Morceaux choisis - Raphaël Jerusalmy (06/06/2012)

Raphaël Jerusalmy

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Après le rituel des accordements, des partitions qu'on pince sur les pupitres, des ultimes toussotements, Böhm a fait son entrée de maestro. Stefan a failli se lever pour se mettre au garde-à-vous. J'ai dû le retenir par la manche. Le pauvre était trop tendu pour profiter de l'ambiance magique qui règne dans une salle juste avant la représentation. Mais dès que la musique a commencé il a été envoûté, hypnotisé même. Pas moi. Jerger m'exaspère. Quelle lourdeur! Quel kitsch! Du lyrisme de boulevard, sans élan, du baroque de pâtisserie viennoise à la crème.

Et puis ça a été le tour de Mozart. J'ai pleuré. De joie. De colère. Notre Mozart! Pas le leur. Böhm s'est bien défendu et Schneiderhan était en pleine forme. Inspiré. Son violon menait l'orchestre avec assurance. Böhm a eu l'élégance de s'effacer, de laisser le jeune virtuose donner libre cours à son enthousiasme. Ce n'était pas splendide, non, mais convaincant. Bien maîtrisé. A prendre ou à laisser. J'ai pris. J'ai applaudi bien fort avec tout le monde. Et Stefan a hurlé des bravos comme seul un gars des montagnes sait le faire. A en décrocher les lustres.

Quel n'a pas été mon étonnement quand Schneiderhan est revenu sur scène, sans Böhm et, ayant demandé le silence, a annoncé qu'il allait jouer une courte pièce en solo. Hans avait donc lu la partition et le comité accepté qu'elle soit interprétée comme je l'avais suggéré. Pour marquer la fin du concerto moins abruptement, pour prolonger un peu la sauce avant l'entracte, avant Tchaïkovski. Pour sauver Mozart!

Dès les premiers accords, entraînants, immédiatement vivaces, sans aucun prélude, l'auditoire a semblé ravi. Sauf Stefan qui tendait le cou comme s'il avait du mal à entendre Schneiderhan, lui, était en train de gagner son pari. Le public, au début un peu surpris, un peu désemparé par ce morceau inconnu, a tout d'abord cherché un repère. Un arrangement, une improvisation, une première? Et puis Schneiderhan a emporté la salle d'un coup, tout souriant. Il a lancé un clin d'oeil charmeur à l'assistance et s'est mis à taper du pied. Invités à ce moment de licence, les officiers se sont aussitôt joints à lui, frappant le sol de leurs bottes. Les autres claquaient des mains en cadence. Le Mozarteum résonnait de gaieté, d'amour simple et pur pour la musique. Un hommage! Et pas seulement à Mozart.

Stefan s'est raidi de tout le corps. Il s'est tourné vers moi, choqué, incrédule. Il avait reconnu la mélodie dès les premières notes, la ritournelle du vieux, le vieil air yiddish. Les juifs n'étaient plus là, ni à Salzbourg, ni dans sa campagne. On s'en était débarrassé, comme il avait dit. Mais leur musique tonnait maintenant en plein Festspiele, au Mozarteum, tournant les nazis en bourrique. Je me suis levé, me montrant fort exalté par le talent de Schneiderhan, emballé. Alors,petit à petit, rangée par rangée, ils se sont tous mis debout, applaudissant, reprenant le refrain. Dans tout ce vacarme, j'ai murmuré les paroles, tant bien que mal, en yiddish. Comme une prière. Pour demander pardon à ceux qui les avaient chantées jadis, dans les mariages, les fêtes de communion. Pour m'excuser de cette fraude.

Ne suis-je pas moi-même comme cette chanson? Une contrefaçon. Un pot-pourri. Pas tout à fait juif, pas vraiment athée, mi-autrichien, mi-silésien, pas encore mort et pourtant déjà banni du monde des vivants.

Ils n'y ont vu que du feu. Même Hans à qui j'ai fait croire que cet air était une ancienne mélodie du Tyrol. Une perle du folklore germanique. Mozart l'aurait tournée à sa manière, en sonate. Elle a maintenu le vieux de la clinique en vie, pour un temps. Désormais, c'est à moi qu'elle offre un sursis, une sorte de rémission. Et maintenant, elle va aussi trotter dans la tête de quelques soldats allemands, de quelques SS, tel un écho lointain. Un fantôme.

Stefan n'a pas trouvé cela amusant. Il n'a pas ri, même quand la salle s'est mise à accompagner Schneiderhan. Il m'a ramené au sanatorium sans piper mot. Tout renfrogné. Je crains qu'il ne me dénonce. Mais n'est-il pas complice? Il a fourni l'encre, le papier, m'a escorté au concert. Et Hans? Et Schneiderhan? Le comité du Festspiele n'admettra jamais une telle bavure.

Tu vois, Dieter, ce geste un peu idiot, ce canular d'étudiant aura été mon seul acte de résistance. Je n'ai pas tué Hitler. Ni sauvé Mozart. J'ai pourtant le sentiment d'avoir accompli mon devoir. J'ai juste voulu empêcher qu'une voix soit tue. Une seule voix parmi des milliers d'autres mais qui, si elle avait été étouffée, aurait éteint la musique en moi. Et toute musique.

Un oratorio entier se ressent de l'absence d'un unique choriste. Il sonne faux malgré le retentissement de l'orchestre, la résonance du ténor. Cette lacune crie. Cette absence se fait entendre malgré tout. Comme un piano auquel il manque une touche. Il n'y a pas de musique par défaut.

Le Talmud dit que celui qui sauve une âme, c'est comme s'il avait sauvé le monde. Je n'ai sauvé l'âme de personne. Ai-je seulement sauvé la mienne? 

Raphaël Jerusalmy, Sauver Mozart - Le Journal d'Otto J. Steiner (Actes Sud, 2012)

image: Salzburger Festspiele, 1938

11:16 Écrit par Claude Amstutz | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |