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17/05/2010

Jules Renard

Bloc-Notes, 17 mai / Les Saules

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Jules Renard est méconnu. Hormis Poil de Carotte et Histoires naturelles, qui donc a lu son théâtre - Le plaisir de rompre, Le pain de ménage - ou son Journal? D'une trentaine d'oeuvres littéraires sont tirées ces pensées, trompeuses comme son auteur réputé méchant, misogyne, mais capable derrière son humour ravageur de tendresse, de sensibilité poétique ou de lucidité, tout simplement. Préfacée par Jean-Louis Trintignant, cette anthologie est publiée aux éditions du Cherche Midi, en 2010.

Jules Renard

La sottise pousse sans qu'on l'arrose.

*

La vie n'est ni longue ni courte; elle a des longueurs.

*

La vieillesse, c'est quand on commence à dire: "Jamais je ne me suis senti si jeune."

*

Femme pareille à une cheminée. Il est temps de lever ta robe: le feu doit être pris.

*

Les bourgeois, ce sont les autres.

*

Un rire triste comme un clown en habit noir.

*

Le style, c'est l'oubli de tous les styles.

*

Quand il se regardait dans une glace, il était toujours tenté de l'essuyer.

*

Quand je pense que si j'étais veuf, je serais obligé d'aller dîner en ville!

*

La peur de l'ennui est la seule excuse du travail.

*

La nature m'émeut, parce que je n'ai pas peur d'avoir l'air bête quand je la regarde.

*

J'aime à sortir par ces temps froids où il n'y a de monde dans les rues, que le strict nécessaire.

*

Mon pays, c'est où passent les plus beaux nuages.

*

Pour vivre tous les jours avec les mêmes personnes, il faut garder avec elles l'attitude qu'on aurait si on ne les voyait que tous les trois mois.

*

L'homme vraiment libre est celui qui sait refuser une invitation à dîner sans donner de prétexte.

*

Pourquoi m'appelle-t-on mauvais coucheur? Je couche avec si peu de gens!

*

Le rêve, c'est le luxe de la pensée.

*

Il y a de la place au soleil pour tout le monde, surtout quand tout le monde veut rester à l'ombre.

*

Quand je regarde une poitrine de femme, je vois double.

*

L'espérance, c'est sortir par un beau soleil et rentrer sous la pluie.

*

Un jeune, c'est celui qui n'a pas encore menti.

*

Tout homme a dans le coeur un orgue de Barbarie qui ne veut pas se taire.

*

Au fond de tout patriotisme il y a la guerre: voilà pourquoi je ne suis point patriote.

*

C'est la plus fidèle de toutes les femmes: elle n'a trompé aucun de ses amants.

*

Quand je pense à tous les livres qu'il me reste à lire, j'ai la certitude d'être encore heureux.

*

L'artiste, c'est un homme de talent qui croit toujours qu'il débute.

*

Si tu crains la solitude, n'essaie pas d'être juste.

*

Il y a des moments où tout réussit. Il ne faut pas s'effrayer: ça passe.

Jules Renard, Pensées (Cherche Midi, 2010)


 

00:05 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : citations; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

13/05/2010

Coup de gueule

Bloc-Notes, 14 mai / Les Saules

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Il ne s'écoule de jour, sans qu'il soit question dans nos médias de Facebook: ses dangers, ses violations de la sphère privée, ses détournements ou vols de données. Si, à titre personnel, j'ai rencontré peu de problèmes depuis mon inscription en février 2010, il est peut-être nécessaire de fixer quelques règles à l'attention de celles et ceux tentés par l'expérience Facebook, et non aux utilisateurs actuels qui en règle générale maîtrisent le sujet.

Dans la rubrique infos, ne manquez pas de prendre du temps pour personnaliser votre profil. Capital pour mettre à jour des affinités possibles - biographie, citations, centres d'intérêt - il devient plus délicat à propos d'autres éléments - opinions politiques et religieuses, formation et emploi - sauf si ces précisions sont prioritaires dans votre recherche d'amis. Enfin, certaines notions - date de naissance, situation familiale ou amoureuse - méritent d'être réservées aux seuls amis: pas même aux amis de vos amis... Reste la question épineuse de la photographie, bien tentante surtout pour le sexe à tort dit faible, mais plus exposé. Sachez qu'un tableau, la photographie d'un artiste que vous aimez, un bouquet de fleurs en lieu et place d'un cliché attractif ne vous privera pas d'amis - si vos centres d'intérêts sont clairement définis! - mais éloignera bon nombre de relations désagréables. En revanche, expérience faite, le 90% des utilisateurs usant de la silhouette par défaut, n'exposent aucune information à leur sujet - paresse ou parano? - et ne risquent pas de se faire des amis sur Facebook. Personnellement, je les rejette systématiquement. Tant pis pour eux!

Pour conclure sur ce chapitre des dangers liés à Facebook en matière de confidentialité, les utilisateurs dont je cherche à me rapprocher ne sont, la plupart du temps, pas des amis au présent, mais susceptibles de le devenir. Rarement, j'ai été déçu d'avoir effectué le premier pas. En revanche, méfiez-vous des suggestions de Facebook qui, au fil du temps vous suggère des ami(e)s pour le moins ambigü(e)s...

Facebook est un lieu d'échange gratifiant, si... si on ne s'en sert pas uniquement comme d'un distributeur de boisson (!), mais si vous vous intéressez aux fenêtres des autres - le fil d'actualité - et mettez en ligne des sujets originaux, si vous aimez écrire, partager vos humeurs ou passions, vous découvrirez bien vite après quelques semaines, que certains amis soi-disants virtuels vous connaîtront mieux que vos voisins ou collègues de travail! Tout est donc question d'interprétation, d'affinités, de savoir-vivre, de sensibilité.

Reste le plus difficile pour tous: La gestion du temps... Désactivez les avis d'événements - vous pouvez les retrouver sur le fil d'actualités, dans la colonne de gauche - ce qui vous permettra de consacrer davantage de temps à l'essentiel et d'éviter une surcharge de mails dans votre messagerie. Enfin, les discussions instantanées sont à n'en pas douter enrichissantes, mais personnellement je ne m'y connecte jamais. On ne peut tout faire: Gérer sa vie professionnelle, cultiver les amitiés de proximité, assurer la continuité d'un blog, faire un tour de Facebook au pas d'un montagnard, savourer des moments de solitude, de silence, de sommeil...

Alors, dangereux, Facebook? Coupons la poire en deux: Disons, comme dans la Bible, qu'il faut être prudents comme les serpents et candides comme les colombes (Matthieu 10,16) ...

12:44 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Le monde comme il va | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bloc-notes; actualités; facebook | |  Imprimer |  Facebook | | |

09/05/2010

Pierre-Alain Tâche - 1a

Bloc-Notes, 9 mai / Les Saules

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Les lecteurs qui affectionnent une écriture ciselée où chaque mot prend un sens - comme chez Philippe Jaccottet, par exemple - seront enchantés par ces textes magnifiques évitant les pièges d'un langage poétique artificiel ou désincarné. Si de surcroît, vous aimez la musique classique, alors vous serez franchement comblés, car l'exercice auquel se livre Pierre-Alain Tâche consiste à nous raconter l'histoire de la folia - les folies d'Espagne - l'un des plus anciens thèmes musicaux remontant au XVe siècle environ, ayant inspiré plus d'une centaine de compositeurs à ce jour parmi lesquels Jean-Baptiste Lully, François Couperin, Marin Marais, Alessandro Scarlatti sans négliger les influences plus indirectes exercées sur Franz Liszt ou Serge Rachmaninov.

Chaque chapitre de ce livre compose une variation sur le thème - l'auteur en rédige 27 suivies d'une coda - éclairant avec une érudition simple et attachante, les résonances émotionnelles de ces folies sur toutes les périodes de sa vie.

La Folia entre en nous par la porte étroite de l'inconscient, se méfiant des coups d'éclat qui la dévoileraient, dès le premier abord, dans sn évidente pauvreté. Et puis, comment pourrait-on prétendre déterminer avec certitude l'origine d'une blessure aussi exquise? S'il s'agissait d'un air à la mode que l'on peut convoquer à loisir, il ne saurait fonder tout l'édifice du songe. Mais ce n'est pas cela: ce que je devine être la cause de ma passion est de l'ordre de l'élémentaire discret. C'est une folia qui rôdait et qui rôde encore là où on ne l'attend pas, qui s'insinue, qui glisse à l'intérieur et prend racine dans le coeur de qui l'entend sans l'entendre. Elle se fait si petite que l'on finit par l'oublier, par ne plus savoir qu'elle est là, prête non pas à bondir qu'à murmurer à même le terreau d'une rêverie dont elle rythme le cours.

On pourrait citer maints autres passages de cette folia tout aussi beaux, transparents, sensibles ou profonds que celui-ci. Alors, un mot encore, celui de la fin provisoire de cet ouvrage. Pierre-Alain Tâche y délivre une délicieuse conclusion: Je garderai de mon errance et des travaux qu'elle m'imposa, la vague, la grisante sensation d'une respiration plus ample et comme affranchie des contraintes du corps. Infinie, peut-être. Elle se confond, désormais, à celle d'un air que je voudrais exempt de toute mélancolie. (...) Je regarde par la fenêtre et je vois les fleurs d'avril, les arbres blancs dans l'air léger. Et je sens cette lassitude tranquille. Qu'elle submerge, s'il le faut, ou nourrisse, pour le temps qui lui reste à vivre, la folia du poète...

Auteur d'une vingtaine de recueil de poèmes - pour l'essentiel aux éditions Empreintes, à La Dogana et aux éditions de l'Aire - L'air des hautbois est son premier livre en prose, un incandescent et inoubliable ami...

Pierre-Alain Tâche, L'air des hautbois - Variations sur La Folia (Zoé, 2010)

03/05/2010

Michel Crépu

Bloc-Notes, 2 mai / Les Saules

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Le livre de Michel Crépu, Lecture - Journal littéraire 2002-2009, démarre très fort. Dans les premières pages de son dernier ouvrage, il nous place sous un angle de vision qui capte immédiatement notre intérêt, nous bouscule et nous interpelle:

Notre époque, par sa sauvagerie analphabète, excitante et raffinée jusqu'à la bêtise extrême, est une des plus surprenantes qui aient jamais paru à la surface de cette planète. Décadence? Mais non. La décadence, c'est bon pour les myopes. Nous autres avons de bons yeux, et nous savons nous en servir. Il y a du nouveau, quelque chose de beaucoup plus subtil que le vieux nouveau désormais en maison de retraite. Ce sont des choses qu'un lecteur perçoit à la longue, en cours de croisière, car c'est une chance (pas toujours) de pouvoir relire. Ces modifications de la lumière, ces retournements, ces apparitions brusques, ces disparitions étranges: entre-temps, tel auteur connu comme le loup blanc, une star des classiques, est devenu underground; tel autre, qui était porté disparu, est au contraire repassé du terrier à la scène, de la mort à la vie: on croyait le connaître par coeur et puis finalement non, un système solaire se cachait à l'intérieur, que nous n'avions pas remarqué. Les fonds marins de la bibliothèque changent sans cesse, il faut suivre, ça bouge très vite, très lentement, les deux à la fois. On se trompe tout le temps, on prend la vitesse pour de la lenteur et vice versa. De là l'insuffisance notoire de ce qu'on appelle la critique littéraire, je sais de quoi je parle. Or il n'y a pas de critique littéraire, il n'y a que des lecteurs plus ou moins attentifs, il n'y a qu'une lecture, plus ou moins suivie, profonde, disponible, libre. Que tout cela vienne parfois à la surface d'un journal ou d'une revue est la partie visible de l'iceberg. C'est à dire très peu.

Voilà qui introduit parfaitement aux lectures de cet auteur, rédacteur en chef - entre autres activités - de la Revue des Deux Mondes. Plotin y est maintes fois cité, mais aussi, parmi les plus savoureux, Chateaubriand, Nietzsche, Philippe Jaccottet ou tout près de nous Pierre Bourdieu et Michel Onfray auxquels il ne fait pas de cadeaux! Ce qui contribue à faire de ce livre une absence de ressemblance à bien d'autres usant d'une intention voisine, tient à ce subtil alliage entre la réflexion et la poésie, entre la lecture et le décor qui peut la susciter. La parfaite harmonie? Peut-être.

Une atmosphère attachante baigne nos pas entre ces lignes consacrées à l'art - et pas uniquement à la littérature - qu'on voudrait prolonger à l'infini. Le contenu est intelligent, mordant, lucide, attentif, sensible: Deux heures du matin, petit vent dans la cheminée, froid sibérien dans la cour. Décision solennelle de relire toute la Comédie humaine de Balzac...

Des tissus de mots, respirés avec bonheur, dont se forgent nos propres rêves - à nous aussi - pour peu que les circonstances, le parfum ou le silence alentour nous y prédisposent...

Michel Crépu, Lecture - Journal littéraire 2002-2009 (Gallimard, 2010)

publié dans Le Passe Muraille no 82 - juin 2010

 

00:05 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Le Passe Muraille, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bloc-notes; littérature; essai; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

25/04/2010

Stewart O'Nan

Bloc-Notes, 25 avril / Les Saules

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Dans un village de l’Ohio, Kim, une adolescente de 18 ans, vit sa dernière année de collège et se réjouit de bientôt prendre le large, comme tant de jeunes de son âge. Un beau jour, elle disparaît sans crier gare. Aucun signe, aucune trace de sa disparition, sinon sa voiture abandonnée.

Ainsi commence le dernier roman vertigineux de Stewart O’Nan. Avec un fil narratif somme toute simple, il aurait pu – comme dans Speed Queen - basculer dans le roman noir, ou verser dans le mélodrame. Rien de tout cela chez cet auteur un peu caméléon qui, à chacune de ses créations, s’intéresse à un angle de vision différent pour cerner la réalité qui l’entoure. Ainsi, dans Chanson pour l’absente, c’est l’amour et la tristesse des proches de Kim, renforcées par le vide qu'elle laisse derrière elle, qui occupe le devant de la scène, contrastant avec ce visage d’une Amérique conquérante, qui garde pour la sphère intime ses découragements, ses angoisses ou incompréhensions.

Il nous partage aussi un aspect peu représenté en littérature, celui des démarches répétitives auprès de la communauté, de la police, des commerçants, des amis pour retrouver la jeune fille, avec l’énergie du désespoir qui voudrait donner un sens à sa disparition. Aux côtés de J.P. et Nina, amis de Kim, les personnages les plus bouleversants de cette histoire sont Ed, le père de la disparue qui délaisse son travail, voire sa famille, incapable de rester chez lui à attendre et surtout Lindsay, sa sœur cadette qui, au fil du temps qui passe et sans même réaliser tout à fait ce qui lui arrive, se fait une place au soleil, affirme sa personnalité comme dans un espace laissé vacant par sa sœur. Autre éclairage intéressant que celui des liens familiaux – entre Ed, son épouse Fran et Lindsay - qui se resserrent autour de cette absence qu’on n’ose encore nommer autrement, tandis que la vie, malgré tout, continue...

Contrairement à un thriller qui obéit à d'autres règles d'écriture – cela décevra quelque peu les esprit cartésiens - l'enquête sert ici de prétexte à soulever des questions qui bien souvent demeurent sans réponse, comme dans la vraie vie. Qui donc était Kim ? Après un événement aussi traumatisant, où se situe la frontière qui ouvre à la liberté, à la fin du deuil, sans culpabiliser ni trahir ce trop plein d’amour qui irrigue encore notre mémoire ?

Décliné avec beaucoup de douceur à la manière d'un J.D. Salinger – ainsi que dans cet autre chef d’œuvre, La part des ténèbres – il se dégage de ce roman une profonde humanité, même si la tonalité générale reste sombre, et que si le deuil délivre des incertitudes, il ne console vraiment personne.

Stewart O'Nan, Chanson pour l'absente (Editions de l'Olivier, 2010)

20:05 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature étrangère, Stewart O'Nan | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

22/04/2010

Les quatre saisons - 1a

Bloc-Notes, 22 avril / Les Saules

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Ma saison préférée, à toutes les périodes de ma vie, est le printemps. Pour son réveil incertain à la vie, pour les couleurs de sa flore à dominante jaune avec les jonquilles évoquant le souffle de la jeunesse, rouge avec les tulipes prémices de passions simples, ou bleue avec les violettes et leur présence aussi discrète que les sensations vraies. Pour le prunelier rose, le pommier en fleur, le camélia épanoui après une longue attente. Pour la mésange bleue, le merle, le rougequeue à front blanc, le moineau domestique, la sittelle, le rougegorge familier, tout ce petit monde délivrant à l'aurore ses demandes et ses célébrations de la vie. Pour la solitude et la communion silencieuse sous le bleu profond du ciel par vent du nord dispersant les scories hivernales, les fissures mal-aimées, les chemins de traverses...

Bien mieux que je ne ne peux le faire, certains poètes ont écrit des textes admirables sur cet heureux temps. Gustave Roud, par exemple, dans Les fleurs et les saisons:

Le vrai porteur de joie, c'est cet homme sur la colline de mars ou d'avril, au coeur d'un pays immense à peine éveillé de l'hiver, avec le tait bleu des neiges mortes au revers des forêts et des haies, les villages humides aux replis de l'herbe d'étoupe, roses comme un buisson de bois-gentil. (...) Comme l'odeur de la première violette, comme cette perce-neige dans le verger ouverte sans tige au ras du sol effacent en nous d'un seul coup le souvenir des jardins de septembre épanouis, toute l'opulence d'une saison mûre et condamnée, ainsi le semeur debout dans l'air âpre, contre le ciel peuplé d'un délire d'alouettes, nous arrache enfin à ces images que nous avions amassées en nous pour nourrir la terrible traversée de l'hiver! Son geste nous délivre d'un passé trop lourd, ouvre devant nous la vierge étendue d'une année qui commence enfin. Le voici devant nous, tout proche. Il se relève, ayant fait glisser d'un sac dans l'autre le froment non plus fauve comme à l'automne, mais bleui par le vitriol. (...) Ce corps sait la mesure exacte du pas à prendre au long du sillon, cette main sait la poignée de froment qu'il faut saisir, ce bras sait l'ampleur du geste lanceur de graines. Regardons-le, cet homme tout hanté d'un rythme qu'il a su faire vivre au plus profond de sa chair. Combien seront-ils, aux années à venir, ceux qui s'en iront comme lui, de cette marche dansante, aux collines de l'avant-printemps?

Magnifique, n'est-il pas vrai?

Gustave Roud, Les fleurs et les saisons (La Dogana, 2003)

avec les photographies de l'auteur et une postface de Philippe Jaccottet



00:00 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Gustave Roud, Littérature suisse, Philippe Jaccottet | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bloc-notes; littérature; proses; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

12/04/2010

De l'autre côté du miroir

Bloc-Notes, 12 avril / Les Saules

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Samedi dernier - un peu las du bruit, de l'absence de lumière intérieure, de la vacuité ambiante - j'ai entrepris un voyage avec ces écrivains imprégnés par la nature qui les entoure. Une première lecture à laquelle j'ai pris beaucoup de plaisir avec Jean-Louis Hue, auteur de L'apprentissage de la marche (Grasset, 2010). Aujourd'hui, ce sont trois autres auteurs que j'évoque, témoins de ces mouvement de la terre capables de mieux nous régénérer qu'un long discours philosophique.

Prenez au hasard, le premier de ces livres: un auteur autrichien étonnant, Paulus Hochgatterer. Dans Brève histoire de pêche à la mouche, trois psychiatres, partent de bon matin ensemble pour une partie de pêche. Une journée d'évasion ou au contraire, un jeu de rôles, une mise à nu de leurs névroses en terre étrangère? Rêves et réalité s'entremêlent dans cette escapade où, quand on ne parle pas de poissons, on parle de femmes et entre hommes, bien sûr: convoitées, imaginées, rencontrées sur le mince fil de conscience qui démêle tant bien que mal l'écheveau obscur de l'équilibre et de la folie... Une comédie farcie de dialogues désopilants - la pêche à la mouche n'est rien d'autre que de la masturbation masculine en bande - au milieu de nulle part.

Une toute autre atmosphère avec Hubert Mingarelli. Son dernier roman, L'année du soulèvement, est la chronique de trois hommes piégés sur une colline, en marge d'une insurrection qui vient de renverser le pouvoir. Chacun à sa manière - deux, Cletus et Daniel, sont des insurgés accompagnant San-Vitto, un officier fait prisonnier - auprès des autres ou dans le bruissement du vent, cherche en son for intérieur,la paix. La fin du livre - le point culminant de l'émotion romanesque - est un hommage à Jack London: Il n'y avait plus de sentier et il s'enfonçait dans la neige. Il arriva au bord du creux et il vit l'église en bois noir, entre les sapins, pas plus grande qu'une maison. Il y descendit par une congère. Il en fit le tour lentement. Le temps de la pluie et le soleil l'avaient noircie. Les planches étaient disjointes. Le bois tendre entre les nervures avait disparu. (...) Le vent avait fait entrer la neige et l'avait poussée contre les murs. Cletus posa son fusil et ressortit. Il coupa des branches de sapin et revint, construisit un feu et l'alluma...

Retour à la pêche enfin, avec la réédition d'un texte jouissif et impertinent signé René Fallet, Les pieds dans l'eau. Adressé à ses compagnons de pêche, cet opuscule parle de rituels - le pain, le café, la ligne, l'aurore du peuple des roseaux - de la magie, de la liberté, de l'impatience: Venu de loin, très loin, le soleil passe. A la guillotine. Une écume de sang bave des vieux nuages, gicle au ciel. Oui, je me fous du monde, et il me le rend bien. A votre bon coeur, le mien bat la breloque, ou la bernique, ou la berlue. Demain il fera nuit. La fin dans le monde, la fin du monde, c'est au bout du couloir à droite, pas moyen de se tromper. J'ai posé ma canne dans l'herbe. Mon bouchon flotte dans un remous vert-de-gris. Pas une touche. Je baîlle. Je m'endors. Il fait très beau...

Paulus Hochgatterer, Brève histoire de pêche à la mouche (Quidam, 2010)

Hubert Mingarelli, L'année du soulèvement (Seuil, 2010)

René Fallet, Les pieds dans l'eau (Le Cherche Midi, 2010)

photo: le lac du Bourget (sur www.lemonde.fr)

01:08 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature étrangère, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : bloc-notes; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

05/04/2010

Le quai de Ouistreham

Bloc-Notes, 5 avril / Les Saules

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Dans l’avant-propos de son livre, Le quai de Ouistreham, Florence Aubenas nous explique sans ambiguïté la démarche qui l’a conduite, six mois plus tard, au témoignage que nous avons sous les yeux : J’ai décidé de partir dans une ville française où je n’ai aucune attache pour chercher anonymement du travail. (…) J’ai conservé mon identité, mon nom, mes papiers, mais je me suis inscrite au chômage avec un baccalauréat pour seul bagage. J’affirmais m’être tout juste séparée d’un homme avec lequel j’avais vécu une vingtaine d’années, et qui subvenait à mes besoins, ce qui expliquait pourquoi je ne pouvais justifier d’aucune activité professionnelle durant tout ce temps-là. Je suis devenue blonde. Je n’ai plus quitté mes lunettes. Je n’ai touché aucune allocation.

Nous suivons ainsi ses périples à la recherche d’un emploi, avec des impressions qui sonnent juste et vrai – on me traite avec une douceur d’infirmière dans un service de soins palliatifs, mais fermement – et un angle de vue original qui laisse une large place à ceux qui sont de l’autre côté. Et c’est surtout, sans être forcément un écrit militant, un document qui dresse sous nos yeux, les liens de solidarité, voire d’amitié entre ces femmes unies dans la précarité auxquelles elle prête son oreille. Elle décrit avec beaucoup de conviction aussi, l’évolution des Pôles Emploi où les commerciaux ont pris le pas sur les travailleurs sociaux, ce que – soit dit au passage – on retrouve dans l’administration des soins à domicile par exemple et pas seulement en France. Changement d’époque.

Après avoir décroché quelques bribes d’emploi dans des sociétés de nettoyage, elle obtient pour six mois un travail de femme de chambre, sur les ferrys de Ouistreham.

La critique, presque à l’unanimité, ne tarit pas d’éloges sur l’expérience vécue par Florence Aubenas. Les réactions des internautes – à juste titre, me semble-t-il – sont plus contrastées, car si la démarche de l’auteur est généreuse et veut rendre compte d’une réalité douloureuse par un témoignage plutôt qu’un traité sociologique que personne ne lira, usant de sa notoriété pour amener sur la place publique ces angoisses vécues au jour le jour et qu’on voudrait bien étouffer, quelques réserves sont tout de même à souligner : Dans la galère d’une femme sans emploi – qui n’aurait pas la possibilité de quitter le navire – elle aurait probablement, par vagues successives, perdu des amis (Florence Aubenas n’en connaît pas à Caen), sa belle assurance avec au fond des yeux – fréquentes dans la recherche d’un emploi après plusieurs refus – ces vagues qui trahissent les combats perdus d’avance et ce sentiment bien réel d’inutilité à la collectivité, aux autres, parfois même à ses proches. Par honte, lassitude ou culpabilité. D’autre part, j'imagine mal Florence Aubenas, même déguisée, en femme de ménage, car tout dans sa personnalité, son histoire, sa culture portent la marque d’une incroyable détermination. Ainsi, les dés sont tout de même un peu pipés. Enfin, même au service d’une cause juste, son reportage ne peut-il être ressenti quelque part, comme un jeu de rôle ou une tromperie par celles et ceux qui l’ont côtoyée au fil de ces quelques mois ?

Ces réserves mises à part, Le quai de Ouistreham est un livre sincère, terriblement attachant. Il faut le lire, davantage pour la qualité du regard de Florence Aubenas sur les autres que pour sa propre histoire. On en sort un peu triste et surtout soulagé… d’avoir un emploi, si imparfait soit-il. Ne serait-ce que pour parvenir à cette conclusion, son pari est réussi !

Florence Aubenas, Le quai de Ouistreham (Editions de l'Olivier, 2010)

image de Ouistreham (sur www.tmlvoile.com)

 

00:05 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Documents et témoignages, Le monde comme il va | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : document; témoignage; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

29/03/2010

George Steiner - 1a

Bloc-Notes, 29 mars / Les Saules

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Il me tient à coeur de vous présenter aujourd'hui un des plus grands esprits de notre temps, George Steiner. Son histoire, en elle-même, n'est déjà pas banale: Né dans une famille juive autrichienne en 1929, exilé en France pour échapper à l'antisémitisme qui régne à Vienne à cette époque, il quitte l'Europe avec sa famille en 1940, étudie au lycée français de New York, à l'université de Chicago et parachève ses études avec un doctorat à l'université d'Oxford. Enseignant au Williams College (dans le Massachusetts), à Innsbruck, Cambridge et Princeton, il devient professeur de littérature comparée à l'université de Genève, avec - entre autres - des cours mémorables consacrés à mon ami William Shakespeare! Son parcours - tout sauf classique - explique peut-être sa fascination pour la langue, la traduction, la culture - outre le grec et le latin, son éducation est marquée par l'allemand, le français et l'anglais - avec un ancrage dans la tradition juive, même s'il se déclare athée: le signe d'une conscience complexe, d'une réflexion sans concession, d'une approche de la pensée en perpétuel devenir, comme ces vieux arbres qui se déploient avec élégance, mais gagnent aussi en lumière, en simplicité pour l'oeil qui les guette, au fil du temps.

Parmi les textes d'une oeuvre considérable, certains méritent qu'on s'y arrête un instant: La nostalgie de l'absolu (où il interroge le sens des spiritualités pour l'homme moderne), Maîtres et disciples (consacré à l'éducation et à la transmission du savoir), Réelles présences (le miroir tendu entre le déclin possible du sens et l'appréciation de l'art), Le silence des livres (leur rapport à l'intolérance, à la fin, à la destruction). Je pourrais encore citer Après Babel et Les passions impunies - deux oeuvres majeures - mais d'une accessibilité plus délicate pour le commun des mortels dont je suis!

Tous les thèmes mentionnés jusqu'ici - auxquels j'ajoute la question du mal et de la Shoah, omniprésente dans toute sa démarche de penseur - sont évoqués dans les entretiens de George Steiner avec Antoine Spire, Barbarie de l'ignorance (plus de deux heures sur CD) diffusés sur France Culture en 1998. Il s'agit là, à mon sens, de la meilleure introduction à l'hommes et l'oeuvre, indissociables. J'y ajoute deux livres essentiels, Errata (une évocation des frémissements du monde, de l'histoire, de la pensée) et Les livres que je n'ai pas écrits (la proximité délicate entre la perception, la compréhension et la création), sans doute le texte le plus humain, le plus intime et lucide qu'il a écrit à ce jour.

Pour terminer, sachez que le propre des grands hommes - c'est leur immense qualité - est de nous surprendre, toujours. Ainsi, vient de paraître en librairie un choix de chroniques du New Yorker, publiées entre 1967 et 1997. Vous y croisez  Alexandre Soljenitsyne, Simone Weil, Bertolt Brecht, Paul Celan, Georges Orwell, mais plus insolite, l'histoire de Bébert (le chat de Louis-Ferdinand Céline) ou d'Anthony Blunt (historien d'art anglais et espion). De quoi s'instruire en s'amusant...

Bref: que du bonheur!

George Steiner, Lectures - chroniques du New Yorker (Coll. Arcades/Gallimard, 2010)

Georges Steiner, Barbarie de l'ignorance, 2 CD (France Culture, Radio France et Harmonia Mundi, 1998)

26/03/2010

Les derniers jours de Stefan Zweig

Bloc-Notes, 26 mars / Les Saules

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La mode est - je le sais - à l'auto-fiction ou au récit biographique pour auteurs en mal de création, et si cette réflexion semble un peu caustique ou injuste, il existe fort heureusement quelques exceptions à la règle, tels Nuit ouverte de Clémence Boulouque, paru chez Flammarion - sur Regina Jonas, première femme rabbin ordonnée en 1935 - ou plus récemment, chez le même éditeur, Les derniers jours de Stefan Zweig, écrit par Laurent Seksik, dont le titre se passe de commentaire.

Si vous n'avez rien lu de Stefan Zweig - parmi ses chefs d'oeuvres: Lettre d'une inconnue, Le joueur d'échecs, Ivresse de la métamorphose, La confusion des sentiments, Vingt-quatre heures de la vie d'une femme, Le monde d'hier ou Voyage dans le passé - prenez vite ce livre qui se lit comme un roman, dresse un portrait saisissant des années 30 et de la guerre, et pénètre dans l'âme de cet incontournable écrivain en proie au pressentiment des barbaries à venir, à la désillusion sur ses semblables, à la nostalgie d'un passé révolu, à tout jamais. Bien que sérieusement documenté, ce livre est une oeuvre littéraire - une vraie - avec ses atmosphères vibrant au rythme du parcours de l'écrivain, de Vienne à New York et à Pétropolis enfin, où Stefan Zweig et son épouse Lotte se donneront la mort, le 22 février 1942.

Toute la tragédie humaine de cette époque est condensée dans ce récit. On y côtoie ses amis Joseph Roth - un autre auteur crépusculaire -, Ernst Feder - un journaliste berlinois - ou encore Georges Bernanos le conjurant de poursuivre sa littérature de résistance. Pourtant, parmi ces aspects sombres que l'Histoire a provoqués, Les derniers jours de Stefan Zweig est aussi une histoire d'amour, dramatique certes, à laquelle répondent comme un écho lointain ou un signe du destin ces vers de Heinrich von Kleist, cités par l'auteur: Seul peut goûter la joie de contempler le monde, celui qui plus rien ne désire... Jamais la vue n'est plus étincelante et libre qu'à la lumière du couchant.

Une magnifique évocation, qui ne peut qu'inciter à (re-)découvrir un des plus grands écrivains de sa génération.

Laurent Seksik est écrivain et médecin. Il a déjà publié La consultation (Coll. Pocket,2009), La folle histoire (Lattès, 2004) et Einstein (Coll. Folio Biographies, 2009).

Laurent Seksik, Les derniers jours de Stefan Zweig (Flammarion, 2010)

photographie: Stefan et Lotte Zweig (sur senat.fr)

 

 

00:20 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone, Stefan Zweig | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |