21/03/2012
Le poème de la semaine
Edmond Jabès
Je ne cesserai pasde chanter les cloches des rencontres muettes,les bras des divans parfumés,les grandes chutes d'oiseaux ressemblants,les éternels miroirs vibrants. Je ne cesserai pasde chanter la morsure rouge des lèvres,l'épaule insoumise, les aisselles surprises,les seins toujours à l'heureaux rendez-vous nocturnes. Je ne cesserai pasde chanter ton visage poudré de cendre,le dernier naufrageà l'aube soufflée des lampes,ta nuque échappée à l'étreinte,tes pas que rien ne trahit. Je ne cesserai pasde chanter tes hanches profondes,tes chevilles noyées dans les nuages,tant de pensées vagabondes,tant de fumée divine. Je ne cesserai pasde chanter ta chevelure couranteaux pieds des arbres solitairesblessés de feuilles et d'oeillères. Je ne cesserai pasde chanter la rue, le parc, la mer, car je te connais,car je t'aime et te connais. Je ne cesserai pasd'apprendre à rire,à peindre et riredans le fond des palais;car je te crains,car je t'aime et te crains. Je ne cesserai pasde forger des serrures,des cadenas et des ceinturestout au long du ciel,car je te garde,car je t'aime et te garde. Je ne cesserai pasde couper tes mains, tes bras et tes poingspour que jamais l'adieune remonte sur l'eau. Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle
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18/03/2012
Morceaux choisis - Jean-Pierre Siméon
Jean-Pierre Siméon
La joie n'appartient à personneles chemins la respirentet les nuits et leurs aubes si procheset nos épaules tout habillées de ventest-ce elleallonsqui se retire quand l'heure soudainest un jardin qui se figen'est-ce pas nousplutôt rugueux et impénétrablesqui nous absentonsnous qui prononçâmes dans un rire imprudentle mot de tropnonnotre joie n'est pas nôtrepourquoi sinon durerait-elle en les autresquand nous-mêmes à nous-mêmesnous mouronsnous l'avons bien embrassée et tant de foisla chose heureusenous l'avons crue à nous bien sûrcomme on croit sien un printempsquand on sent monter en soiune eau rebelle et bienfaisante
mais c'est croire celaque la source n'existeque pour nos lèvres ortout existe hors de nousla joie aussi donc et son corps de rivièreallez si vous voulez enfantscueillir la truite dans l'eau claireet puis regardez-la mourirdans vos mains nueslangage perdulangage à jamais perduqui nous donnait le monde
allons c'est dit amismarchons droit dans les chemins chantantset respirons le chantet respirons l'arbre et l'oiseau et la terredonnons-nous vertigineuxaux strophes de la lumière buepar les branchesayons le coeur bien tendrele pas ivre et la pensée errantepromeneurs naïfsdans la vie innombrablemarchons silencieux
et la joie doit venirelle viendra bonne fille implacablementoh laissons-la venircompagne jaillissant d'un buisson inconnuet donnons-lui nos mains sans mot diresans rien croirespérant seulement que notre visageen elle se reposeet qu'un instantpar quel amour sans nomnous ne vivions que d'être
nous aurons ce jour-làles yeux lavés de tout désirde tout regretnous irons dans la beauté d'un matinle long d'une rivièreentre douleur et douleurle coeur battule coeur recommençantet nous la saurons alors la joie libreet sans attentecomme un dernier souffle fraispeut-êtreau revers de la nuit.
Jean-Pierre Siméon, Traité des sentiments contraires (Cheyne, 2011)
image: Marc Chagall, La maison des splendeurs
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14/03/2012
Le poème de la semaine
Abdellatif Laâbi
Les dés sont jetés Malgré toutes tes contorsionstu n'as pas de prise sur la mortAlors écris la vie!ton calame d'encre et de sangton royaume sans sujets ni maîtreta patrie sans terreta seule croyance hors religiontes yeux et ta langueta richesse et ton dénuementta face éclairée et ton ombreta génitrice et ta progénitureta perdition et ton salutta croix d'infamie et ton diadèmeton lupanar et ton templeton désert et ton oasista science et ton ignoranceta boussole et ton dédaleton jeu de marelle et ta cité idéaleta règle et ton exceptionta peau de chagrin et ton éternitéta blessure et ta drogue Ecris la vie ainsi nomméequalifiéeet reconnueQuelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle
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07/03/2012
Le poème de la semaine
Louis Aragon
Toutes les chambres de ma vieM'auront étranglé de leurs mursIci les murmures s'étouffent Les cris se cassent Celles où j'ai vécu seulA grands pas videsCelles Qui gardaient leurs spectres anciensLes chambres d'indifférence Les chambres de la fièvre et celle queJ'avais installée afin d'y froidement mourirLe plaisir loué Les nuits étrangèresIl y a des chambres plus belles que blessuresIl y a des chambres qui vous paraîtront banalesIl y a des chambres de supplicationsDes chambres de lumière basse desChambres prêtes à tout sauf au bonheurIl y a des chambres à jamais pour moi de mon sangEclabousséesToutes les chambres un jour vientQue l'homme s'y écorche vifQu'il y tombe à genoux qu'il demande pitiéQu'il balbutie et se renverse comme un verreEt subit le supplice épouvantable du tempsDerviche lent le temps est rond qui tournesur lui-mêmeQui regarde d'un oeil circulaireL'écartèlement de son destinEt le petit bruit d'angoisse avant lesHeures les demiesJe ne sais jamais si cela va sonner ma mortToutes les chambres sont chambres de justiceIci je connais ma mesure et le miroirNe me pardonne pasToutes les chambres quand enfin je m'endormisOnt jeté sur moi la punition des rêvesCar je ne sais des deux le pis rêver ou vivre.Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle
15:06 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Louis Aragon, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |
29/02/2012
Le poème de la semaine
Nadia Tuéni
En pays de prièresla lumière habite un vitrail.Le matin glisse dans la chapelle,un moine et son ombre jumelle.La vierge dort sous son émail.Le soleil professe et travaille,sur les terres de Mâr Charbel. En pays de prières,la montagne à un double nez;des larmes en formes de peupliers.On cultive entre les rochers,graines et fleurs de chapelets. En pays de prièresla lune quitte son orbite.Un enfant cache dans la bruyère,un Ave plus quatre Pater. Et la nuit ouvre sa portière,s'en échappe une Carmélite,qui serre dans son aumônière,des dragées blanches d'eau bénite.La lune quitte son orbite,pour rejoindre sur la clairièrela robe brune de l'Ermite. En pays de prièresles corps sont bribes d'un même secret.C'est le souffle du Juste,qui rend plus bleu le ciel,au-dessus des vallées. Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle
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22/02/2012
Le poème de la semaine
Catherine Pozzi
Très haut amour, s’il se peut que je meureSans avoir su d’où je vous possédais,En quel soleil était votre demeureEn quel passé votre temps, en quelle heureJe vous aimais, Très haut amour qui passez la mémoire,Feu sans foyer dont j’ai fait tout mon jour,En quel destin vous traciez mon histoire,En quel sommeil se voyait votre gloire,Ô mon séjour… Quand je serai pour moi-même perdueEt divisée à l’abîme infini,Infiniment, quand je serai rompue,Quand le présent dont je suis revêtueAura trahi, Par l’univers en mille corps brisée,De mille instants non rassemblés encor,De cendre aux cieux jusqu’au néant vannée,Vous referez pour une étrange annéeUn seul trésor Vous referez mon nom et mon imageDe mille corps emportés par le jour,Vive unité sans nom et sans visage,Cœur de l’esprit, ô centre du mirage,Très haut amour.Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle
07:30 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |
15/02/2012
Le poème de la semaine
Jean-Pierre Lemaire
Un chant d'oiseau découpe la fenêtreNotre lit s'éveille au milieu du jardinderrière les volets qui ne laissent passerde la vie que l'invisibleAu fond sur le murune échelle de lumièrerouge d'abord, puis dorée
Le long de l'échelleles musiciens anonymes du jourmontent et descendent
Crois-tu qu'avec la poésienous pourrions y monter nous aussi?
Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle
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08/02/2012
Le poème de la semaine
Henri Pichette
la légèrecandidecapricieusetourbillonnanteouatéepoudreuseneige dont j'aimelalente lente chute par un jour de grisaille aux vapeurs violâtresou quelquefois même (je l'ai vu)par un ciel terre de Sienneellepapillonne blanc,plus blanc que les piérides blanchesqui volettent en avril comme fiévreusement,à moins que ce ne soit frileusementautourde rosescouleur d'âtre météorequi touche ma manche de ratine,y posant des cristaux à six branchessous mes yeux d'étincelles pluiedeplumesdemouettesmuettes recouvrant la plaine deshéritéeemmantelant la forêt squelettique épaisse assoupissante et ensevelissante blanche telleune belle absence de parole blanche autant qu'absoluedans un silence d'oeilqui rêve l'éternité blanche neige neigéetellement soleilléeque d'un blanc aveuglant,et brûlante! moelle de diamant neiges du Harfang aux iris jaune d'oret ventre blanc pur de la Panthère des neiges de quel oiseau fléché fuyant à travers cielce pointillé de sang sur la neige vierge? regardez, par-delàcette grille givréed'innocentes herminesdorment tout de leur longsur les bras des croix alors qu'à l'intérieur l'enfantle front appuyé à la vitrepour jouerfait de la buée,dehors chaque floconéclate une petite larmequi rouleen basdu carreauoù le mastic est vieux comme la maison Ettout là-bas(à l'heure de mon coeur qui bat tout bas)quelqu'uncontemplela rencontre de la neigefloconneuse, innombrableavec la merformidable, commede plomb,glauque Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle
06:18 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |
01/02/2012
Le poème de la semaine
Louis Aragon
C'est une chose étrange à la fin que le mondeUn jour je m'en irai sans en avoir tout ditCes moments de bonheur ces midis d'incendieLa nuit immense et noire aux déchirures blondes. Rien n'est si précieux peut-être qu'on le croitD'autres viennent. Ils ont le cœur que j'ai moi-mêmeIls savent toucher l'herbe et dire je vous aimeEt rêver dans le soir où s'éteignent des voix. D'autres qui referont comme moi le voyageD'autres qui souriront d'un enfant rencontréQui se retourneront pour leur nom murmuréD'autres qui lèveront les yeux vers les nuages. II y aura toujours un couple frémissantPour qui ce matin-là sera l'aube premièreII y aura toujours l'eau le vent la lumièreRien ne passe après tout si ce n'est le passant. C'est une chose au fond, que je ne puis comprendreCette peur de mourir que les gens ont en euxComme si ce n'était pas assez merveilleuxQue le ciel un moment nous ait paru si tendre. Oui je sais cela peut sembler court un momentNous sommes ainsi faits que la joie et la peineFuient comme un vin menteur de la coupe trop pleineEt la mer à nos soifs n'est qu'un commencement. Mais pourtant malgré tout malgré les temps farouchesLe sac lourd à l'échine et le cœur dévastéCet impossible choix d'être et d'avoir étéEt la douleur qui laisse une ride à la bouche. Malgré la guerre et l'injustice et l'insomnieOù l'on porte rongeant votre cœur ce renardL'amertume et Dieu sait si je l'ai pour ma partPorté comme un enfant volé toute ma vie. Malgré la méchanceté des gens et les riresQuand on trébuche et les monstrueuses raisonsQu'on vous oppose pour vous faire une prisonDe ce qu'on aime et de ce qu'on croit un martyre. Malgré les jours maudits qui sont des puits sans fondMalgré ces nuits sans fin à regarder la haineMalgré les ennemis les compagnons de chaînesMon Dieu mon Dieu qui ne savent pas ce qu'ils font. Malgré l'âge et lorsque soudain le cœur vous flancheL'entourage prêt à tout croire à donner tortIndifférent à cette chose qui vous mordSimple histoire de prendre sur vous sa revanche. La cruauté générale et les saloperiesQu'on vous jette on ne sait trop qui faisant écoleMalgré ce qu'on a pensé souffert les idées follesSans pouvoir soulager d'une injure ou d'un cri. Cet enfer Malgré tout cauchemars et blessuresLes séparations les deuils les camoufletsEt tout ce qu'on voulait pourtant ce qu'on voulaitDe toute sa croyance imbécile à l'azur. Malgré tout je vous dis que cette vie fut telleQu'à qui voudra m'entendre à qui je parle iciN'ayant plus sur la lèvre un seul mot que merciJe dirai malgré tout que cette vie fut belle. Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle
00:14 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Louis Aragon, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |
25/01/2012
Le poème de la semaine
Vénus Khoury-Ghata
Parce qu'ils ont hésité entre la rose et l'ombreparce qu'ils ont chargé leurs fusils de pluieils sont morts d'oubli Ne meurent que les crédulesqui abritent sous leur toit des nuages étrangersécrivent leur visage sur la buée des villesétreignent un canonsuivent un grenadier Ne meurent que les naïfsqui saignent avec le coquelicot Ne meurent tous les soirsquand les heures s'alignentqu'elles deviennent couteauentre les lèvres des horlogesquand la lumière dans leur bouchese tait.Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle
00:57 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |