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12/06/2012

Morceaux choisis - Michael Cunningham

Michael Cunningham

littérature; roman; morceaux choisis; livres

pour Thierry DS

Il est possible de mourir. Laura pense soudain qu'elle peut - que n'importe qui peut - faire un tel choix. C'est une idée insensée, vertigineuse, quelque peu désincarnée, qui se profile dans son esprit, faiblement mais distinctement, comme le lointain grésillement d'une voix à la radio. Elle pourrait décider de mourir. C'est une notion abstraite, tremblotante, pas vraiment morbide. Les chambres d'hôtel sont des lieux où les gens accomplissent ce genre de choses, n'est-ce pas? Il est possible - cela n'aurait rien d'invraisemblable - que quelqu'un ait mis fin à ses jours ici-même, dans cette pièce, sur ce lit. Quelqu'un a dit: ça suffit, j'arrête; quelqu'un a regardé une dernière fois ces murs blancs, ce plafond blanc et lisse. En allant dans un hôtel, c'est évident, vous laissez derrière vous les détails de votre vie, et pénétrez dans une zone neutre, une chambre immaculée, où mourir n'est pas si étrange.

Ce pourrait être un immense apaisement, se dit-elle; une telle libération: de simplement partir. De dire à tous: Je n'y arrivais pas, vous n'en aviez pas idée; je ne voulais plus continuer. Il y aurait là une beauté effrayante, comme une banquise ou un désert au petit matin. Ele pourrait, ainsi, pénétrer dans cet autre paysage; elle pourrait les laisser tous derrière - son enfant, son mari et Kitty, ses parents, tout le monde - dans ces univers ravagés (il ne retrouvera jamais son unité, il ne sera jamais tout à fait pur), à se dire l'un à l'autre, à dire à ceux qui poseraient la question: Nous pensions qu'elle allait bien, nous pensions que ses chagrins étaient des peines ordinaires. Nous n'avions pas compris.

Elle caresse son ventre. Je ne pourrais jamais. Elle prononce les mots à voix haute dans la chambre silencieuse: "Je ne pourrais jamais." Elle aime la vie, elle l'aime éperdument, du moins à certains moments; et elle tuerait son fils en même temps. Elle tuerait son fils et son mari, et l'autre enfant, qui grandit en elle. Comment s'en remettraient-ils? Rien de ce qu'elle pourrait faire dans sa vie d'épouse ou de mère, rien, aucune défaillance, aucune crise de rage ou de dépression, ne serait comparable à un tel geste. Ce serait tout simplement atroceCela creuserait un trou dans l'atmosphère, à travers lequel tout ce qu'elle a créé - les journées bien ordonnées, les fenêtres éclairées, la table mise pour le dîner - serait à jamais englouti.

Pourtant, elle est contente de savoir (car d'une certaine manière elle sait) qu'il est possible e cesser de vivre. Il est consolant d'être confrontée à la totalité des options; de considérer tous les choix possibles, sans crainte et sans artifice. Elle imagine Virginia Woolf, virginale, l'esprit égaré, vaincue par les impossibles demandes de la vie et de l'art; elle l'imagine entrant dans la rivière, une pierre dans sa poche. Laura continue de caresser son ventre. Ce serait aussi simple, pense-t-elle, que de prendre une chambre dans un hôtel. Aussi simple que ça.

Michael Cunningham, Les heures (coll. 10-18/UGE, 2011)

traduit de l'anglais par Anne Damour

image: Virginia Woolf

23:02 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

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