont venus tant de scandales, et cependant tu m'as fait comprendre la sainteté. Je n'ai rien vu au monde de plus obscurantiste, de plus compromis, de plus faux, et je n'ai rien touché de plus pur, de plus généreux, de plus beau. Que de fois j'ai eu le désir de te fermer au nez la porte de mon âme, et que de fois j'ai prié pour mourir entre tes bras qui offrent toute sécurité.
Carlo Carretto, le Dieu qui vient (Apostolat des Editions, 1972)
07:40 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature italienne, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; spiritualité; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
15/07/2013
Françoise Baqué
Bloc-Notes, 15 juillet / Curio - Les Saules
Arthur Vergobret, gardien prédestiné du château de Varendes, est convié par la mairie du lieu à assurer la visite culturelle de ce domaine à un groupe de non-voyants composé d'hommes, de femmes et d'enfants, tous munis d'appareils photo, certains arborant des lunettes noires, d'autres n'offrant au regard que leurs yeux semblables à des oeufs écalés. Ils ne peuvent voir, mais sont-ils capables d'entendre? Ainsi commence le nouveau roman de Françoise Baqué, Ce fanal obscur.
La tentation est grande de classer d'emblée ce texte parmi les écrits fantastiques ou gothiques, à l'image de ce rescapé du temps des cendres, espérant le retour du paradis perdu, conscient d'être sans doute le dernier homme sur terre encore capable de penser et d'évoquer le désastre qui a balayé les hommes. Mais on aurait tort de réduire Ce fanal obscur à cette unique dimension plutôt tendance, car le livre de Françoise Baqué ouvre sur bien d'autres perspectives. Ainsi la mémoire des objets et des vieux livres en particulier: Dans les livres, nous étions chez nous, dit Arthur Vergobret, soucieux de préserver ces trésors à l'âge du numérique: Regardez-les. Ils enferment côte à côte les rêves d'un individu, les regrets d'un autre, la description qu'un tel fit de tel fragment du monde visible ou invisible, les idées que tel autre conçut d'un fragment à peine plus grand et qu'il prenait pour le tout. Ils sont serrés les uns contre les autres, leurs odeurs se mêlent, mais bien qu'ils soient remplis de mots ils n'en échangent pas un seul.
Les livres sont au coeur de ce monologue surgi de la nuit des temps, témoins d'un monde où, dirait-on, Arthur Vergobret n'a su trouver sa place: Les livres dessinaient dans mon esprit les contours d'un autre monde qui sans doute, plein de fureurs, de sang, de joies fugitives et de malheurs inimaginables de notre temps, n'était pas plus enviable mais me paraissait au moins plus intéressant. Nostalgique de tout ce qui est voué à la disparition, scrutant les brumes du passé et retiré de cet univers dans lequel il se sent étranger, le voici qui observe: Oui, le vide a un poids, il est très lourd, écrasant même. A quoi rime la mesure d'un temps qui ne va nulle part, verdoiement posthume d'une tige coupée?
Maintenant le monde se tait. Il ne m'envoie plus de signaux d'aucune sorte. Ce n'est pas le silence, oh non, les animaux font beaucoup de bruit, le vent et la pluie aussi, et vous ne sauriez croire combien les végétaux eux-mêmes sont sonores, la nuit je les entends pousser, craquer, se donner l'assaut dans leurs luttes impitoyables; et la terre, et les pierres, l'eau et le sable du fleuve ne cessent de bruire. Mais de tous ces sons, aucun ne m'est destiné, dit encore Arthur Vergobret.
Si les passages consacrés à l'histoire du château de Varendes souffrent de longueurs ou de répétitions, il n'en demeure pas moins que le roman de Françoise Baqué nous interpelle: Nous avons peu à peu échangé tous nos pouvoirs spirituels contre une puissance matérielle. L'humain volant grâce aux engins qu'il a fabriqués ne sera jamais l'égal de l'oiseau, en revanche il a abdiqué ce qui le rendait supérieur à l'oiseau: le vol sans limites de l'esprit.
Sans épouser la mélancolie du gardien de ce château, prisonnier du passé et désillusionné devant l'avenir, prenons Ce fanal bleu - un dernier inventaire avant liquidation - qui baigne dans une atmosphère à la Henry James, comme un phare dans la nuit qui voudrait murmurer aux uns: prends garde! et aux autres: la commedia è finita!
Ce fanal m'attire, je marche vers lui, mais à mon approche sa lumière se voile étrangement. Non qu'elle faiblisse, mais la source en devient noire, et au lieu d'éclairer les alentours il y jette, comme un rire, de grands éclats de ténèbres...
Agrégée de lettres et traductrice, Françoise Baqué a publié L'intérieur du désert (Seuil, 1968), Exister le moins possible (Jacqueline Chambon, 2007) et Celle qui détricotait sa vie (chez le même éditeur, 2009). Ce dernier titre a déjà été présenté dans ces colonnes.
Françoise Baqué, Ce fanal obscur (Jacqueline Chambon, 2013)
09:47 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | | Imprimer | Facebook |
14/07/2013
Lire les classiques - Emily Dickinson
Emily Dickinson
Sous la lumière, très en dessous,Sous l'herbe et la boue,Sous la cave du scarabéeSous la racine du trèfle, Plus loin que ne s'étend un brasMême celui d'un géant,Plus loin que ne pourrait le soleilSi le jour durait une année, Par-dessus la lumière, très au-dessus,Par-dessus l'arc que décrit l'oiseau -Par-dessus la cheminée de la comète -Par-dessus la tête de cent coudées, Plus loin que ne peut galoper la conjecturePlus loin que ne peut chevaucher l'énigme -Comment calculer la courbe de la distanceEntre nous et les morts!Emily Dickinson, "Poésies complètes, 1865", édition bilingue (Flammarion, 2009)
Traduction: Françoise Delphy
image: Gabriel Joseph Ferrier, Evening (1911)
09:31 Écrit par Claude Amstutz dans Lire les classiques, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
13/07/2013
La citation du jour
Jean Cocteau
La faculté de rire aux éclats est preuve d'une âme excellente. Je me méfie de ceux qui évitent le rire et refusent son ouverture. Ils craignent de secouer l'arbre, avares qu'ils sont de fruits et d'oiseaux, craintifs qu'on s'aperçoive qu'il ne s'en détache pas de leurs branches.
Jean Cocteau, La difficulté d'être (coll. Livre de poche/LGF, 2011)
image: Amedeo Modigliani, Jean Cocteau (1919)
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Musica présente - 68 Carlo Maria Giulini
Carlo Maria Giulini
chef d'orchestre italien, 1914 - 2005
*
Gustav Mahler
Symphony No 9 in D major
(Chicago Symphony Orchestra)
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12/07/2013
Bel Paese 1b
Morceaux choisis - Giancarlo De Cataldo
Lettre de Giuseppe Mazzini à Elena Sacchi, le jour de son vingtième anniversaire.
29 septembre 1854.
La vague de la mer est salée et amère: la lèvre refuse de s'y désaltérer. Mais quand le vent souffle sur elle et la soulève très haut dans l'atmosphère, elle retombe douce et fécondante. Et la vie est comme la vague: elle se dépouille de l'amertume qui l'envahit, en s'élevant. Ne demande pas le bonheur à la vie: tu pécherais, et inutilement, par égoïsme. Ne désespère pas de la vie: le désespoir es l'athéisme de l'âme. La vie est un devoir. Souvent, pour qui le remplit avec une sérénité résignée, Dieu envoie, dans les affections, un rayon de bonheur, il envoie son rayon à travers les nuages ou diffracte sa lumière, après la tempête, en arc-en-ciel. Et là où même le rayon ne descendrait pas pour rendre joyeuse ta vie, conserve, oh jeune fille, ta foi: l'espérance est sa compagne insurpassable, et l'espérance est le fruit en graine. Comme la fleur a ses racines souterraines et se fait beauté et parfum en passant dans un autre élément, les aspirations, les saints concepts de ta vie, sont des promesses de bonheur et se développeront en fleurs de vérité à d'autres stades de ton être, dont celui-ci est une étape et une préparation.
Giancarlo De Cataldo, L'anti-Italien / extrait, dans Bel Paese - Introduction, sélection et traduction de Serge Quadruppani (Métailié, 2013)
à propos de Elena Sacchi-Casati: http://www.veronainblog.it/wp/2011/03/21/verso-la-primavera-profili-le-donne-del-risorgimento-elena-casati
image: Giuseppe Mazzini (totalita.it)
00:04 Écrit par Claude Amstutz dans Le monde comme il va, Littérature étrangère, Littérature italienne, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; histoire; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
Bel Paese 1a
Bloc-Notes, 12 juillet / Curio - Cologny
Si vous ne voulez pas égratiner vos plus beaux souvenirs de l'Italie - du Pont des soupirs à Venise à la Via Veneto de Rome, bercé par le chant populaire O Sole Mio ou la musique du film Le Parrain signée Nino Rota - peut-être que ce livre, Bel Paese, qui présente treize auteurs italiens actuels, n'est pas pour vous, car cette anthologie se veut être l'expression d'une génération contestataire, comme le souligne très bien Serge Quadruppani dans son introduction: Tous nous permettent de vérifier qu'en temps de catastrophe, sous des régimes où la culture officielle est entièrement soumise aux forces de l'argent ou prise dans le carcan d'une idéologie, la création en général et la littérature en particulier peuvent incarner une des formes d'opposition réelle et porteuse d'avenir. Des livres peuvent aujourd'hui encore contribuer à résister aux agressions de la vieille société et peut-être contribuer à la changer. Cette Italie-là est bien l'avenir qu'on peut souhaiter au monde.
Tour à tour drôle ou tragique, empruntant la voie de la nouvelle, du conte ou du document, l'ensemble de ces textes est à même de délivrer un message aux italiens, mais aussi aux touristes et aux fervents de littérature. Reflet de la déstabilisation de l'individu dans un ordre du monde qui change, Des gens perdus de Gioacchino Criaco exprime au mieux ce malaise de la société, par la voix de Ciccio Tucci, rattaché au ROS, le service des opérations spéciales: Jusqu'à il y a quelques années, je t'aurais dit que nous avions fait le bon choix. Que nous avons été du bon côté de la barricade. Aujourd'hui, je regarde autour de nous et je ne distingue plus le bien du mal. Malgré nos sacrifices, d'ici peu, nous serons considérés comme de sales canailles. Le monde a pris un tour bizarre ces derniers temps. On nous a donné cet Etat et nous, nous l'avons conservé, s'ils en avaient construit un meilleur, nous l'aurions fait plus volontiers, en nous évitant peut-être le dégoût.
Francesco De Filippo, pour sa part - auteur d'un roman âpre et dur, L'offense - sur fond de misère sociale, d'exploitation des immigrés et de mafias, nous raconte avec Ordures, le scandale des déchets à Pianura, un quartier de Naples. Le monologue grinçant de Totore, un marin qui répond à un journaliste de la RAI, se joue délibérément des clichés attribués aux italiens pour mieux asséner ses quatre vérités, contre ceux qui ont débarqué, ne se contentaient pas de prendre les maisons, les commerces et la terre, mais voulaient tout. Parce que les ordures, c'est une richesse! Cette nouvelle particulièrement réussie, ressemble à un documentaire décrivant méticuleusement les mécanismes du pouvoir, et donne la parole aux victimes anonymes, broyées dans un système offrant peu de perspectives d'espoir: On s'en est même pas aperçus, et on est devenus africains, on a glissé vers le Sud, alors qu'on pensait être immobiles. Y'a rien d'autre à gagner de cette vie: nous sommes Gaza et nous sommes Kochogoro. On meurt comme les thons, enfermés dans la dernière cage, l'air nous manque. Aidez-nous, aidez les gens de bien, passqu'ici, on vit plus...
Cette anthologie fait aussi la part belle à la légèreté, avec un conte de Michele Serio, Noël Trans, où la créature d'un artisan, Geppino Capece, construite avec un tas de terreau trouvé juste à côté de l'entrée de la chapelle de San Severo - et qu'il affuble du nom de Gros Nez - prend vie. Très beau, à la fois homme et femme, il interpelle sans distinction les passants, hommes, femmes, vieux, gamins: Tu veux faire l'amour avec moi? Et voilà qu'il devient rapidement l'amour de tous... Sauf que soudain, de nombreux habitants de cette ville des Pouilles déambulent voilés, en raison d'une brusque proéminence nasale! Une sympathique allégorie sur la beauté, la différence, l'hypocrisie et la vérité.
Enfin, dans ce recueil, vous trouverez quelques textes purement documentaires, tels celui de Giancarlo De Cataldo, L'anti-Italien, consacré à Giuseppe Mazzini, révolutionnaire et patriote, fervent républicain et combattant pour la réalisation de l'unité italienne. Quant à Andrea Camilleri, avec Qu'est-ce qu'un italien?, il s'interroge sur le fascisme et dresse un portrait peu flatteur de l'italien, ayant davantage le sens de l'historiette que celui de l'histoire, plus ignorant aujourd'hui que par le passé, soucieux de choisir soigneusement - en politique, par exemple - sur quel char triomphal sauter à la dernière minute en fonction de de ce qui lui revient en poche. Un peu excessif, tout de même... En revanche, il insiste à juste titre sur un aspect essentiel de la conscience italienne: La méfiance envers la Justice est totale, fondée sur la conviction répandue qu'elle est un instrument des riches.
Le dernier mot revient à Momodou, le héros malheureux de Wu Ming, victime d'une bavure policière: Il se plaignait: le froid, la brume, les journées toutes pareilles. Et la solitude, surtout ça. J'ai pas beaucoup d'occasions de parler avec quelqu'un, disait-il. Le soir, je suis épuisé. Une fois, je suis rentré tard, et j'ai dû rentrer à pied, je suis arrivé en pleine nuit et, à six heures, j'étais déjà à l'usine. Demander qu'on m'emmène, inutile d'essayer: si t'es noir, la seule voiture qui s'arrête, elle a un gyrophare sur le toit. Quelquefois, je vais dans les pubs au village, je bois une orangeade ou un jus de fruits assis au comptoir, mais personne ne m'adresse la parole...
Un pays somme toute semblable au nôtre, et pourtant unique au monde!
Bel Paese - Introduction, sélection et traduction de Serge Quadruppani (Métailié, 2013)
images: Gioacchino Criaco, Giancarlo De Cataldo, Francesco De Filippo, Michele Serio, Andrea Camilleri
00:03 Écrit par Claude Amstutz dans Andrea Camilleri, Bloc-Notes, Littérature étrangère, Littérature italienne, Littérature policière | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; nouvelles; livres | | Imprimer | Facebook |
10/07/2013
Morceaux choisis - Kim Thuy
Kim Thuy
Maman et moi, nous ne nous ressemblons pas. Elle est petite, et moi je suis grande. Elle a le teint foncé, et moi j'ai la peau des poupées françaises. Elle a un trou dans le mollet, et moi j'ai un trou dans le coeur.
Ma première mère, celle qui m'a conçue et mise au monde, avait un trou dans la tête. Elle était une jeune adulte, ou peut-être encore une fillette, car aucune femme vietnamienne n'aurait osé porter un enfant sans porter un jonc au doigt.
Ma deuxième mère, celle qui m'a cueillie dans un potager au milieu des plants d'okra, avait un trou dans la foi. Elle ne croyait plus aux gens, surtout quand ils parlaient. Alors elle s'est retirée dans une paillote, loin des bras puissants du Mékong, pour réciter des prières en sanscrit.
Ma troisième mère, celle qui m'a vue tenter mes premiers pas, est devenue Maman, ma Maman. Ce matin-là, elle a voulu ouvrir ses bras à nouveau. Alors, elle a ouvert les volets de sa chambre, qui jusqu'à ce jour étaient restés fermés. Au loin, dans la lumière chaude, elle m'a vue et je suis devenue sa fille. Elle m'a donné une seconde naissance en m'élevant dans une grande ville, un ailleurs anonyme, au fond d'une cour d'école, etourée d'enfants qui m'enviaient d'avoir une mère enseignante et marchande de bananes glacées.
Chaque matin, très tôt, avant le début des classes, nous faisions les courses. Nous commencions par la marchande de noix de coco matures, celles qui sont riches en chair et pauvres en jus. La dame nous râpait la première moitié de la noix à l'aide d'une capsalu récupérée sur une bouteille de boisson gazeuse et fixée au bout d'un bâton plat. De grandes lamelles tombaient en frise décorative comme des rubans sur la feuille de bananier étalée sur le kiosque. Cette marchande parlait sans cesse et posait toujours la même question à Maman: Qu'est-ce que vous lui donnez à manger pour qu'elle ait des lèvres si rouges? Pour éviter sa remarque, j'avais pris l'habitude de retourner mes lèvres vers l'intérieur, mais la vitesse à laquelle elle râpait la seconde moitié de la nix me fascinait tant que je l'observais toujours avec la bouche entrouverte. Elle mettait son pied sur une longue spatule en métal noir dont une partie du manche était posée sur un petit banc en bois. Sans regarder les dents pointues du bout arrondi de la spatule, elle émiettait la chair en grattant la noix avec la rapidité d'une machine.
La chute des miettes par le centre troué de la spatule ressemble peut-être au vol des flocons de neige au pays du Père Noël, disait toujours Maman, qui en fait citait sa mère. Elle faisait parler sa mère pour l'entendre de nouveau.
Kim Thuy, Man (Liana Levi, 2013)
image: Sylvie Biscioni, Kim Thuy (franceinter.fr)
15:43 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
Luigi Carletti
Bloc-Notes, 10 juillet / Curio - Cologny
En Italie - contrairement à la France - le calcio est à bien des égards une radiographie de la société contemporaine, comme le démontre avec beaucoup d'habileté et d'originalité Luigi Carletti avec Six femmes au foot. Toute l'action de ce roman se déroule en une journée, au stade Giuseppe-Meazza - ou San Siro, si vous préférez - lors du derby opposant l'Inter Milan au Milan AC, avec à la clef un possible titre de champion d'Italie à l'issue de la partie. Tout autour de l'arène, la foule aspire au combat et invoque ses héros: Kakà et Materazzi, Balotelli et Seedorf. Si elle le pouvait elle déboulerait des gradins pour les étreindre, les embrasser et s'imprégner de leur sueur. Dans deux heures tout sera terminé. Mais maintenant, des hommes se dressent contre d'autres hommes. Des hommes aux visages transfigurés, prêts à sacrifier toute idée de dignité. Et puis des femmes. Nombreuses. La plupart ne font qu'escorter leurs compagnons, par devoir dominical. D'autres sont ici en habituées, par passion. Mais certaines d'entre elles ne sont pas venues pour voir le match.
Six femmes que tout sépare vont être ainsi, malgré elles, les marionnettes d'un destin qui, le temps d'une fête sportive, les conduira à se rencontrer: pour le meilleur ou pour le pire? Il y a Letizia qui cache un Beretta sous la veste de son tailleur et un Glock 26 à sa cheville droite; Guendalina, belle comme une sainte ou une madone avec ses longs cils et ses lèvres pleines; Annarosa, qui accompagne son mari pour comprendre la crise que traverse leur couple; Lola, la meilleure et la plus belle reporter à la radio, brésilienne de surcroît; Renata, une handicapée en fauteuil roulant qui espère un miracle nommé Materazzi; Gemma enfin, qui parle à son défunt mari, immergée dans ce fleuve humain.
Chacun de ces protagonistes cache soigneusement une part d'ombre qui, le moment venu, rendra le paysage méconnaissable et ceux qui s'y fondent, à tout jamais. Sans vous raconter toute l'histoire - ce serait vraiment dommage - sachez que si ce roman conduit comme un bolide s'apparente à un polar dont la progression dramatique est remarquablement construite, Luigi Carletti y mêle d'autres visages de la réalité italienne, ainsi qu'il l'a fait dans Prison avec piscine: la frontière incertaine entre le bien et le mal, le handicap, l'immigration et la clandestinité, le racisme ordinaire, la volonté d'être autre. Le monde dans lequel nous vivons n'est qu'une vaste foire aux apparences. Chacun de nous, au fond, aimerait passer pour quelqu'un d'autre. C'est un mécanisme naturel, même les plantes et les animaux y obéissent. En général, on le fait pour améliorer son existence. Parfois, c'est une question de survie.
Luigi Carletti pointe aussi du doigt les politiques, évoquant au-delà du rêve multiculturel qui se matérialise sur le terrain, une déshumination qui expose ses dérives identitaires: Si ces nègres et autres crève-la-faim nous envahissent, les coupables sont une bande d'hypocrites qui veulent avoir l'air ouvert et démocrate et leur ont fait croire qu'ils peuvent faire tout ce qu'ils veulent chez nous! dit Renata, autrefois renversée par deux nigérians exploités par des mafieux.
Toujours aussi proche des marginaux, des écorchés et des exclus, l'auteur nous parle aussi d'une femme disparue en mer, partie avec son rêve dans le ventre, morte là où deux mers se rejoignent en séparant deux mondes et deux idées du monde.
Toute la douleur méditerranéenne prend ainsi, imperceptiblement, le pas sur l'intrigue proprement dite et s'achève tel un conte, semblable à une mer soudain lavée de son sang et qui perpétue l'illusion que malgré la foudre bleue, rien n'a vraiment changé.
Certains signes ont un sens. Ils en ont presque toujours un...
Luigi Carletti, Six femmes au foot (Liana Levi, 2013)
Luigi Carletti, Prison avec piscine (Liana Levi, 2012)
image: Marco Materazzi (spaziointer.it)
04:23 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature étrangère, Littérature italienne, Littérature policière | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman: policier; livres | | Imprimer | Facebook |