03/05/2010
Michel Crépu
Bloc-Notes, 2 mai / Les Saules
Le livre de Michel Crépu, Lecture - Journal littéraire 2002-2009, démarre très fort. Dans les premières pages de son dernier ouvrage, il nous place sous un angle de vision qui capte immédiatement notre intérêt, nous bouscule et nous interpelle:
Notre époque, par sa sauvagerie analphabète, excitante et raffinée jusqu'à la bêtise extrême, est une des plus surprenantes qui aient jamais paru à la surface de cette planète. Décadence? Mais non. La décadence, c'est bon pour les myopes. Nous autres avons de bons yeux, et nous savons nous en servir. Il y a du nouveau, quelque chose de beaucoup plus subtil que le vieux nouveau désormais en maison de retraite. Ce sont des choses qu'un lecteur perçoit à la longue, en cours de croisière, car c'est une chance (pas toujours) de pouvoir relire. Ces modifications de la lumière, ces retournements, ces apparitions brusques, ces disparitions étranges: entre-temps, tel auteur connu comme le loup blanc, une star des classiques, est devenu underground; tel autre, qui était porté disparu, est au contraire repassé du terrier à la scène, de la mort à la vie: on croyait le connaître par coeur et puis finalement non, un système solaire se cachait à l'intérieur, que nous n'avions pas remarqué. Les fonds marins de la bibliothèque changent sans cesse, il faut suivre, ça bouge très vite, très lentement, les deux à la fois. On se trompe tout le temps, on prend la vitesse pour de la lenteur et vice versa. De là l'insuffisance notoire de ce qu'on appelle la critique littéraire, je sais de quoi je parle. Or il n'y a pas de critique littéraire, il n'y a que des lecteurs plus ou moins attentifs, il n'y a qu'une lecture, plus ou moins suivie, profonde, disponible, libre. Que tout cela vienne parfois à la surface d'un journal ou d'une revue est la partie visible de l'iceberg. C'est à dire très peu.
Voilà qui introduit parfaitement aux lectures de cet auteur, rédacteur en chef - entre autres activités - de la Revue des Deux Mondes. Plotin y est maintes fois cité, mais aussi, parmi les plus savoureux, Chateaubriand, Nietzsche, Philippe Jaccottet ou tout près de nous Pierre Bourdieu et Michel Onfray auxquels il ne fait pas de cadeaux! Ce qui contribue à faire de ce livre une absence de ressemblance à bien d'autres usant d'une intention voisine, tient à ce subtil alliage entre la réflexion et la poésie, entre la lecture et le décor qui peut la susciter. La parfaite harmonie? Peut-être.
Une atmosphère attachante baigne nos pas entre ces lignes consacrées à l'art - et pas uniquement à la littérature - qu'on voudrait prolonger à l'infini. Le contenu est intelligent, mordant, lucide, attentif, sensible: Deux heures du matin, petit vent dans la cheminée, froid sibérien dans la cour. Décision solennelle de relire toute la Comédie humaine de Balzac...
Des tissus de mots, respirés avec bonheur, dont se forgent nos propres rêves - à nous aussi - pour peu que les circonstances, le parfum ou le silence alentour nous y prédisposent...
Michel Crépu, Lecture - Journal littéraire 2002-2009 (Gallimard, 2010)
publié dans Le Passe Muraille no 82 - juin 2010
00:05 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Le Passe Muraille, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bloc-notes; littérature; essai; livres | | Imprimer | Facebook |
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