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11/02/2011

Coup de gueule

Bloc-Notes, 11 février / Les Saules

L'habit ne fait pas le moine: refrain connu, même au pays des livres! Il n'empêche pourtant qu'un texte est édité pour être partagé avec le plus grand nombre de lecteurs possible, ou tout au moins le devrait, indépendamment du sujet traité à l'audience prévisible plus ou moins conséquente, car s'il n'est pas nécessaire de conquérir le public des familiers - qui suivent un auteur, une maison d'édition, une collection - il en va tout autrement du lecteur curieux, prêt à se plonger dans un bain de jouvence que peut représenter un titre inattendu sur lequel il jettera son dévolu.

Les éditions en format de poche en fournissent quelques exemples récents qui vont du pire au meilleur et devraient faire réfléchir les responsables d'édition. La palme du mauvais goût, par exemple, revient au très beau récit de Colombe Schneck, Val de Grâce, paru chez J'ai Lu/Flammarion, dont la couverture ci-dessous n'incite guère à la découverte de son contenu:

 

littérature; éditeurs

A peine mieux inspiré, figure l'attachant roman de Fatou Diome, Inassouvies nos vies, paru chez J'ai Lu/Flammarion également, et dont le sort mériterait une audience plus significative:

 

littérature; éditeurs

Enfin, on peut s'étonner de l'image illustrant le magnifique roman de Noëlle Revaz, Efina, paru chez Folio/Gallimard, sans rapport aucun avec le sujet du livre:

littérature; éditeurs

Soyez rassuré, il existe aussi de belles réussites, telles Le voyage dans le passéde Stefan Zweig aux éditions Livre de poche, ou  La délicatesse de David Foenkinos, chez Folio/Gallimard: Deux très beaux textes qui gagnent un public élargi en raison d'un prix modique, mais aussi d'une présentation soignée. La palme du bon goût - cette fois-ci - revient au roman Les âmes soeurs de Valérie Zenatti, chez Points/Seuil, dont la couverture reflète avec bonheur le thème de ce roman émouvant:

littérature; éditeurs

Mais qu'il est triste tout de même que tant de livres inoubliables soient privés de cette saveur particulière dont respire leur contenu, au grand dam des auteurs qui sans doute, la plupart du temps, n'ont pas leur mot à dire... Un dernier morceau choisi, celui de La grand-mère de Jade écrit par Frédérique Deghelt et paru chez J'ai Lu/Flammarion, devrait inciter certains professionnels à revoir leur copie, vite... ou à changer de métier! 

 

littérature; éditeurs

 

00:05 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Noëlle Revaz | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; éditeurs | |  Imprimer |  Facebook | | |

08/02/2011

Jeanne Benameur

Bloc-Notes, 8 février / Les Saules 

littérature; roman; livres

Des types comme Antoine, il y en a beaucoup - de plus en plus pourrait-on dire - à Montreuil ou ailleurs... Un jour, leur univers vacille, parce que leur usine va fermer, que les propriétaires vont délocaliser le travail. A l'étranger, avec une main d'oeuvre à bas prix. Et il en rage, l'Antoine, comme bon nombre d'ouvriers qui lui ressemblent: Je voulais que tout le monde comprenne. Les bénéfices, ils sont là! Enormes! Leur mise, ils la ramassent et ils la multiplient. Si maintenant, avec la crise, ils en font un peu moins, des bénéfices, et même s'ils en font beaucoup moins, ils s'en sont tellement mis dans les poches qu'ils pourraient peut-être réfléchir à ceux qui leur ont permis tout ça, à la base! C'est nous quand même! C'est notre travail! 

Ce qui différencie pourtant Antoine - le jeune héros du roman de Jeanne Benameur, Les insurrections singulières - des autres, c'est qu'il perd aussi sa femme Karima qui l'abandonne après quatre ans de vie commune. Il n'a plus rien, sinon le souvenir de celle qui lui tenait la tête si près du ciel. Oh, ce ravage, il l'a pressenti sans comprendre, dans ce désamour qui ressemblait aux modèles réduits de son père qui n'avaient jamais pris la mer. Il sent bien que quelque chose cloche entre lui et les autres, entre lui et le monde... Il est affairé, mais pris dans la tenaille de ses rapports entre patrons et employés qui lui sonnent faux ou mieux, lui semblent une imposture à la vraie vie qui se laisse ronger par le rythme et la répétition de ces jours de rien... Mais laquelle pour lui qui a tout perdu? Comment être singuliers dans tout ce pareil qui nous mine? Nous, on était qui? 

Il entrevoit peu à peu les fissures de son existence qui de son amour de l'architecture l'ont mené à l'usine: Mon père a été un ouvrier, un vrai. Moi, j'ai fait l'ouvrier.(...) Le monde que je vis aujourd'hui n'est pas le monde. Le vrai monde est celui que je pressentais quand j'étais petit et il était immense. C'est le monde que j'ai dans les mots quand je roule à moto, quand je caressais le corps de Karima, quand je touche les livres rares, quand mes mains au fond de mes poches rêvent et que j'ai les yeux levés vers le ciel ou vers une fenêtre éclairée. Il est là, le monde. Je le sais. Je l'ai toujours su. Et tout le reste, c'est pour faire comme les autres.

Or l'acier, maintenant, c'est à Monlevade - au Brésil - qu'il sera traité. Heureusement pour Antoine, il y a l'ami Marcel qui tient boutique, vend des livres dont il lit les extraits qu'il a aimés à sa défunte épouse au cimetière, rien que pour elle. Tu vois, moi j'ai des passions, les livres, ça me sauve... je traverse mes temps morts avec des gens qui ont oeuvré pour ça, ceux qui ont écrit... je les aime et je leur suis infiniment reconnaissant du temps passé devant leur table... ils m'aident à traverser. Et qu'eux soient morts ou vivants, ça n'a plus aucune importanceUn brin philosophe, notre Marcel, qui n'aime pas les gens qui ressemblent à un cimetière ambulant, et plein d'humour confie à son jeune ami que les étiquettes élimées, quand on touche à l'essentiel, ça part au lavage!

Et voici qu'un beau jour, avec Marcel, il s'embarque au pays de ce Jean de Monlevade - pionnier de la sidérurgie brésilienne -, et au fond de lui-même aussi, peut-être. Au risque de griller toutes ses économies et de revenir à la case départ, sans le sou, mais que lui importe: il a franchi le pas le plus difficile... Même s'il serait dommage de vous dévoiler toute l'histoire - sa naissance à la lecture puis à l'écriture - sachez qu'il vivra ses rêves, sans craindre de buter contre ces mots qui ne franchissaient jamais ses lèvres - un truc de mecs! -  et demeuraient comme un caillou au creux de sa poitrine. Il se sentira léger, silencieux, bien vivant, enfin. Il connaîtra aussi l'amour, éprouvant auprès de Thaïs - c'est son nom - le même sentiment que lorsqu'il tenait entre ses mains les livres rares de Marcel, quelque chose de joyeux et de solide en même tempsAvec elle, ses mots à lui vivront enfin dans un éblouissement simple et naturel.

Il prolongera le carnet de son père qui consignait ses notes et ses désirs: J'écris pour tous ceux que j'aime et ceux que je ne connais pas. J'écris pour ceux que je croise dans la rue et qui ne savent pas que sur leurs visages je vois quelque chose de la vie qui passe.

Un hymne à la liberté que ce merveilleux livre dont tous les personnages de Jeanne Benameur respirent l'authenticité, gens de peu dont les pas nous accompagnent pour longtemps - dans un style vif et concis parfois proche de la poésie - avec la voix off de Marcel qui nous répète qu'on n'a pas l'éternité devant nous. Juste la vie...

Jeanne Benameur, Les insurrections singulières (Actes Sud, 2011)

23:55 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

01/02/2011

Jean-Louis Kuffer

Bloc-Notes, 1er février / Les Saules 

littérature; récit; livres

Tout commence avec un jardin, la lumière dans la maison, le chant du merle, ces visages sur une photo sépia, ces voix convoquées au gré du temps qui passe, ces sensations qui forgent les images et les mots. Le narrateur du roman de Jean-Louis Kuffer, L'enfant prodigue, d'une seule envolée comme dans un poème symphonique qui se démultiplie sous nos yeux - je pense à la ballade de la Karelia Suite de Jean Sibelius, ou Au matin extrait de Peer Gynt d'Edvard Grieg - visite avec tendresse et nostalgie, les moments de son enfance qui à eux seuls sont tout un roman: Je réentends le vieux Coboye à travers les années ou mon grand-père le Président, notre père le taiseux ou sa mère, mère-grand la râleuse, ou Grossvater le sentencieux, Greta la prêcheuse ou Lena la rieuse toujours à claironner son allègre soprano: je les connais mieux, eux tous et leur voix, que je ne me connais moi-même dont je n'entends pas la voix.

Comme du chapeau d'un magicien, au rendez-vous de sa mémoire émerge le quartier des Oiseauxle jeune Pilou - dont la mort est peut-être le passage le plus bouleversant du livre - Mickey de la tribu maudite, mêlés au souvenir des Pieds Nickelés et de Winnetou aiguisant le regard au dedans comme au dehors de celui dont la demoiselle Champoussin, son institutrice, note qu'il se laisse entraîner par son imagination. 

Un peu bohème, voué à être artiste, futur scribe de rien comme il le dit lui-même, promenant sa plume ou son pinceau sous le choc de l'émouvante beauté de l'or du temps, il comprend très tôt que sa vraie vie sera dans la voie tangente et que toute conformité à la loi de tous relèverait d'un malentendu...

Si Jean-Louis Kuffer laisse danser les mots de son narrateur - auquel il doit souvent ressembler comme un frère - avec douceur, humour et gratitude sur la toile de l'univers célébrant l’émerveillement renouvelé des miracles de chaque jour et la mélancolie qui pèse sur les ombres du cimetière, c'est pourtant au vertige du présent, auprès de Ludmila et de leur enfant qui recrée le monde à lui tout seul dans un rire, qu'il voue sa plus durable reconnaissance: Il a suffi d'une paire de ciseaux en plastique bleu pour faire éclater le premier rire de l'enfant. L'enfant est devenu Quelqu'un en voyant le père jouer avec cette petite paire de ciseaux de plastique qui ne coupe rien mais peut faire le loup ou le crocodile, ou les oreilles de lapin, ou les oreilles d'âne.

Entre mémoire et devenir, entre singularité et filiation, Jean-Louis Kuffer dessine avec L'enfant prodigue - vie et mort inextricablement mêlées - un bien beau chant du monde:

Tout nous échappe de plus en plus, avions-nous pensé, mais c'est aujourd'hui de moins en moins qu'il faut dire puisque tout est plus clair d'approcher le mystère prochain, tout est plus beau d'apparaître pour la dernière fois peut-être - vous vous dites parfois qu'il ne restera de tout ça que des mots sans suite, mais avec les mots les choses vous reviennent et leur murmure d'eau sourde sous les herbes, les mots affluent et refluent comme la foule à la marée des rues du matin au soir - et les images se déplient et se déploient comme autant de reflets des choses réelles qui viennent et reviennent à chaque déroulé du jour dans son aura.

Jean-Louis Kuffer, L'enfant prodigue (coll. Le Passe Muraille/D'Autre Part, 2011)

28/01/2011

Devoir de vacances 3/3

Bloc-Notes, 28 janvier / Les Saules

auteurs; littérature; livres

Toute bibliothèque est un territoire sans interdits ni barrières ouvert à tous, parfois un champ de mines dans lequel les traces de pas imprudentes du propriétaire peuvent être lues, même à son insu. Le plus souvent, je pense à sa ressemblance avec un jardin de fleurs rares condamnées à mourir asphyxiées si elles ne sont pas partagées. Quand ses bourgeons font danser la lumière ou recomposent les nuances de l'ombre, alors c'est - au contraire - le reflet de la gratitude devant leur éclat passager qui lui confère ces imperceptibles mouvements pourvoyeurs de signes.

Il en va ainsi des livres comme de la flore: une reconnaissance muette envers ceux qui - amis, libraires, professeurs - ont su un jour ou l'autre, par leur recréation, m'inviter à découvrir un écrit qui a pris depuis lors place dans ma bibliothèque et qu'à mon tour je partage tel mon bien le plus intime et le plus précieux. Nombreux auteurs, au fil des ans, ont ainsi modulé cet espace du coeur en fragile équilibre entre le dehors et le dedans, surgis par magie ou par surprise: La divine comédie de Dante Alighieri, La chartreuse de Parme de H.B.StendhalPapiers collés de Georges Perros, Le partage de midi de Paul Claudel, Le festin nudeWilliam S. Burroughs ou Panique à la Scala de Dino Buzatti.

Certaines traces demeurent plus profondes que d'autres, telles la bibliothèque de ma mère. Si je ne goûte peu sa ferveur pour Gatsby le magnifique deFrancis Scott Fitzgerald, je lui dois ces eaux vives et fertiles que cristallisent Fédor Dostoievski dans Les frères Karamazov, Emily Brontë dans Les hauts de Hurlevent, Alexandre Dumas dans Le comte de Monte-Cristo, François Mauriac dans Thérèse Desqueyroux... Une bibliothèque dans laquelle j'ai puisé Emile Zola, Jules Vallès, A.J. Cronin, Daphné du Maurier et mêlés aux classiques  Les clés de Saint Pierre de Roger Peyrefitte ou La mer à boire de Michel de Saint Pierre - aujourd'hui oubliés - attestant une pensée indépendante et contestataire qu'elle n'a pas épanoui dans sa vie sociale, au pays vaudois des y en a point comme nous!

Une ultime image. Un après-midi de janvier, à Berne. Avec mon père et ma mère, nous partons en bicyclette. Direction: la Bibliothèque pour tous, à une dizaine de kilomètres de notre domicile.  Du haut de mes onze ans, j'observe le manège lié à notre abonnement autorisant l'emprunt de six livres par quinzaine, dont deux - obligatoires - ne sont pas des romans! Ce sont eux qui éveillent mon goût pour la lecture: Chopin ou le poète par Guy de Pourtalès et La vie passionnée d'Amedeo Modigliani par André Salmon

La première graine de bonheur annonçait le printemps...

01:05 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, François Mauriac, Georges Perros, H.B. dit Stendhal | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : auteurs; littérature; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

27/01/2011

Devoir de vacances 2/3

Bloc-Notes, 27 janvier / Les Saules

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Ma bibliothèque n'est pas immuable. Une succession de lignes, de traits d'union, de fulgurances, dont le dénominateur commun n'est pas le passé, mais au contraire une superposition de regards sur le monde dont je tire une force souterraine qui me projette dans l'avenir et fait de moi ce que je suis aujourd'hui: un tissu de passions, de métamorphoses, de contradictions.

Pêle-mêle, dans cette caverne d'Ali-Baba aux trésors souvent relégués aux oubliettes, des curiosités telle La Gana de Jean Douassot et Ravages de Violette Leduc voisinent Le monde désert de Pierre-Jean Jouve ou Le vertige d'Alexandre Kalda, témoins d'amours malheureuses. Un peu plus loin, Le journal d'un curé de campagne de Georges Bernanos me rappelle qu'il a failli m'expédier très jeune au séminaire!

Sur mon fauteuil, je réserve  un espace pour les livres auxquels je veux - depuis près d'un an - consacrer une notice qui me refuse encore le premier mot: Réelles présences de George Steiner, Comme personne de Hugo Hamilton, Les dents du topographe de Fouad Laroui, Le cortège de la mort d'Elizabeth GeorgeJe note aussi dans ce recensement laborieux, certaines absences, telles les classiques Vaubourdolle ou les classiques Larousse de la première heure - avec lesquels j'ai découvert le théâtre de Jean Racine ou les poèmes d'Alfred de Musset, d'Alphonse de Lamartine, de Victor Hugo - et qui ont disparu lors d'un déménagement. D'autres plus récents manquent à l'appel, parce que les aimant beaucoup, je les ai souvent offerts, jusqu'à mon dernier exemplaire, sans y prendre garde. C'est le cas, par exemple, du roman de Frédérique Deghelt, La grand-mère de Jade ou le recueil d'Yves BonnefoyDans le leurre du seuil 

Dans ma bibliothèque, le fil rouge de tous ces écrits épars demeure, depuis mes premières découvertes - Les fleurs du mal de Charles Baudelaire et Les nourritures terrestres d'André Gide - celui de la poésie qui transcende toutes choses dans la proximité et la distance, appréhende le réel et lui donne un sens dont semble bannie toute cécité. Je revisite, dans ce monde à part qui se dévoile avec parcimonie à l'oreille inattentive, ces discrets messagers que sont Paul Verlaine, Louis Aragon, Philippe Jaccottet, Paul Eluard, Rainer-Maria Rilke, Anna Akhmatova, Ossip Mandelstam et bien d'autres.

Restent enfin, dans ce chaos en mouvement, les auteurs auxquels je voue une tendresse particulière et qu'à coup sûr, j'emporterais dans mes bagages sur une île déserte, tant leur richesse m'est inépuisable: William Shakespeare, Albert Camus, René Char - bien sûr! - et... La Bible. Qui l'eût cru?

Ite missa est...

(à suivre)  

25/01/2011

Devoir de vacances 1/3

Bloc-Notes, 25 janvier / Les Saules

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Il est des tâches qu'invariablement, je retarde au fil des ans. Celle par exemple, de ranger ma bibliothèque, non pas en raison de la poussière qui s'y accumule comme sur une bonne réserve de Bordeaux, mais parce que tout l'espace de ma chambre est occupé par des livres en attente: sur ma table de nuit, au pied de mon lit, même sur l'unique fauteuil où une cinquantaine d'ouvrages manquent d'être lus ou relus, classés ou offerts, voire d'être intégrés avec un commentaire sur le blog de La scie rêveuse... Je repousse jusqu'au dernier instant cette ingrate besogne avec tout l'aplomb d'une paresse congénitale, car je sais qu'avant de m'y atteler, il me faut déménager une centaine de livres de ma bibliothèque actuelle et les déplacer à l'autre bout de l'étage de notre maison, dans le bureau de mon père, que je squatte, faute de place. 

Le premier pas franchi, le plus difficile - mettre la main à la pâte, comme on dit chez nous -, je retrouve, comme un délicieux sortilège, ce contact physique au livre qui me confond au moment de sa lecture dans le temps, ce mélange d'odeurs, de papiers et d'encres qui porte la trace de voyages dans mes poches ou d'annotations, de passages significatifs tracés au stabilo. Tout un monde!

Et voici que je prends les livres de ma bibliothèque, l'un après l'autre - avec la menace d'une éviction - pour mesurer s'ils me sont encore d'une quelconque importance, porteurs d'apprentissage ou de vécu, et comme à chaque fois, j'accorde des grâces à profusion: A Maurice Blanchot dont la plupart des récits, tels Le dernier homme ou Au moment voulu ne parviennent plus à m'émouvoir mais ressemblent à un vitrail de jeunesse qui me bouleversait alors; à E.M. Cioran dont les écrits, à l'exception de La chute dans le temps, me confortaient dans un mal de vivre récurrent et qui aujourd'hui m'ennuient, me font rire ou me soulagent, m'aidant toutefois par leur présence singulière à mesurer le chemin parcouru; au peu sympathique Henry de Montherlant, dont Port-Royal et Mais aimons-nous ceux que nous aimons ont suscité à une certaine époque, de vrais bonheurs de lecture; à Julien Green qui, outre son Journal, m'a bouleversé avec Chaque homme dans sa nuit, un roman qui, je le crains, a dû terriblement vieillir. 

Beaucoup de tendresse en revanche, à retrouver la trace personnelle d'écrivains dans ma vie. Ceux qui m'ont dédicacé un livre qui ne m'a jamais quitté: Hector Bianchiotti pour Sans la miséricorde du ChristVirginie Lou pour Eloge de la lumière au temps des dinosauresYves Navarre pour Le coeur qui cogne, et plus près de nous, Jean-Louis Kuffer pour Les passions partagées, Olivier Adam pour A l'abri de rien, Katherine Pancol pour Vu de l'extérieur. 

Sans oublier, entre deux ouvrages, involontairement dissimulées, les lettres ou cartes postales, dont un message sensible et reconnaissant de Jacques Chessex, à la parution de son recueil de poèmes Le désir de la neige... 

Je me rappelle - ici, maintenant - devant l'étendue de tous ces livres, une phrase de Cicéron qui me chamboule tout soudain comme une évidence: Si vous possédez une bibliothèque et un jardin, vous avez tout ce qu'il vous faut.  

Il va à l'essentiel, le bougre...

(à suivre)

00:13 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Jacques Chessex, Jean-Louis Kuffer, Katherine Pancol, Yves Navarre | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : auteurs; littérature; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

21/01/2011

Alexandre Jardin 1b

Bloc-Notes, 21 janvier / Les Saules

Un devoir de mémoire, signé Jean Ferrat...


12:48 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Chansons inoubliables, Documents et témoignages | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique; variété | |  Imprimer |  Facebook | | |

Alexandre Jardin 1a

Bloc-Notes, 21 janvier / Lyon

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Je connais mal Alexandre Jardin. A peine le souvenir d'un roman que j'avais autrefois aimé pour sa fraîcheur de ton et l'originalité de son propos, L'île des gauchers: l'histoire de Lord Jeremy Cigogne, un aristocrate anglais qui, à trente-huit ans, cherche à convertir la passion pour sa femme Emily en un amour véritable sur une île aux coutumes singulières. Quelques images aussi: celle d'un jeune homme au visage un peu poupon débordant d'un parisianisme agaçant, invité régulièrement sur les plateaux de télévision; celle plus mûrie du co-fondateur de l'Association Lire et faire lire, destinée à favoriser la rencontre et le dialogue entre des enfants et des retraités à travers la lecture; celle enfin d'un homme grave à l'émotion contenue, découvert voici une semaine dans le cadre du journal télévisé en Suisse Romande, répondant aux questions du présentateur Darius Rochepin au sujet de son dernier livre, Des gens très bien...

Dans la préface au récit de son père Pascal, Le nain jaune, Alexandre Jardin écrit: Je viens de lire Le nain jaune de bout en bout pour la première fois : depuis la mort de mon père, je n'y parvenais pas. Ce livre, ce miraculeux Nain jaune, je me le gardais comme une bonne bouteille que l'on met à vieillir au frais pour la boire en une grande occasion, histoire de fêter des retrouvailles. Je ressors groggy. Je tremble, comme si sa soif de père me torturait à mon tour. Pourquoi faut-il que nous ne réussissions à nous parler d'amour que par-delà les tombes ? Il y a sans doute de la pudeur dans tout cela ; j'y vois surtout une immense infirmité. Mais les grands livres ne sont-ils pas toujours des jambes de bois ?

Une préfiguration à la douleur de l'enfantement de son dernier opus - sommes-nous tous condamnés à ne percevoir que ce qui résonne avec nos douleurs? - consacré à son grand-père, Jean Jardin, directeur du cabinet de Pierre Laval du 20 avril 1942 au 30 novembre 1943, couvrant le terrible événement de la rafle du Vél d'Hiv, le 16 juillet 1942, avec la question centrale qui taraude son petit-fils: Pourquoi n'a-t-il pas démissionné ce jour-là?

L'idée de ce livre a pris racine en 1999. Dix ans de recherches, de réflexions, de plongée au fond de soi-même, non pour réécrire l'Histoire, mais pour tenter de comprendre celle de la famille Jardin: Publier ces pages encolérées reste pour moi une réparation minimale. Elles me permettent de renoncer aux bénéfices sympathiques de notre légende et assurent une certaine sape de notre crédit; ce qui est bien le moindre. Le parfum joyeux qui nimbait la saga de notre clan n'y résistera pas. Je signe ces pages comme on refuse un héritage devant notaire. Pour sectionner une filiation après l'avoir reconnue. 

Ces fiançailles du chagrin et de la pitié comme il le dit si bien, ne plairont pas à tout le monde, pas plus aux Jardin qu'à d'autres qui ont soigneusement effacé de leur mémoire cette période de l'Occupation qui a tout de même - pour certains - exercé une force d'attraction envers une idéologie audacieuse, créative, fascinante dont il est de bon ton de ne pas raviver les cendres.   

Au sein de tout ce petit monde qui gravite autour du cercle familial de Vevey, Alexandre Jardin ne ménage personne: ni Raymond Abellio, ni Coco Chanel, ni Couve de Murville, ni Robert Aron ou encore Paul Morand, avec en contrepoint un émouvant passage reflétant sa rencontre avec Frédéric Mitterand dans l'oeil duquel il a vu la douleur muette d'un homme qui, lui aussi, avait dû être esquinté par une famille de gens très bien où l'on pratiquait une cécité intensive. Sévère avec lui-même, il l'est aussi, devançant les critiques de ceux qui pourraient lui reprocher de cracher sur des morts qui ne peuvent se défendre: A l'époque du Roman des Jardin, mes nerfs n'étaient pas à l'épreuve de la vie.

A présent que je quitte ma condition de faux-monnayeur polygraphe, d'illusionniste espiègle pour oser m'aventurer dans le réel, qui vais-je devenir? Un type un peu dégoûté par le projet de s'autocréer. Sans doute serai-je moins ce que je raconte. Et plus domicilié dans ma propre peau.

Qu'il devait donc l'aimer, ce nain jaune qui ne se lassait pas de croquer des chocolats Lindt ultra-fins au bord du lac Léman et qu'il imagine à la fin du livre, quand il lui demande d'arrêter la rafle et s'entend répondre, comme un écho lointain: Mon chéri, les choses ne sont pas si simples...

Le récit de cet homme en colère qui dresse un réquisitoire impitoyable contre les siens n'est sans doute pas à opposer au Roman des Jardin, version enjouée et affectueuse de son évocation familiale à laquelle répondent aujourd'hui les mots de la tragédie et du refus: Peut-être que mûrir, justement, c'est accepter de vivre dans l'étau de nos contradictions.

Le regard d'Alexandre Jardin n'est pas celui d'un historien, qu'on se le dise; il y a des redites, parfois, ou des faiblesses, tel le chapitre un peu simpliste intitulé Le nain vert qui évoque le personnage controversé de Tariq Ramadan; mais c'est le prix d'un écrivain qui choisit délibérément de privilégier, avec un courage discret et poignant, une éthique personnelle plutôt qu'une réussite de style, soucieux d'être au plus vrai possible de sa propre histoire.

Depuis l'âge de quinze ans, je ne suis retourné qu'une seule fois sur la tombe du Nain Jaune et celle de mon père, voisines dans le cimetière bucolique de Vevey; à l'exception des enterrements où je ne pouvais pas me défiler. Mes propres enfants n'en connaissent pas l'emplacement. Ils ne se sont jamais inclinés devant nos ascendants communs. Nulle négligence dans cette dérobade au long cours. Je n'ai jamais pu déposer de fleurs sur leurs mensonges. (...) Même une petite fleur m'aurait semblé un outrage aux enfants du Vél d'Hiv, une des pages les plus nauséabondes de l'histoire de France contemporaine...

Alexandre Jardin, Des gens très bien (Grasset, 2011)

Pascal Jardin, Le nain jaune (coll. Folio/Gallimard, 1999)

Alexandre Jardin, Le roman des Jardin (coll. Livre de poche/LGF, 2007)

Alexandre Jardin, L'île des gauchers (coll. Folio/Gallimard, 1995)

18/01/2011

Fabio Geda 1b

Bloc-Notes, 18 janvier / Les Saules

Présenté par les éditions Liana Levi, voici un autre regard sur Dans la mer il y a des crocodiles de Fabio Geda..., ci-dessous:

 

Si vous maîtrisez la langue italienne, vous pouvez également retrouver cette interview de Fabio Geda et de Enaiatollah Akbari accordée à Caffeina Web TV:


 

Fabio Geda 1a

Bloc-Notes, 18 janvier / Les Saules 

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Enaiatollah Akbari, âgé de dix ans à peine, est né dans la province de Ghazni, au sud-est de l'Afghanistan. Il est hazara, une ethnie méprisée et souvent réduite à l'esclavage tant par les talibans que les patchounes. Son père est mort. Les patchounes l'avaient contraint - pas seulement lui, mais aussi beaucoup d'autres hazaras de notre région - à faire des allers-retours en Iran avec un camion pour y chercher les marchandises qu'ils vendaient dans leurs magasins. (...) Pour forcer mon père à travailler, ils lui ont dit: Si tu ne vas pas en Iran chercher ces marchandises pour nous, on tue ta famille. Si tu t'enfuis avec la marchandise, on tue ta famille. S'il manque de la marchandise ou qu'elle est abîmée, on tue ta famille. (...) J'avais six ans - peut-être - quand mon père est mort. Il semble que dans les montagnes, un groupe de bandits ait attaqué son camion et l'ait tué. Quand les patchounes ont appris que le chargement de mon père avait été volé, ils sont venu voir ma famille pour dire qu'il leur avait causé du tort, que leur marchandise était perdue et que nous devions le rembourser.

Sa famille - comme bien d'autres - connaît l'oppression, la sueur et les larmes, mais surtout la peur face à la violence et aux menaces qui les entourent. Un jour - la plus terrible des preuves d'amour - sa mère, fuyant leur maison de Nava, l'abandonne à Quetta, un village pakistanais non loin de la frontière afghane, avec trois commandements pour tout bagage: Ne pas prendre de drogues, ne pas utiliser d'armes, ne pas voler.

Commence alors pour Enaiatollah Akbari un périple de cinq ans, le conduisant du Pakistan à l'Italie, en passant par l'Iran, la Turquie, la Grèce. Un voyage long, dangereux, à haut risque. Il apprend à se débrouiller pour survivre et même s'il côtoie l'horreur ou la misère, son regard toujours tourné vers l'avenir reste sensible à la beauté des sentiments - qui lui sera marquée à certaines heures en raison de sa bonne éducation, de sa politesse, de son habileté - traduite par un sourire de gratitude qui ne le quitte jamais.  

Ce livre est le récit de son incroyable aventure, transcrite par Fabio Geda avec un souci de coller au plus près de sa vérité, non sans nous partager une oeuvre littéraire à part entière. Si son odyssée racontée avec naturel et simplicité nous touche tant, c'est qu'elle transpire de l'empathie de son auteur, lui-même éducateur depuis une dizaine d'années auprès de mineurs immigrés à Turin et qui ne nourrit d'autre souci que de décliner une histoire dont il ne se veut que le témoin. 

Mais au-delà de ces fragments de vie que nous expose Enaiatollah Akbari, ce livre nous sensibilise aux réalités de l'immigration - le trafic des êtres humains, les coups qui pèsent sur les clandestins, la fuite par nécessité - dont Dans la mer il y a des crocodiles montre avec une douce ironie qu'elle n'est ni noire, ni blanche.

Comme Le rapport de Brodeck de Philippe Claudel - sur une toute autre thématique - ce livre devrait faire l'objet d'une lecture partagée en classes, afin de faire reculer, peut-être, auprès des générations futures, un peu de cette cécité ou de cette indifférence qui gangrène jusqu'à notre vision stéréotypée - pleine de préjugés - d'un monde silencieux qui tremble et s'agite, tout près de nous.

Aujourd'hui, notre jeune rescapé a 22 ans, un permis de séjour depuis 2007, étudie, profite enfin d'une vie bien à lui, a des amis et parle l'italien comme un turinois! Dans le dernier chapitre du livre - l'un des plus émouvants que je vous laisse découvrir - vous verrez qu'il renoue avec les siens. Il rêve de repartir en Afghanistan pour s'y rendre utile ou devenir - en Italie - le porte-parole de sa communauté, nous dit Fabio Geda. Une belle leçon de vie qui n'occulte malheureusement pas l'aventure d'autres enfants semblables à lui qui ont fait le voyage avec la même détermination, mais qui n'ont survécu à l'enfer. Ce livre est aussi la trace de leur histoire, transparente, invisible, engloutie dans le ventre des baleines ou des crocodiles... 

Fabio Geda, Dans la mer il y a des crocodiles - l'histoire vraie d'Enaiatollah Akbari (Liana Levi, 2011)