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29/08/2010

Douna Loup

Bloc-Notes, 29 août 2010 / Les Saules

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La forêt est grande, profonde, vibrante, vivante et vivifiante. Elle est quelque chose comme une femme qui voudrait l'homme sans lui dire. Quelque chose qui dit oui sous la robe mais qui s'est perdu dans la bouche, qui devient tendre dans l'humus et vous jette les ronces au visage. La forêt est comme ça, ici. Le sauvage sait y faire. L'attirance qu'elle éprouve à se faire explorer, elle la garde au-dedans, de la sève en puissance qui coule sous la terre, qui monte comme une odeur et vous emballe sur-le-champ. Même le ciel, au-dessus, ne reste pas indifférent. Qu'elle soit froissée après la pluie, comme les femmes qui préfèrent se doucher avant, qu'elle soit bouillante de soleil, comme celles qui brûlent après la porte d'entrée, la forêt, ici, elle ne laisse personne sortir indemne. elle retient un peu de notre substance dans sa rivière profonde. Elle se charge d'enseigner l'ardeur. 

Ainsi commence le roman de Douna Loup, L'embrasure, qui nous raconte l'histoire d'un jeune chasseur pour lequel la forêt est son monde, à lui, à la fois inépuisable - il en découvre les odeurs, les murmures, les couleurs au gré des saisons - et rassurant - il est le chasseur, le maître du jeu et des heures - au point que, hormis auprès de quelques amis qu'il fréquente au café du village ou des femmes de passage, rien d'autre ne l'intéresse, ni personne. Seulement voilà, deux événements vont bousculer le petit monde de cet être frustre, quoique plus complexe qu'il n'y paraît au premier regard. Il découvre un mort dans sa forêt. Un étranger. Que cherchait-il? Qui est-il? Près de son cadavre - son nom est Laurent Martin - il s'empare d'un carnet qui va l'interpeller et le conduire où il n'aurait voulu aller.

Mais notre jeune homme n'est pas au bout de ses surprises, car il va rencontrer une femme peu ordinaire, Eva - Zorah, dans une autre vie qu'elle ne veut raviver - qu'il accepte d'héberger pour la nuit, mais quand il veut s'approcher d'elle, il se voit maintenu de force à l'écart par... un flingue! Pourtant, peu après ce moment de leur rencontre, il sent que la situation lui échappe: Je m'approche, je vois qu'elle a les yeux fermés, j'aimerais la toucher mais je ne peux pas, sa respiration fait comme une brise profonde sous ses omoplates. Je n'ai même plus envie de la prendre ou de la serrer, juste la regarder me met dans une paix formidable et je m'aperçois que je n'ai jamais vu quelqu'un dormir. J'ai vu des femmes abandonnées un moment après l'étreinte. J'ai vu des morts, j'ai vu des bébés dans leurs poussettes, mais je n'ai jamais vu une femme dormir.

Auprès d'Eva qui l'ouvre à une humanité insoupçonnée, tout bascule et s'il se laisse apprivoiser, à son rythme, ce n'est pas sans connaître sur ce délicat parcours les affres de l'angoisse, de la résistance et du doute. La perte de son indépendance, de son territoire, de ses habitudes? Pour Eva, je sens les larmes toutes proches, comme des bombes prêtes à éclater, peut-être parce qu'elle dégage quelque chose comme du sel qui vous fouette le visage, ou parce qu'elle fait voyager de façon inconnue dans les lieux que je connais le mieux au monde.

La lente maturation des êtres touchés par la grâce - cette attirance, cette légèreté, cette élévation impossibles à décrire - nous réserve les plus beaux passages de ce livre qui ne verse à aucun moment dans l'invraisemblable ou l'artificiel: La musique, dans le salon de thé, force le silence à se ramasser en boule dans mon cerveau. Je me réjouis de boire et manger. La nuit passée est comme l'inverse d'une bombe, elle a fait de moi un homme rassemblé en entier. Un bloc. C'est pour cela que mes mots se forcent à être au plus proche d'eux-mêmes avant de sortir tout en vrac, pour ne pas briser l'unité qui résonne dedans. Eva n'a pas peur de mon silence. Elle voit bien mes yeux bafouiller de lumière.

Je suis ébloui par ce premier roman - la plus remarquable découverte de l'année! - dont la beauté du style n’est pas le moindre des mérites. D'une construction irréprochable, servi par une écriture sensuelle jouant habilement de la progression dramatique de ses personnages, il réjouira les amoureux de la langue, de l'intimité et de la nature. 

Le site Internet des éditions du Mercure de France nous apprend que Douna Loup est née en 1982 en Suisse, de parents marionnettistes. Elle passe son enfance et son adolescence dans la Drôme. À dix-huit ans, son Baccalauréat Littéraire en poche, elle part pour six mois à Madagascar en tant que bénévole dans un orphelinat. À son retour elle s'essaye à l'ethnologie, elle nettoie une banque suisse pendant trois mois, garde des enfants durant une année, écrit sa première nouvelle, puis devient mère, et étudie les plantes médicinales. Après avoir vendu des tisanes sur les marchés et obtenu un certificat en Ethno-médecine, elle se consacre pleinement à l'écriture, en même temps qu'à ses deux filles. Elle vit aujourd’hui en Suisse.

Sur Dailymotion - http://www.dailymotion.com/video/xdsjth_douna-loup-l-embrasure_creation - vous pouvez rencontrer l'auteur qui présente son roman et en lit quelques extraits.

Avec Gabriel Nganga Nseka, elle a publié Mopaya, récit d'une traversée du Congo à la Suisse, aux éditions de L'Harmattan, en avril 2010. 

 Douna Loup, L’embrasure (Mercure de France, 2010)

photographie: Stéphane Haskell 

publié dans Le Passe Muraille no 84 - novembre 2010

Commentaires

Quelle belle présentation !

Écrit par : royant | 29/08/2010

Je suis encore sous le choc de cette découverte. Vibrant, sensuel, magnifique! Totalement d'accord avec vous en tout cas!

Écrit par : Saleanndre | 22/12/2010

Les commentaires sont fermés.