Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

03/04/2012

La légende du grand inquisiteur 3/5

Les frères Karamazov - La légende du grand inquisiteur

littérature; contes; livres

Juge à présent qui avait raison: Toi ou celui qui T'éprouvait alors? Rappelle-toi la première question. Sans l'exprimer, elle signifiait: Tu désires aller au monde les mains vides, avec la promesse d'une liberté que, dans leur imbécillité et leur naturelle ignominie, les hommes ne peuvent pas comprendre, une liberté qui les emplit d'effroi. Il n'y a rien de plus insupportable pour l'individu comme pour la société humaine que la liberté! Tu vois les pierres dans ce désert brûlant et affreux? Change-les en pains et les hommes accourront sur Tes pas comme un troupeau docile et reconnaissant. Ils trembleront que Ta main se retire et que Ton pain vienne à leur manquer.

Mais Tu n'as pas voulu priver les hommes de la liberté et Tu as rejeté le conseil du Tentateur, en Te disant: Que deviendrait la liberté, si l'obéissance pouvait s'acheter au prix du pain? Tu proclamais: L'homme ne vit pas que de pain. Sache que c'est au nom de ce pain terrestre que l'Esprit de la terre se révoltera contre toi. Il luttera contre Toi. Il triomphera de Toi et tous le suivront en clamant: Qui est semblable à cette bête? Elle nous a donné le feu des cieux!

Sache que des siècles passeront et l'humanité en viendra à proclamer par la bouche de ses sages et de ses savants qu'il n'est pas de crimes et qu'il n'est pas de péchés: Nourris-nous d'abord et Tu pourras exiger que nous soyons vertueux! Voilà ce qu'ils inscriront sur l'étendard de la révolte qu'ils lèveront contre Toi et qui abattra Ton sanctuaire. A la place de Ton Temple, ils élèveront un nouveau bastion, une seconde tour de Babel sera dressée, mais restera inachevée comme la première. Tu aurais pu épargner aux hommes mille ans de souffrances, car c'est à nous qu'ils viendront, après avoir peiné mille ans à bâtir leur Tour.

Ils viendront nous trouver comme autrefois, dans nos cachettes souterraines, car nous serons de nouveau persécutés et martyrisés. Ils nous trouveront et hurleront: Donnez-nous à manger, ceux qui nous ont promis le feu des cieux ne nous l'ont pas donné... Alors nous achèverons leur Tour, car seul peut l'achever celui qui donne la pitance, et nous seuls pourrons les nourrir, en Ton nom. Nous leur mentirons en disant que nous agissons en Ton nom. Aucune science ne leur donnera du pain, tant qu'ils resteront libres, mais ils finiront par déposer à nos pieds cette liberté en disant: Asservissez-nous si vous voulez, mais apaisez notre faim. Ils comprendront enfin eux-mêmes que la liberté et le pain pour tous, à volonté, ne peuvent exister ensemble, car jamais ils ne sauront partager entre eux. Ils se convaincront également de leur impuissance à rester libres, car ils sont faibles, vicieux, infâmes et rebelles. 

Tu leur as promis le pain du ciel: De grâce! le pain du ciel peut-ilêtre comparé à celui de la terre, aux yeux de cette race humaine de basse souche, éternellement dépravée et ingrate? Et si des milliers et des dizaines de milliers Te suivent pour l'amour du pain céleste, qu'adviendra-t-il des millions et des dizaines de millions qui n'auront pas la force de mépriser le pain terrestre et de préférer celui du ciel? Ou ne chériras-Tu que les grands et les forts, et crois-Tu que les autres, aussi nombreux que les grains de sable de la mer, ceux qui sont faibles, mais qui T'aiment, ne sont que de la matière brute dans les mains des grands et des forts?

Non, ces êtres faibles, ils nous sont chers aussi, tout vicieux et révoltés qu'ils soient. Car ils finiront par se soumettre, et ils frémiront d'étonnement, ils nous prendront pour des divinités, parce qu'en nous mettant à leur tête nous aurons consenti à prendre sur nous le poids de cette liberté et à règner sur eux, si grande sera leur horreur de la liberté. Et nous dirons que nous T'obéissons et nous règnerons en Ton nom. Nous les tromperons de nouveau, car nous ne Te laisserons pas approcher de nous. Cette imposture sera notre part de souffrance, car il nous faudra mentir.

Tel est le sens de la première question qui T'a été posée dans le désert, et voilà ce que Tu as repoussé, au nom de la liberté que Tu mettais au-dessus de tout, et cependant cette question recélait un grand mystère du monde: Si tu avais changé les pierres en pain, Tu aurais comblé le besoin éternel et universel de l'homme, de l'individu isolé comme de la société tout entière. Tu aurais apaisé l'inquiétude de tous ceux qui s'interrogent: Devant qui s'incliner? Car il n'y a pas pour l'homme demeuré libre un souci plus constant et plus cuisant que de chercher un être devant qui s'incliner. Ce n'est pas l'objet d'un culte particulier que réclament ces lamentables créatures, mais un culte universel, une foi dans laquelle tous communient.

Ce besoin de l'adoration commune est le principal tourment de tout individu, comme de l'humanité tout entière, depuis le commencement des siècles. Au nom de ce culte, les hommes se sont entre-tués par le glaive, ils ont forgé des dieux et ils se sont défiés les uns des autres: Quittez vos dieux et adorez les nôtres, sinon, mort à vous et à vos dieux! Et il en sera ainsi jusqu'à la fin du monde, même lorsque les dieux auront disparu de la terre, car on se prosternera devant les idoles.

Tu ne pouvais pas ignorer ce profond mystère de la nature humaine. Pourtant, Tu as repoussé le seul emblème, l'emblème infaillible qu'on Te proposait pour contraindre tous à se courber sous Ta loi, l'emblème du pain terrestre. Tu l'as rejeté au nom du pain céleste et de la liberté. Regarde autour de Toi et vois ce que Tu fis ensuite, toujours au nom de la liberté. Je Te dis: Il n'y a pas en l'homme de souci plus cuisant que celui de trouver au plus tôt à qui abandonner le don de la liberté, ce don qu'apporte en naissant cette misérable créature.

Seul est maître de la liberté des hommes celui qui leur donne la paix de la conscience, le pain T'en offrant l'infaillible moyen: Donne-lui le pain et l'homme s'inclinera devant Toi, car rien n'est plus convaincant que le pain. Mais qu'au même moment et sans que Tu T'en mêles, un autre s'empare de la conscience de l'homme, il laissera là même Ton pain et suivra celui qui aura dupé sa conscience. C'est en quoi Tu avais raison.

L'essentiel pour l'homme n'est pas seulement de vivre, mais de vivre pour quelque chose. Sans une idée nette du pourquoi de la vie, l'homme refusera de vivre et il se détruira plutôt que de demeurer sur terre, fût-il entouré de montagnes de pains. Voilà la vérité, mais qu'en est-il advenu? Au lieu de dominer les hommes, Tu as encore étendu leur liberté. Avais-Tu oublié qu'à la liberté de discerner le bien et le mal, l'homme préfère la paix, fût-ce la paix de la mort? Rien n'est plus séduisant pour l'homme que le libre arbitre, et rien ne lui cause plus de tourment.

Et voici qu'au lieu de principes solides qui puissent apaiser à jamais la conscience humaine, Tu as choisi tout ce qu'il y a de plus extraordinaire, d'énigmatique et de vague, Tu as offert aux humains tout ce qui est au-dessus de leurs forces, et par là Tu as agi comme si Tu ne les aimais pas, Toi qui es venu donner Ta vie pour eux. Tu as accru la liberté humaine, au lieu de l'étouffer et Tu as ainsi chargé à jamais l'âme humaine des affres de la liberté.

(à suivre)

Fiodor Dostoievski, La légende du grand inquisiteur (L'Insomniaque, 1999)

adaptation: Maximilien Rubel

00:07 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; contes; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

Les commentaires sont fermés.