09/01/2013
Le poème de la semaine
Jean-Michel Maulpoix
Nous sommes les naufragés de la langueD'un pays l'autre nous allons, accrochés aux bois flottés de nos phrasesCe sont les restes d'un ancien navire depuis longtemps fracasséMais le désir nous point encore, tandis que nous dérivonsDe sculpter dans ces planches des statuettes de sirènes aux cheveux bleusEt de chanter toujours avec ces poumons-là:Laissez-nous répéter la merN'intentez point de procès stupide au grand large La mer, accrochée à la merTremble et glisse sur la merSes mouvements de jupe, ses coups d'épaules, ses redondancesEt tout ce bleu qui vient à nous sur les grands aplats de la merNous aimons la manière dont s'en va la barqueSe déhanchant d'une vague à l'autre, dansant son émoi de retrouver la merEt son curieux bruit de grelotQuand la musique se déploie sur l'immense partition de la mer La mer se mêle avec la merMélange ses lacs et ses flaquesSes idées de mouettes et d'écumesSes rêves d'algues et de cormoransAux lourds chrysanthèmes bleus du largeAux myosotis en touffes sur les murs blancs des îlesAux ecchymoses de l'horizon, aux phares éteintsAux songes du ciel impénétrable La mer est un ciel bleu tombéVoici longtemps déjà que le ciel a perdu ses clefs dans la merSous quels soleils désormais nous perdre?Sur quelle épaule poser la fièvre de notre tête humide?Nos rêves sont des pattes d'oiseaux sur le sableDes fragments d'ongles coupés à deux pas de la merNous brûlons sur la plage des monceaux de cadavresPuisque tels sont les mots avec leurs os et leurs fumées Tas de fémurs et de métacarpesBûcher d'herbes odorantes et de poudres qui crépitentC'est un pré sec qui prendrait feu près de la merDe hautes flammes tête baissée sautent parmi les genêtsEt soudain ce buste de femme dressé dans le crépitementOffert à ce furieux amourLançant vers le ciel la longue plainteDe qui s'est calciné le coeur Seul, il avance vers elle, sur le môle de granit étroitEmbarquant vers rien son corps périssableElle la couchée immense qui accourtLançant vers lui ses gerbes et ses juponsLui, le petit homme droit sur la digue avec un crayonCollé contre elle, mais séparéL'un et l'autre, quoique si proches, se perdant de vueL'un contre l'autre se pressant, le coeur mal amarré Le large baigne un peu ce petit corps d'hommeLe bleu le prend dans ses filetsGraine de chair ou pépite d'amour transiTouffe de clarté entre les paumesTachées d'encre profondeLèvres closes par la vagueMuet, n'ayant rien à répondre au largeSans voix dans les dédales de l'eau Pourquoi ne pouvons-nous prendre racine dans la merA la façon des noyés et des algues?Nous porterions sans peine sur nos épaulesLe ciel bleu qui ne se fane pas mais rêve à des couleursEt la laine tiède des écumesEt les fruits vénéneux du largeOù n'a mordu nulle lèvre humaineNous serions de retour dans l'infini jardin Nous ne remplirons pas la mer de nos larmesNous soutiendrons plutôt de nos chants l'effort des tempêtesQui versent sur nos têtes leurs cris et leurs lessivesEt quand nos yeux délavés n'y verront plus rienNous saurons mieux encore ce qu'est la merLes écailles seront tombées qui nous couvrent le coeurEt notre peau nacreuse sera enfin si blancheQue nous ne craindrons plus l'amour fou des sirènes A la santé des cieux du largeDans les calices et les ciboiresNous buvons goulûment la merAucune eau ne nous désaltèreNous avons soif de selNos lèvres sont avidesDans l'eau bleue, c'est toujours dimancheQuand s'agenouillent les poissons d'or. Depuis que le flot nous transporteNous avons pris goût à l'éternitéNous avons de l'eau plein la têteEt des cristaux de sel dans le sangNous nous souvenons mal de nos semblablesDont se fanent les jardinsEt grandissent les enfantsNotre coeur est si bleu. Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe sièclesources: http://www.maulpoix.net/naufrages.htm
00:46 Écrit par Claude Amstutz dans Jean-Michel Maulpoix, Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature; poésie | |
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02/01/2013
Le poème de la semaine
Nadia Tuéni
Dans nos montagnes il y a des hommes,ce sont des amis de la nuit;leurs yeux brillent du noir des chèvres,leurs gestes raides comme la pluie.Ils ont pour maître l'olivier,simple vieillard aux bras croisés. Eux,leurs mains sont de chardons,leurs poitrines sanctuaires,le ciel tourne autour de leurs fronts,comme un insecte lourd à la chaude saison. Dans nos montagnes il y a des hommes,qui ressemblent au tonnerre,et savent que le mondeest gros comme une pomme. Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle
00:05 Écrit par Claude Amstutz dans Nadia Tuéni, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | |
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19/12/2012
Le poème de la semaine
André Frénaud
Je l'ai proférée en pierres sèches, ma maison, pour que les petits chats y naissent dans ma maison, pour que les souris s'y plaisent dans ma maison. Pour que les pigeons s’y glissent, pour que la mi-heure y mitonne, quand de gros soleils y clignent dans les réduits. Pour que les enfants y jouent avec personne, c'est-à-dire avec le vent chaud, les marronniers. C'est pour cela qu'il n'y a pas de toit sur ma maison, ni de toi ni de moi dans ma maison, ni de captifs, ni de maîtres, ni de raisons, ni de statues, ni de paupières, ni la peur, ni des armes, ni des larmes, ni la religion, ni d'arbres, ni de gros murs, ni rien que pour rire. C'est pour cela qu’elle est si bien bâtie, ma maison. Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle
00:10 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | |
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12/12/2012
Le poème de la semaine
René Char
N'égraine pas le tournesol, Tes cyprès auraient de la peine, Chardonneret, reprends ton vol Et reviens à ton nid de laine. Tu n'es pas un caillou du ciel Pour que le vent te tienne quitte. Oiseau rural; l'arc-en-ciel S'unifie dans la marguerite. L'homme fusille, cache-toi; Le tournesol est son complice. Seules les herbes sont pour toi, Les herbes des champs qui se plissent. Le serpent ne te connaît pas. Et la sauterelle est bougonne; La taupe, elle, n'y voit pas; Le papillon ne hait personne. Il est midi, chardonneret.Le séneçon est là qui brille.Attarde-toi, va, sans danger: L'homme est rentré dans sa famille! L'écho de ce pays est sûr. J'observe, je suis bon prophète; Je vois tout de mon petit mur, Même tituber la chouette. Qui, mieux qu'un lézard amoureux, Peut dire les secrets terrestres?O léger gentil roi des cieux, Que n'as-tu ton nid dans ma pierre!Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle
02:37 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth, René Char | Lien permanent | Commentaires (2) | |
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05/12/2012
Le poème de la semaine
Pierre-Albert Jourdan
Que l'innocence demeureQu'il lui soit donné de pouvoir se perdredans l'inutilité de ce monde.Qu'elle soit suffisamment fortepour oublier de le clamerQue dans son silence où elle éclaireil n'y ait pas d'obstacle à son silenceQu'elle soulève ce monde laset danse dans sa poussièreQue son sourire de fleur soit à jamaisinscrit sur mes lèvreslorsqu'elles deviendront givreQu'elle soit l'innocence à jamais. Que d'autres puissent s'en saisirqui voudront sauter hors du bourbierQu'elle soit ce que de toujoursl'affirme ce dialogue de terre et de cielà l'écart des chemins imposésQu'elle soit cette folie, suffisamment sourde,receleuse de sourcepour que tant de soifs s'y abreuvent. Amen. Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle
02:09 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Pierre-Albert Jourdan, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | |
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28/11/2012
Le poème de la semaine
Jean-Pierre Siméon
Malgré la pluie et le coeur exposénous allonsplus hautplus voyageursmoi dans l'appeltoi dans le soleil qui lui répond Nos joies nous escortentplus loin que les routeset le malheur rusé des hommes Soudain ma paroleest un mur dont tu es le jardin Parcourons encore contre l'usageet contre ceux qui dormentsous un ciel trop éteintcherchons l'autre patrie Il est des nuits non civiliséespour la hâte des lèvreset la vigueur des parfums Eveille-toi avant les larmestu sais que ta main est sauve Je dis pierrepour que vous lisiez le mot pierrepour que vous entendiez le mot pierremais aussi cette choseen dessousqui a à voir avec votre enfance- l'été la rivière - mais aussi un amour peut-êtredébâti par le ventou bien ce murqui fait le bord vertigineuxdu vide Et je dis homme ton orageserré dans le poing Et si je cherche à genoux dans le gravier des métaphoresle nom qui nous rendà la beauté des corpsc'est que nul n'a assez de peaupour éprouver l'airque fait le mouvementdu jour Enfin je dis que j'aimepour que le monde paraissedans l'effort qu'accomplit le sangdans mes veines Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle
11:21 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | |
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21/11/2012
Le poème de la semaine
Jules Supervielle
Encore frissonnant Sous la peau des ténèbres Tous les matins je dois Recomposer un homme Avec tout ce mélange De mes jours précédents Et le peu qui me reste De mes jours à venir. Me voici tout entier, Je vais vers la fenêtre. Lumière de ce jour, Je viens du fond des temps, Respecte avec douceur Mes minutes obscures, Épargne encore un peu Ce que j’ai de nocturne, D’étoilé en dedans Et de prêt à mourir Sous le soleil montant Qui ne sait que grandir. Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle
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14/11/2012
Le poème de la semaine
Guillaume Apollinaire
Automne malade et adoréTu mourras quand l’ouragan soufflera dans les roseraiesQuand il aura neigéDans les vergers Pauvre automneMeurs en blancheur et en richesseDe neige et de fruits mûrsAu fond du cielDes éperviers planentSur les nixes nicettes aux cheveux verts et nainesQui n’ont jamais aimé Aux lisières lointainesLes cerfs ont bramé Et que j’aime ô saison que j’aime tes rumeursLes fruits tombant sans qu’on les cueilleLe vent et la forêt qui pleurentToutes leurs larmes en automne feuille à feuilleLes feuillesQu’on fouleUn trainQui rouleLa vieS’écoule Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle
07:39 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie | |
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07/11/2012
Le poème de la semaine
Alexandre Voisard
Ceux qui s’aimentconnaissent les haies secrètes de l’attente.Ceux qui s’aimentsavent où murmure la pluieet où dorment les rosesdu rêve éternel et multiple. Ceux qui s’aimentcuirassent le sommeilet mènent les étoiles au bout du monde,du bout de leurs doigts.Ceux qui s’aimentbrisent les frontières du sentiment. Ceux qui sèmentla lumière de leur regardsur les pierres de minuit.Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle
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31/10/2012
Le poème de la semaine
Jacques Prévert
Cet amourSi violentSi fragileSi tendreSi désespéréCet amourBeau comme le jourEt mauvais comme le tempsQuand le temps est mauvaisCet amour si vraiCet amour si beauSi heureuxSi joyeuxEt si dérisoireTremblant de peur comme un enfant dans le noirEt si sûr de luiComme un homme tranquille au millieu de la nuit Cet amour qu faisait peur aux autresQui les faisait parlerQui les faisait blêmirCet amour guettéParce que nous le guettionsTraqué blessé piétiné achevé nié oubliéParce que nous l’avons traqué blessé piétiné achevé nié oubliéCet amour tout entierSi vivant encoreEt tout ensoleilléC’est le tienC’est le mienCelui qui a étéCette chose toujours nouvelleEt qui n’a pas changéAussi vrai qu’une planteAussi tremblante qu’un oiseauAussi chaude aussi vivante que l’été Nous pouvons tous les deuxAller et revenirNous pouvons oublierEt puis nous rendormirNous réveiller souffrir vieillirNous endormir encoreRêver à la mortNous éveiller sourire et rireEt rajeunirNotre amour reste làTêtu comme une bourriqueVivant comme le désirCruel comme la mémoireBête comme les regretsTendre comme le souvenirFroid comme le marbreBeau comme le jourFragile comme un enfantIl nous regarde en souriantEt il nous parle sans rien direEt moi je l’écoute en tremblant Et je crieJe crie pour toiJe crie pour moiJe te suppliePour toi pour moi et pour tous ceux qui s’aimentEt qui se sont aimésOui je lui criePour toi pour moi et pour tous les autresQue je ne connais pasReste làLá où tu esLá où tu étais autrefoisReste làNe bouge pasNe t’en va pasNous qui sommes aimésNous t’avons oubliéToi ne nous oublie pasNous n’avions que toi sur la terreNe nous laisse pas devenir froidsBeaucoup plus loin toujoursEt n’importe où Donne-nous signe de vieBeaucoup plus tard au coin d’un boisDans la forêt de la mémoireSurgis soudainTends-nous la mainEt sauve-nousQuelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle
07:43 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature; poésie | |
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