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09/01/2014

Morceaux choisis - Heinrich Böll

Heinrich Böll

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Ils restèrent longtemps éveillés, fumant des cigarettes, tandis que le vent qui mugissait à travers la maison faisait tomber des pierres, arrachait, aux étages supérieurs, des plaques de crépi qui s'écrasaient à grand bruit et volaient en éclats. Il ne la voyait que comme une lueur, un souffle chaud et pourpre, quand ils tiraient sur leurs cigarettes; les formes moelleuses de ses seins mous sous la chemise, son paisible profil. Contempler le creux de ses lèvres minces, bien serrées, cette petite coulée noire au milieu de son visage le remplissait d'une immense tendresse. Ils bordèrent leurs couvertures et se blottirent l'un contre l'autre, c'était merveilleux de savoir qu'il faisait chaud et que l'on resterait toute la nuit au chaud. Les volets battaient, le vent sifflait à travers les carreaux cassés, balayait, là-haut, ce qui restait de la toiture. A intervalles réguliers, quelque chose heurtait violemment un mur avec un bruit métallique.

Elle murmura près de lui: C'est une gouttière, il y a si longtemps qu'il faut la réparer. Elle s'interrompit, une seconde seulement, lui prit la main et poursuivit tout bas: C'était avant la guerre, j'habitais déjà ici et, quand je rentrais à la maison, je voyais la gouttière et je me disais: "Il faut qu'ils la fassent réparer", mais elle n'était toujours pas réparée quand la guerre est arrivée, elle était toujours de guingois, l'une des fixations avait lâché, elle était prête à tomber. Je l'entendais chaque fois qu'il y avait du vent, chaque nuit de tempête, je couchais ici. Les traces humides apparaissaient nettement sur la façade chaque fois que la pluie frappait le mur à l'oblique, traînée blanche bordée de gris foncé, qui descendait en longeant la fenêtre, avec, à droite et à gauche, de grandes taches circulaires dont le centre était blanc, entouré de cercles d'un gris de plus en plus foncé... Par la suite, je suis partie loin, j'ai dû travailler en Thuringe et à Berlin et, lorsque la guerre a touché à sa fin, je suis revenue ici et les choses n'avaient pas changé. La moitié de la maison s'était effondrée - j'étais partie loin, très loin, j'avais vu beaucoup de souffrance, de mort et de sang, j'avais eu peur - et, pendant tout ce temps, cette gouttière endommagée n'avait pas bougé, elle projetait désormais la pluie dans le vide, puisqu'il n'y avait plus de mur. Les tuiles s'étaient envolées, des arbres avaient été abattus, le crépi était parti en lambeaux, mais ce morceau de zinc était finalement resté accroché six ans durant.

Sa voix se fit douce, presque chantante, elle lui pressa la main, il sentit qu'elle était heureuse... De nombreuses pluies étaient tombées en six ans, beaucoup d'hommes étaient morts, des cathédrales avaient été détruites, mais la gouttière était toujours là et je l'entendais claquer la nuit, quand il y avait du vent. Crois-tu que j'étais heureuse?

Oui, dit-il.

Heinrich Böll, Le silence de l'ange (Seuil, 1995)

traduit de l'allemand par Alain Huriot

03:18 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

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