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13/12/2010

Tony Judt

Bloc-Notes, 13 décembre / Les Saules

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Tony Judt s'est éteint 6 août 2010 à l'âge de 62 ans à New York. Historien britannique, écrivain et professeur, il fut un spécialiste réputé de l'Europe, directeur de l'Erich Maria Remarque Institute de l'Université de New York et contribua fréquemment à la New York Review of Books. Il nous laisse aujourd'hui en traduction française - 2008 pour l'édition anglaise - une trentaine d'articles publiés dans diverses revues, sous le titre évocateur de Retour sur le XXe siècle: une histoire de la pensée contemporaine.

Nous croyons avoir appris suffisamment du passé pour savoir que bon nombre de vieilles réponses ne marchent pas; et sans doute est-ce vrai. Mais ce que le passé peut réellement nous aider à comprendre, c'est l'éternelle complexité des questions. Par ces mots qui résument fort bien les propos de son auteur, la nécessité et la rigueur de sa démarche, nous sommes invités à revisiter les tragédies de l'histoire du siècle dernier, dans leur contexte, sous un regard plus complexe que celui que nous présentent, trop souvent, les politiques ou les enseignants, les journalistes ou les romanciers.

Le problème est le message, note encore Tony Judt: que tout cela est derrière nous, que le sens en est clair et que nous pouvons maintenant avancer - délestés des erreurs passées - dans une époque meilleure et différente. (...) Au lieu d'apprendre l'histoire récente aux enfants, nous les promenons dans les musées et les mémoriaux. Et c'est bien contre cet effort de simplification ou de tradition commémorative que ce livre formidable trouve un sens fondamental à travers quelques figures marquantes appartenant au monde des idées: Arthur Koestler, Primo Levi, Manès Sperber, Hannah Arendt, Albert Camus ou encore Edward Said, parmi les plus significatives: témoins de leur temps et pourtant incompris, contestés de leur vivant, pour leur anticonformisme, pour leur refus de l'amalgame - politique, religieux, social - que l'on attendait d'eux pour qu'ils intègrent définitivement les manuels d'histoire.

L'engagement des intellectuels en Europe, les défaites de la France, l'héritage de la Grande-Bretagne, le silence des agneaux aux Etats-Unis, la question juive, la chute du communisme comptent parmi les sujets les plus passionnants traités par Tony Judt. A défaut de fournir des solutions aux malaises et aux inégalités du début de ce XXIe siècle, ils réorientent nos leçons d'histoire, réveillent notre mémoire et bousculent nos idées reçues.

Certains portraits ressemblent à une traînée de vitriol plutôt pertinente: Louis Althusser, Tony Blair ou George Bush, par exemple. En revanche, sur la question sociale à l'aube du siècle nouveau - il est vrai que l'article a été écrit en 1997 - sa vision est quelque peu dépassée, voire irréaliste, avec le retour à l'Etat providence dont la majorité des européens aujourd'hui ne veut plus. Néanmoins, là aussi, les réflexions de Tony Judt ne méritent pas d'être ignorées: Dix-sept pour cent de l'actuelle population de l'Union européenne vivent en dessous du seuil officiel de pauvreté, défini comme un revenu d'au moins 50% inférieur au revenu moyen du pays concerné. (...) La crise sociale concerne moins le chômage que ce que les français appellent les exclus. (...) Ces gens - qu'il s'agisse de parents isolés, de travailleurs à temps partiel ou à durée déterminée, d'immigrés, de jeunes sans qualification, ou de manutentionnaires mis à la retraite prématurément - ne peuvent ni vivre décemment, ni participer à la culture de leur communauté locale ou nationale, ni offrir à leurs enfants des perspectives meilleures que la leur.

Si la conception marxiste de l'Etat a marqué de son empreinte l'espoir du XXe siècle et la désillusion qu'elle a entraîné, nous aurions tort de nous frotter les mains: il reste à prouver que celle qui prévaut actuellement un peu partout dans le monde, reposant sur la seule économie de marché, connaîtra un avenir plus radieux. Les réponses à toutes ces questions graves évoquées plus haut risquent, bien au contraire, de se radicaliser si ce modèle peu convaincant - voire cynique - est appelé à perdurer... Tony Judt dixit!        

Tony Judt, Retour sur le XXe siècle: une histoire de la pensée contemporaine (Héloïse d'Ormesson, 2010)

00:05 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Documents et témoignages, Le monde comme il va | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : actualité; histoire; pensée; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

05/12/2010

Stéphanie Janicot

Bloc-Notes, 5 décembre / Les Saules

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L'originalité n'est pas la caractéristique la plus répandue en littérature. Pourtant, elle tombe parfois entre nos mains, à l'improviste, comme un fruit mûr tombé du ciel. Cela m'est arrivé voici quelques années avec le roman de Stéphanie Janicot, Dans la tête de Shéhérazade - publié chez Albin Michel en 2008 et présenté dans ces colonnes.

Ce même auteur nous partage aujourd'hui son amour de la littérature avec cette plongée ébouriffante dans le monde des lettres, 100 romans de première urgence pour (presque) tout soigner: Je me doute que, comme tout un chacun, vous êtes parfois la proie de questions existentielles, de problèmes matériels, de petits riens agaçants qui vous rendent la vie quotidienne un peu pénible. Lorsque ces soucis se font plus pressants, vous êtes peut-être tentés de courir chez votre psychanalyste - non, ne rougissez pas, on l'a tous fait -, lequel, moyennant une somme exorbitante, va vous écouter en hochant la tête. Au mieux vous délivrera-t-il une petite dizaine de phrases qui vous auront coûté la bagatelle de 80 euros, tarif parisien moyen pour une demi-heure de thérapie. Autrement dit, chaque phrase vous aura coûté 8 euros. Savez-vous que pour ce même prix - 8 euros - vous pouvez obtenir des centaines e phrases, voire des milliers? Il vous suffit pour cela de trouver le roman - en livre de poche de préférence - adapté à votre problème. Et croyez-moi, il en existe toujours un car il n'est pas un problème sur cette terre qui n'ait été expérimenté par un écrivain et relaté sous la forme d'une bonne histoire.

Ainsi commence cette ballade littéraire composée d'une quarantaine de courts chapitres déclinés en symptômes, remèdes et conseils de lecture: En finir avec la famille, booster son ego, négocier avec l'amour, aimer son travail, garder le moral ou toucher le fond... C'est souvent drôle et les observations de l'auteur sur la vie - à coup sûr d'une battante - sont pertinentes, généreuses, pleines de bon sens et truffées d'anecdotes qui nous rappellent à tous, immanquablement, quelque chose! 

Ses choix littéraires sont aussi des perles de savoir dans notre nuit parfois obscure. Ainsi, d'un thème à l'autre elle constitue un bouquet aux mille senteurs, évoquant - parmi d'autres - Stendhal, Stefan Zweig, Emily Brontë, Joyce Carol Oates, Jim Harrison, Jonathan Coe, Sandor Maraï, Assia Djebar, Léonora Miano ou Fatou Diome.

A titre personnel, je suis heureux que l'on se souvienne encore - grâce à Stéphanie Janicot - de La symphonie pastorale d'André Gide (sur le handicap), du Pavillon des enfants fous de Valérie Valère (sur l'anorexie) ou de La cloche de verre de Sylvia Plath (sur la dépression), à tort un peu négligés, depuis une dizaine d'années.

Une lecture savoureuse à laquelle - adultes ou adolescents - nous pourrons ajouter nos propres remèdes puisés dans les livres de nos bibliothèques et qui sait, un jour en faire un livre, jumeau de celui-ci... 

Stéphanie Janicot, 100 romans de première urgence pour "presque" tout soigner (coll. Livre de poche/LGF, 2010)

29/11/2010

Actualité de la poésie

Bloc-Notes, 29 novembre / Les Saules

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La poésie demeure le poumon de l'humanité et poursuit sa marche exigeante, discrète, individuelle à l'encontre d'une pensée unique, si présente dans les conversations ou les médias, voire dans la production littéraire de bon nombre d'éditeurs. Cela se vérifie tous les jours, et si vous naviguez parfois sur Facebook, vous serez étonnés par l'omniprésence de la poésie: sous toutes ses formes, obéissant à des desseins différents, surgie d'horizons multiples souvent inattendus, célébrant l'écrit sans frontières autour duquel les lecteurs attentifs se régénèrent, invités à prolonger l'émotion, la confronter à leur vécu, l'intégrer à leur culture. Un bel exemple pour louer au passage les moyens d'expression de ces nouvelles voies de la communication qui prennent le relais des supports traditionnels - plus restrictifs, figés ou absents - afin de favoriser la lecture et l'écriture partagées, signes palpables d'une ouverture au monde, reflets d'un besoin salutaire dans de nombreux domaines, dont la poésie - ou la musique, malheureusement - qui voit son espace réduit de jour en jour, dans les grandes chaînes commerciales... 

J'espère toutefois que les trois nouveautés choisies ci-dessous, échapperont à la règle des 44 jours de présence moyenne en librairie et que vous ne serez pas contraints de vous les procurer par Internet! Pour le premier titre proposé, le mérite en revient aux éditions Gallimard qui, sous la conduite de Eglal Errera, nous proposent une anthologie poétique, Les Poètes de la Méditerranée. Un travail extraordinaire, qui, sur 960 pages au format poche - mais avec une présentation et une typographie très soignées - nous présente les auteurs actuels de 24 pays, en édition bilingue. Si certains poètes sont disponibles dans d'autres éditions courantes - Adonis, Vénus Khoury-Ghata, Abdelattif Laâbi, Nuno Judice, Bernard Noël, Ismail Kadaré - la plupart nous sont inconnus, originaires de Grèce ou de Syrie, d'Egypte ou de Tunisie, du Montenegro ou de Slovénie. Dans la préface de ce livre, Yves Bonnefoy note: La Méditerranée est confiée à la poésie. On peut espérer que la poésie la gardera avec elle; en elle, à combattre, à espérer. Cette anthologie est à chaque page un enchantement, une découverte, une confirmation du rôle essentiel que représente la poésie, véritable contre-pouvoir à la culture de masse, par l'acuité de son regard et l'indépendance de son esprit.

Une autre nouveauté mérite d'être signalée: Comme un morceau de nuit, découpé dans son étoffe, né de la plume de Deborah Heissler, seconde publication de cet auteur paru aux éditions Cheyne, vouées à la poésie contre vents et marées depuis trente ans! Un bel objet en parfaite adéquation avec son contenu. Une écriture fine et légère, plus chaleureuse que dans son précédent ouvrage - Près d'eux, la nuit sous la neige - pour dire la force du silence, les sensations mêlées à l'observation de la nature ou de la lumière qui déconstruisent notre vide intérieur et lui redonnent un centre de gravité, pour autant que nous prenions du temps de le lire sans hâte et d'en respirer les senteurs invisibles: J'entre dans la lumière advenant comme un miracle au sein de la durée irréelle de l'hiver. Atonalité des formes, de leurs contours tremblés, qui favorise un autre ordonnancement des lieux, la redécouverte de l'horizon avec au loin l'accord du solide et de l'ajouré. Un des plus beaux recueils poétiques de l'année, dont un autre extrait figurera sous peu dans Le poème de la semaine.

Enfin, j'achève ce tour d'horizon avec Poésies - 1997/2004, écrit par Claire Genoud, qui a publié auprès du même éditeur - Bernard Campiche - deux recueils de nouvelles, Poitrine d'écorce et plus récemment Ses pieds nus, déjà présenté dans ces colonnes. Une écriture viscérale, au plus près du corps, sur le fil continu d'une déchirure: celle du poème en miroir qui tourbillonne au-dessus du vide, tremble au bord du gouffre comme le signale Alexandre Voisard. Le lac peut bien lècher mes sandales comme un chat trop fidèle. Je n'ai qu'une envie, celle de plâtrer ses rives et de sangler sa peau battante au brouillard hivernal, car je ne veux plus des saisons qu'il s'obstine à dresser sur nos toits. D'un coup de plume, je ferai souffler la bise pour assécher son eau. Magnifique!

A cette grande méditerranéenne, Andrée Chedid, le mot de la fin: Il est vital pour le poète de lever des échos, et de le savoir. Nul mieux que lui ne s'accorde aux solitudes ; mais aussi, nul n'a plus besoin que sa terre soit visitée. 

Eglal Errera, Les poètes de la Méditerranée - Anthologie (coll. Poésie/Gallimard, 2010)

Deborah Heissler, Comme un morceau de nuit, découpé dans son étoffe (Cheyne, 2010)

Claire Genoux, Poésies / 1997-2004 (coll. Campoche/Campiche, 2010)

Image: Georges Braque, Deux oiseaux sur fond bleu (1963)

18/11/2010

Alexandre Vialatte

Bloc-Notes, 18 novembre / Lausanne - Rolle 

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En ces temps bien ingrats où je vois ployer mon fauteuil sous le poids de trop nombreux livres de l'année pas encore lus auxquels se mêlent les premières épreuves de l'an 2011, je prends un malin plaisir à me dérober à cet exercice de haute voltige, pour me plonger avec délectation dans un de ces ouvrages sur lesquels les intempéries du temps qui passe n'offrent aucune prise. Ainsi, après Albert Camus, Paul Valéry et Alain, c'est à un autre de ces auteurs inoxydables que je reviens aujourd'hui: Alexandre Vialatte, et son dernier livre, Critique littéraire, présentant un choix de chroniques parues entre 1950 et 1970 dans le quotidien La Montagne, le mensuel Le spectacle du monde ou l'hebdomadaire Paris-Match.

Au lieu d'être écrivain, il aurait pu être peintre: celui qui en quelques coups de crayons est capable d'éclairer un style, de suggérer une atmosphère, de mettre en évidence des traits de caractère parfois piquants sans céder à la désinvolture, parfois insolents ou tendres sans déraper vers la méchanceté, mais avec une plume qui traduit la concision d'un dessinateur.

Parmi les auteurs évoqués dans cette anthologie, quelques portraits sont jubilatoires. Sur Antoine Blondin par exemple, il note, à propos de Monsieur Jadis: L'école du soir, c'est l'école de Nerval, pleine de fantasmes et de fantômes, et qui finit au petit matin, sur un pendu ou sur les bancs du commissariat, après un grand feu d'artifice tiré par l'imagination, dans l'exaltation des alcools. (...) C'est le programme de la terre brûlée, en face de l'invasion de la vie avec ses monstres exigeants et monotones. Tout est dit!

Sur Kafka - dont il a signé plusieurs traductions - il écrit: Ses yeux sont comme des soleils noirs; il a l'air de Cocteau; ou du mauvais élève avec sa cravate de travers. Bref, il semble sentir la tombe, ou le soufre, ou la dynamite. C'est l'ombre du corbeau sur la neige du cimetière. J'aimerais chanter le joyeux garçon qui était en lui

Deux autres exemples sont révélateurs de son regard, de son originalité, de son talent. A propos de François Mauriac: Ses romans sentent la résine et le péché mortel. La digitaline, le poison. L'officine de Circé, la chambre de malade. La forêt de pins. La vieille salle à manger. Les vieux papiers de notaire. La table de nuit mal aérée. Puis, de temps en temps, il ouvre une fenêtre et on voit le ciel. Enfin, il dit de Louise de Vilmorin: Elle réalise ce prodige de rester une femme élégante en travaillant comme un homme de métier. C'est une grande dame qui se fabrique ses bijoux avec plus d'art que son joaillier.

Avouez que peu d'écrivains usent d'images aussi vives, minutieuses, pleines d'esprit, de liberté et d'audace pour mettre en perspective leurs contemporains!

L'écriture, le style, la qualité de l'exception littéraire tiennent aussi une place prédominante dans ses critiques, quand il aborde Louis-Ferdinand Céline, Valéry Larbaud ou Roger Nimier. Il amuse ou instruit à tour de bras, n'accordant aucun répit à ses lecteurs qui lui emboîtant le pas avec l'insouciance d'un ami de longue date. Ses mots se bousculent sur le papier, mais combien ses intuitions s'avèrent justes: Le talent est toujours d'actualité. Le génie, encore plus, bien sûr. (...) Gide ne disait-il pas qu'on reconnaît un chef d'oeuvre à ce que, placé en face de lui, on ne songe jamais à comparer? C'est ce qui arriverait avec Buzzati, si Franz Kafka n'avait pas existé. Car il rappelle toujours Kafka. Et pourtant, paraît-il, il ne l'a jamais lu.

La citation d'André Gide pourrait être attribuée à Alexandre Vialatte. Lisez vite Critique littéraire. Je vous promets qu'après l'avoir apprivoisé, vous vous précipiterez dans une bibliothèque ou une librairie pour lire les auteurs dont il nous parle avec tant de passion, de légèreté, de respect. Commencez par les oubliés: Antoine Blondin, Roger Nimier, Jean Dutourd dont la saveur demeure incomparable! Et comme cela arrive - hélas - assez souvent, après ces découvertes, il vous sera peut-être difficile d'enchaîner avec la lecture du dernier chef d'oeuvre qui vient de paraître...  

C'est tout le problème avec les grands crus!

Alexandre Vialatte, Critique littéraire (Arléa, 2010)

Antoine Blondin, Monsieur Jadis  ou l'école du soir (coll. Folio/Gallimard, 2002)

Roger Nimier, Histoire d'un amour (coll. Folio/Gallimard, 1992)

Jean Dutourd, Le déjeuner du lundi (coll. Folio/Gallimard, 1986)

13/11/2010

Relire Albert Camus 6/6

Bloc-Notes, 13 novembre / Les Saules

Lettre à une inconnue - VI

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Regardez, la neige tombe! Oh, il faut que je sorte! Amsterdam endormie dans la nuit blanche, les canaux de jade sombre sous les petits ponts neigeux, les rues désertes, mes pas étouffés, ce sera la pureté, fugitive, avant la boue de demain. Voyez les énormes flocons qui s'ébouriffent contre les vitres. Ce sont les colombes, sûrement. Elles se décident enfin à descendre, ces chéries, elles couvrent les eaux et les toits d'une épaisse couche de plumes, elles palpitent à toutes les fenêtres. Quelle invasion! Espérons qu'elles apportent la bonne nouvelle. Tout le monde sera sauvé, hein, et pas seulement les élus...

Albert Camus, La chute

Très chère amie,

Je n'ai pas le don des larmes - cet éclair obscur capable d'illuminer les âmes d'exception - qui gagne tant de monde quand le paysage vire au gris, qu'une femme vous quitte, qu'un chèque en bois scelle votre destinée ou que le couperet tombe sur nos semblables. Il en est ainsi depuis ce jour fatidique dont je vous parlerai plus loin. Ah, l'insupportable compréhension des hommes qui m'ont alors couvert de leur mansuétude, de leur prévenance, de leur consolation, résonnant à mes oreilles comme un piano désaccordé! Vraiment je l'affirme: rien ne vaut le silence - même celui de Dieu - à cette mascarade qui voudrait singer l'absence et nous rallier à la meute. 

Mais je m'égare. La nuit tombe sur Venise et m'enveloppe d'une douceur éphémère à laquelle répondent sporadiquement les rires des passants, invisibles le long du Rio Bareteri. Savez-vous pourquoi j'aime tant Venise? Parce que je n'y croise aucun de mes fantômes! Il m'est donc plus aisé d'en parler ici, de préférence à une femme, sensible à la résonance intime, et dont le charme, souvent, m'a enclin aux confidences. Je vais donc vous raconter une histoire qui ressemble à celle du narrateur de La chute, bien que dans un contexte totalement différent.

Voici une vingtaine d'années, jeune assistant d'histoire rattaché au département des Sciences de l'Antiquité, je partageais depuis six mois à Amsterdam, dans Hobbemastraat, un studio avec une jeune fille de mon âge, L., dont j'étais éperdument amoureux. Un jour, alors que je rentrais chez moi, je la vis sur le trottoir d'en face, isolée des autres passants. Je lui fis un signe de la main puis, ne m'ayant pas aperçu, je joignis au geste la parole avec la ferveur d'un chanteur napolitain! Elle s'arrêta, me chercha des yeux et soudain me reconnut. Un sourire désarmant dessina sur ses lèvres la surprise et l'impatience de me rejoindre. Elle se précipita pour traverser la rue, toute entière à son bonheur, sans anticiper le passage d'une voiture. Puis un choc, un cri. La stupeur et l'effroi. Enfin le silence. A quelques mètres de la scène, je demeurai figé, comme si le temps s'était arrêté et que le présent, tout à coup vidé de toute signification, s'abîmait en moi sans fin face au désastre. Le corps de L. semblait endormi. Un mince filet de sang s'écoulait de son oreille, aucun autre indice n'insinuant la trace d'une violence quelconque. Ses yeux qui traduisaient une dernière fois cette détermination et cette fragilité qui m'avaient toujours bouleversé - dont j'ai retrouvé un éclat comparable dans les vôtres - s'accompagnaient d'une muette incompréhension qui demeura figée dans ma mémoire, pour toujours.

Qu'ajouter, sinon que depuis cette mortelle traversée, j'ai fui les églises et pourtant, me croirez-vous si je vous dis que cet événement m'a rapproché de lui, le galiléen, dans la souffrance et la mort sans fondement ni justification? Quant à nos amis les hommes, je les ai évités, eux aussi. A propos, regardez-les, asphyxiés de bonté mais ployant, pour la plupart d'entre eux, sous des croix imaginaires toutes plus lourdes les unes que les autres, immunisés par leurs certitudes contre le malheur! J'ai ainsi choisi, afin de ne pas aggraver leur inconfort, de reprendre goût à la comédie: une manière de garder la main, je l'avoue, car sans ce jeu de scène qui rature le quotidien au gré des vents mauvais, quel fardeau encombrant serions-nous pour tous ces écorchés du coeur?

Reviendrez-vous à Venise, l'année prochaine? Sa lumière discrète invite aux épanchements. Nous n'y parlerons plus d'Albert Camus, mais de vous. De plus, n'avons-nous pas tous - vous aussi je présume - notre cortège de noyés qui ne demandent qu'à revivre, avouez-le... ?  

Je vous abandonne aux paysages d'Amsterdam si admirablement décrits par notre ami Jean-Baptiste Clamence, cités en préambule à cette lettre. Gardez-en l'humeur légère, apaisée où perce, malgré la gravité des propos, une secrète espérance. 

Nous avançons, et rien ne change. Ce n'est pas de la navigation, mais du rêve.

Vous me manquez déjà...

Luc

Albert Camus, La chute (coll. Folio/Gallimard, 2007)

 

00:51 Écrit par Claude Amstutz dans Albert Camus, Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature: récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

12/11/2010

Relire Albert Camus 5/6

Bloc-Notes, 12 novembre / Les Saules

Lettre à une inconnue - V

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Il était une heure après minuit, une petite pluie tombait, une bruine plutôt, qui dispersait les rares passants. Je venais de quitter une amie, qui, sûrement, dormait déjà. J'étais heureux de cette marche, un peu engourdi, le corps calmé, irrigué par un sang doux comme la pluie qui tombait. Sur le pont, je passai derrière une forme penchée sur le parapet, et qui semblait regarder le fleuve. De plus près, je distinguai une mince jeune femme, habillée de noir. Entre les cheveux sombres et le col du manteau, on voyait seulement une nuque, fraîche et mouillée, à laquelle je fus sensible. Mais je poursuivis ma route, après une hésitation. Au bout du pont, je pris les quai en direction de Saint-Michel, où je demeurais. J'avais déjà parcouru une cinquantaine de mètres à peu près, lorsque j'entendis le bruit, qui, malgré la distance, me parut formidable dans le silence nocturne, d'un corps qui s'abat sur l'eau. Je m'arrêtai net, mais sans me retourner. Presque aussitôt, j'entendis un cri, plusieurs fois répété, qui descendait lui aussi le fleuve, puis s'éteignit brusquement. Le silence qui suivit, dans la nuit soudain figée, me parut interminable. Je voulus courir et je ne bougeai pas. Je tremblais, je crois, de froid et de saisissement. Je me disais qu'il fallait faire vite et je sentais une faiblesse irrésistible envahir mon corps. J'ai oublié ce que j'ai pensé alors. "Trop tard, trop loin..." ou quelque chose de ce genre. J'écoutais toujours, immobile. Puis à petits pas, sous la pluie, je m'éloignai. Je ne prévins personne.

(...)

Ne sommes-nous pas tous semblables, parlant sans trêve et à personne, confrontés toujours aux mêmes questions bien que nous connaissions d'avance les réponses? Alors racontez-moi, je vous prie, ce qui vous est arrivé un soir sur les quais de la Seine et comment vous avez réussi à ne jamais risquer votre vie. Prononcez vous-même les mots qui, depuis des années,n'ont cessé de retentir dans mes nuits, et que je dirai enfin par votre bouche: "O jeune fille, jette-toi encore dans l'eau pour que j'aie une seconde fois la chance de nous sauver tous les deux!" 

Albert Camus, La chute

Mon amie,

Ainsi donc vous êtes musicienne? Violoniste... J'aurais dû m'en douter! Alors vous comprendrez sans doute à la lumière de ces derniers extraits - dont je vous parlerai demain - pourquoi certaines oeuvres musicales me sont devenues insoutenables. Sublimes, bouleversantes, inoubliables certes, mais réduites au secret qui nous ronge, impuissants, comme un cancer inéluctable. Voulez-vous un exemple? Prenez l'adagio de la 6e symphonie de Gustave Mahler, et vous m'en direz des nouvelles! L'amour, le sang et la croix réunis...

Je vous enverrai demain un dernier mot avant votre départ pour Londres. Quant à moi, je prépare mes bagages pour regagner Amsterdam où je réside depuis de longues années. Quelle coïncidence! Ne dit-on pas que c'est la Venise du Nord?  

J'attends impatiemment de vous lire, curieux de savoir si un serrement de coeur vous étreint à la lecture de ces quelques lignes de La chute. Les vôtres me sont un enchantement.

Votre ami,

Luc 

Albert Camus, La chute (coll. Folio/Gallimard, 2007) 

00:20 Écrit par Claude Amstutz dans Albert Camus, Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

11/11/2010

Relire Albert Camus 4/6

Bloc-Notes, 11 novembre / Les Saules

Lettre à une inconnue - IV

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Oui, nous avons perdu la lumière, les matins, la sainte innocence de celui qui se pardonne à lui-même.

Albert Camus, La chute

Ma douce amie, 

Je comprends la perplexité qui transpire de votre dernier message. Pas d'issue pensez-vous, à ce tohu bohu rocambolesque qu'est le monde? Pas si vite! Dans les temps forts de notre existence, il y a bien des tentations: celle du suicide par exemple, mais j'y suis peu sensible, car malgré tout, la compagnie des hommes - dont vous faites partie - m'est précieuse, capable de me surprendre et de m'amuser bien davantage que la roulette russe. Il y a aussi le sacrifice, mais tout le monde n'est pas Mère Teresa ou l'Abbé Pierre, et je n'ai guère les dispositions du galiléen! Avec la révolte, tout devient plus intéressant: sans elle, ne sommes-nous pas les otages ou emblèmes de nos merveilleuses démocraties?

Et ce n'est pas tout. Comme moi, sans doute, vous disposez d'un éventail trompeur pour survivre à votre guise: l'ignorance, le mensonge, le cynisme ou l'ironie qui sait si bien tenir à distance la tragédie du réel. L'indifférence aussi, mais dont l'inconvénient est de nous réduire à la médiocrité, à la servilité, à l'insignifiance... Fermez les yeux un instant: vous êtes dans un supermarché, vous n'avez qu'à vous servir parmi ce bric-à-brac que je vous propose, et comme nous sommes presque tous meilleurs comédiens que nous le pensons, notre choix d'un jour risque de passer totalement inaperçu. Tant mieux, car, quelles que soient vos convictions ou stratégies de survie, quel usage en feront donc les autres? Hop, vite: une étiquette qui leur ressemble, les conforte dans leur jugement ou les rassure dans leur tiédeur! Avouez que tout cela prête à rire...

Mais vous m'avez demandé quelle pouvait bien être ma propre voie et je vais tenter au mieux de vous répondre. Pour ce faire, je vais user d'une anecdote: tout à l'heure, avant de vous écrire, je me promenais sans but précis dans le quartier de San Polo, lorsque je me trouvai devant la Basilique de Santa Maria gloriosa dei Frari. Avec un léger pincement au coeur. Une réminiscence. A votre âge, lors de mon premier voyage à Venise, en cette lointaine époque où je fréquentais encore les églises - vous saurez un jour pourquoi il en est ainsi - j'y avais passé un temps certain devant l'Assomption du Titien. Je me souviens de cette foule dense dont je ne percevais, dans mon silence intérieur, que le bruissement des tissus. Le soleil traversait les vitraux, tandis que discrètement, l'organiste du lieu jouait All'Elevazione de Domenico Zipoli. Et je priais, figurez-vous!

Eh bien, aujourd'hui, j'ai franchi la porte de la Basilique à une heure où je n'étais confronté ni aux fidèles, ni aux curieux ou autres amateurs d'art. Ni signe de croix, ni génuflexion, mais devant cette même Assomption du Titien, j'ai pensé à Blaise Pascal: Vous avez deux choses à perdre : le vrai et le bien, et deux choses à engager : votre raison et votre volonté, votre connaissance et votre béatitude; et votre nature a deux choses à fuir : l'erreur et la misère. Votre raison n'est pas plus blessée, en choisissant l'un que l'autre, puisqu'il faut nécessairement choisir. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter. 

Telle est ma réponse. Considérez-la comme un acte notarial dont vous hériterez un jour! J'ajoute que, comme notre ami Jean-Baptiste Clamence dans La chute, je l'aime bien, le galiléen, lui qui a ouvert la voie, fut si peu suivi sinon - comme dans nos idéologies contemporaines ou nos entreprises - sous la forme d'un étendard de réglements, de lois, d'observances. L'aiguillon de la mort, en quelque sorte. Il s'est d'ailleurs bien gardé de la créer, son église - cet ami auquel je parle tous les jours dans ma petite chapelle intérieure qui ressemble à une roulotte de bohémien - car lui, il savait ce qu'il adviendrait...

Restons-en là pour aujourd'hui. Il se fait tard et soudain la fatigue se fait insistante. Demain, je vous partagerai d'autres extraits du livre d'Albert Camus: préparez vos mouchoirs! 

Je me réjouis de vous lire et de vous écrire: quelques battements de coeur sur un sol de granit...

Avec ma sincère amitié,

Luc 

Albert Camus, La chute (coll. Folio/Gallimard, 2007)

00:03 Écrit par Claude Amstutz dans Albert Camus, Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

09/11/2010

Relire Albert Camus 3/6

Bloc-Notes, 9 novembre / Les Saules

Lettre à une inconnue III

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Tenez, savez-vous pourquoi on l'a crucifié, l'autre, celui auquel vous pensez en ce moment, peut-être? Bon, il y avait des quantités de raisons à cela. Il y a toujours des raisons au meurtre d'un homme. (...) La vraie raison est qu'il savait, lui, qu'il n'était pas tout à fait innocent. S'il ne portait pas le poids de la faute dont on l'accusait, il en avait commis d'autres, quand même il ignorait lesquelles. Les ignorait-il d'ailleurs? Il était à la source, après tout; il avait dû entendre parler d'un certain massacre des innocents. Les enfants de la Judée massacrés pendant que ses parents l'emmenaient en lieu sûr, pourquoi étaient-ils morts sinon à cause de lui? Ces soldats sanglants, ces enfants coupés en deux lui faisaient horreur. Mais, tel qu'il était, je suis sûr qu'il ne pouvait les oublier. Et cette tristesse qu'on devine dans tous ses actes, n'était-ce pas la mélancolie inguérissable de celui qui entendait au long des nuits la voix de Rachel, gémissant sur ses petits et refusant toute consolation? La plainte s'élevait dans la nuit, Rachel appelait ses enfants tués pour lui, et il était vivant!

Sachant ce qu'il savait, connaissant tout de l'homme, confronté jour et nuit à son crime innocent, il devenait trop difficile pour lui de se maintenir et de continuer. Il valait mieux en finir, ne pas se défendre, mourir, pour ne plus être seul à vivre et pour aller ailleurs, là où, peut-être, il serait soutenu. Il n'a pas été soutenu, il s'en est plaint et pour tout achever, on l'a censuré. Oui, c'est le troisième évangéliste, je crois, qui a commencé de supprimer sa plainte. "Pourquoi m'as tu abandonné?" c'était un cri séditieux, n'est-ce pas? Alors, les ciseaux! Notez d'ailleurs que si Luc n'avait rien supprimé, on aurait à peine remarqué la chose: elle n'aurait pas pris tant de place, en tous cas. Ainsi, le censeur crie ce qu'il proscrit. L'ordre du monde aussi est ambigu.

Il n'empêche que le censuré, lui, n'a pas pu continuer. Et je sais, cher, ce dont je parle. Il fut un temps où j'ignorais, à chaque minute, comment je pourrais atteindre la suivante. Oui, on peut faire la guerre en ce monde, singer l'amour, torturer son semblable, parader dans les journaux, ou simplement dire du mal de son voisin en tricotant. Mais, dans certains cas, continuer, seulement continuer, voilà ce qui est surhumain, vous pouvez m'en croire. Il a crié son agonie et c'est pourquoi je l'aime, mon ami, qui est mort sans savoir.

Albert Camus, La chute 

Ma tendre amie,

Comme convenu, je ne ferai aucun commentaire de ce texte, aujourd'hui. Ces quelques lignes n'ont d'autre dessein que celui de vous remercier: votre lettre me fut remise ce matin, à mon hôtel. J'y apprends que votre convalescence touche à sa fin - je ne vous savais pas souffrante - et forme mes voeux les meilleurs pour que bientôt les étoiles dansent dans vos yeux avec allégresse.

Il me reste tant à vous dire...

Avec toute mon amitié,

Luc

Albert Camus, La chute (Coll. Folio/Gallimard, 2007)

00:13 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

08/11/2010

Relire Albert Camus 2/6

Bloc-Notes, 8 novembre / Les Saules

Lettre à une inconnue - II

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Dieu n'est pas nécessaire pour créer la culpabilité, ni punir. Nos semblables y suffisent, aidés par nous-mêmes. Vous parliez du Jugement Dernier. Permettez-moi d'en rire respectueusement. Je l'attends de pied ferme: j'ai connu ce qu'il y a de pire, qui est le jugement des hommes. Pour eux, pas de circonstances atténuantes. (...) Je vais vous dire un grand secret, mon cher. N'attendez pas le Jugement Dernier. Il a lieu tous les jours.

Albert Camus, La chute

Bien chère amie,

Peut-être vous êtes-vous procuré le livre - La caduta, en langue italienne - et en avez entrepris la lecture. Si tel est le cas, ne vous interrogez-vous pas, comme je le fais presque tous les jours sur cette invariable question qui nous taraude depuis la création du monde: pourquoi donc avons-nous à tel point soif d'amour? N'ayez crainte, nous ne nous écartons pas du sujet! Alors? Parce que ce trop plein indéfinissable qui nous habite a besoin d'exister, de s'épanouir, d'être partagé; parce que sans lui la solitude nous pèse et que la vie nous est tout simplement insupportable, vide de cet esprit de conquête plus aveuglant que la plus cruelle des lumières, pareil à un silence blanc qui laisse la place au pouls insistant de la mémoire. Celle des souvenirs réconfortants, mais bien vite mêlés aux autres, ceux des blessures - davantage d'amour-propre que d'amour - qui au fil du temps se sont accumulées, fondues au grand Fourre-Tout: fissure de notre visibilité, de nos vantardises, de nos hontes ou autres représentations en trompe l'oeil que nous ne parvenons plus à nous cacher à nous-mêmes.

A vous qui pourriez être ma fille, ces propos peuvent prêter à sourire - votre conscience reflète encore les enthousiasmes désarmants de la jeunesse - mais Albert Camus n'avait pas l'âge de 20 ans quand il écrivit La chute, ni moi non plus quand je commençais  de l'aimer. Quant au narrateur de son livre, Jean-Baptiste Clamence, il fait partie du club, le mien, celui des rescapés: Pas assez de cynisme et pas assez de vertu. Nous n'avons ni l'énergie du mal, ni celle du bien. Le club de ceux qui préservent leur humanité par quelques attachements désintéressés, comme notre malheureux héros: J'aime les chiens d'une très vieille et très fidèle tendresse. Je les aime parce qu'ils pardonnent toujours.

Ah, le pardon! Quelle transition idéale pour aborder un autre thème cher à notre auteur bien-aimé: La liberté. Vous ne voyez pas le rapport? Cherchez bien... Comme nous la convoitons tous - déjà en culottes courtes - avec ferveur et empressement, avant même le sexe ou la reconnaissance des autres qui finissent immanquablement par s'y confondre! Combien elle fatigue celui qui, l'ignorant, nage comme le saumon  à contre-courant, au risque de se fracasser contre les pierres de la rivière, abandonné de tous. Combien elle use et détruit pour se confondre peu à peu à l'indépendance ou la distanciation. La belle affaire... En son nom, que de causes défendues, de justifications, de crimes, de condamnations subsistant comme un filet amer à l'heure de rendre des comptes...

Tiens, une pluie fine gagne la piazza San Marco. Le ciel est mordoré ce matin, auréolé de cette brume apaisante qu'on ne peut contempler nulle part ailleurs, sinon à Paris, autant qu'il m'en souvienne. Vous me manquez, et pourtant, que je ne ressemble pas au saule pleureur de notre paysage quotidien: vous écrire m'est déjà une chance et libère en moi des énergies salutaires.

Je regagne mon hôtel en fredonnant La Stravaganza d'Antonio Vivaldi, qui s'accorde si bien avec l'humeur du temps. Demain je vous parlerai du galiléen - oui, parfaitement: lui, le premier chrétien et le seul peut-être - un des points culminants du récit d'Albert Camus. Tout un programme, pardi!

Bien à vous,

Luc

Albert Camus, La chute (Coll. Folio/Gallimard, 2007)

06:08 Écrit par Claude Amstutz dans Albert Camus, Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

07/11/2010

Relire Albert Camus 1/6

Bloc-Notes, 7 novembre / Les Saules

Lettre à une inconnue - I

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Quand on a longtemps médité sur l'homme, par métier ou par vocation, il arrive qu'on éprouve de la nostalgie pour les primates. Ils n'ont pas, eux, d'arrière-pensées.

Albert Camus, La chute

Chère amie,

Il me faut ici, en préambule, rendre grâce pour notre rencontre fortuite au Café Florian, sur la piazza San Marco à une heure où les touristes sont davantage enclins à forniquer ou se préparer au spectacle - ce qui entre nous soit dit est à peu près la même chose - plutôt qu'à s'en remettre au hasard qui surprend les pas des plus égarés. Lisant distraitement La Reppublica, non loin de moi, assise à une table voisine, je vous ai tout de suite reconnue. Je veux dire que vous me rappeliez quelqu'un - mais de cela il sera question plus tard - par le timbre rauque de votre voix, votre regard vif et pénétrant, votre sourire franc, sans négliger cette allure sauvage et raffinée dans laquelle je pressentais un goût exquis pour les belles choses. Nous avons sympathisé, très vite, bercés par les musiques ambiantes auxquelles tous les deux nous nous abandonnions avec insouciance: Le prélude de La Traviata de Verdi, L'Oblivion d'Astor Piazzolla, l'intermezzo de La Cavaliera Rusticana de Mascagni. Quelques verres de Fragolino plus tard, nous avons parlé de littérature, et d'Albert Camus plus particulièrement. Vous m'avez exposé votre penchant pour Le mythe de Sisyphe et L'étranger - que j'aimais infiniment dans ma jeunesse - et j'y répondis par mes préférences pour L'homme révolté et La chute. Ce dernier, que vous n'avez dit n'avoir jamais lu encore, je vous ai avoué qu'il était mon livre préféré, le seul que j'emporterais sur une île déserte par commodité - diable, 153 pages au format livre de poche, cela reste dans mes cordes - et par conviction aussi. Peut-être. Du moins je veux le croire. Cela vous a intrigué et j'ai promis que je vous en partagerais quelques extraits ponctués de réflexions personnelles à ma manière facétieuse, dont l'en-tête de cette lettre est un bel exemple. Le contraire d'une pelouse helvétique en quelque sorte, et que vous découvririez à votre retour, dans votre boîte à lettres, à Florence.

Mais je plaisante, car au bout de ma plume je ne sais encore que vous en dire, sinon prolonger avec vous, comme une traîne de mariée s'étendant au-delà de l'horizon - voilà que je cède à nouveau à la théâtralité, cette longue habitude qui ressemble à un antidépresseur ingurgité à vie! - l'agréable parcours fléché que nous avons suivi hier soir à travers les ruelles de Venise et qui m'a remémoré des heures plus innocentes que celles d'aujourd'hui. Ah, ce bienheureux et rare désarroi qui en résulte...  

Donc, comme promis, voici l'histoire de La chute d'Albert Camus. Un personnage: Jean-Baptiste Clamence, juge-pénitent comme il se définit lui-même, ancien avocat parisien désormais domicilié à Amsterdam à la suite de circonstances ou d'événements qui ont bouleversé sa vie. Brillant et séducteur, cet homme à qui tout réussit, qui un jour crut à la justice et à la vertu, ne sait plus éprouver les vertiges du bonheur et se confesse dans un admirable monologue, à un inconnu. Ayant perdu ses illusions, fuyant les hypocrisies du coeur, du monde et de l'histoire, il scrute auprès de lui son propre passé, l'implique dans son récit au point de le conduire progressivement à devenir son propre miroir. Un joli tour de force, pas vrai? 

Fin de l'histoire? Au contraire, tout commence... et vous n'êtes pas à bout de vos surprises. Mais pour l'heure, je dois vous abandonner à regrets, épuisé par cette raréfaction de l'air - même ici le long du Canale Grande - qui me rappelle aux bons souvenirs de mes bronches de jeune homme...

Peut-être n'aimons-nous pas assez la vie? Avez-vous remarqué que la mort seule réveille nos sentiments? 

A demain donc. Je vous embrasse,

Luc 

Albert Camus, La chute (coll. Folio/Gallimard, 2007)

 

00:26 Écrit par Claude Amstutz dans Albert Camus, Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |