15/06/2011
Le poème de la semaine
Maurice Chappaz
O juillet qui fleurit dans les artèresje désire toutes les chosesDans la rouge mémoire de mon sangbougent les limons et les chairs vivacessécheresse sécheresseils chantent les écumesmes soifs fumentMais toi tu es délicatessetu me seras livrée la nuit comme la forêtqui dira alors ce qu'est ton coeur?la pleine nuit de ton coeur?quel silencepuis quelle voix superbe chantera dans l'ombre. Quand tu seras penchée vers moialors mes bras deviendront beauxtu reposeras sur ma poitrineet tu seras sur moi comme une sourcecomme le chant de la sourceô tendresse qui éveille les eauxet leur abondance douceJe sais que tu es semblable à la terreque pareille tu apportes de rustiques présentsque ton corps est comme le vrai fromenttu donnes le painle don simple et bonde ce qui se touche et qui se voittu couvres l'homme de moissontu es pareille aux fruits des arbresapportant leur soleil et leur douceuret je t'appellerai le lait le miel le raisin. Puis vient la joievous saisons vous matièresvous êtes cédéesoh! j'ai envie de dire merveille merveillefemme combien tu es belleparaît ta grande naturetu glisses dans les bras de celui qui t'aimetout soleil est perduC'est maintenant le silence frais de la nuitc'est dans ton coeur qu'il faut chercher l'étéqu'il faut tout chercherje n'ai plus qu'envie de diremerveille merveillequi dira la nuit? qui dira l'été? Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle
00:03 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Littérature suisse, Maurice Chappaz, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |
12/06/2011
Les pièces de Shakespeare - 6b
Le conte d'hiver
23:36 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Théâtre, William Shakespeare | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; théâtre; livres | | Imprimer | Facebook |
Les pièces de Shakespeare - 6a
Le conte d'hiver
Léonte, roi de Sicile et Prolixène, roi de bohème ont été élevés ensemble, comme deux frères, mais, alors que Prolixène se rend en Sicile, Léonte est pris d'une folie passionnelle et souterraine qui prend les allures d'une jalousie aussi ténébreuse que dévastatrice. Elle envahit tout au point qu'en son pouvoir de roi, débordé par ses sentiments personnels, il en oublie ses devoirs et se mue en tyran. Il soupçonne ainsi son épouse Hermione de nourrir une relation adultère avec son ami d'enfance et de porter dans son ventre l'enfant de cette trahison. Il fait donc mettre Hermione sous les verrous après l'avoir publiquement humiliée, tente d'empoisonner Prolixène sans y parvenir. Ce dernier, grâce à Camillo, loyal serviteur de Léonte - qui n'admet pas l'injustice dont fait preuve son maître - parvient à s'enfuir. En prison, Hermione accouche d'une fille, Perdita. Abandonnée sur un lointain rivage afin d'y mourir, elle entraîne la perte du goût de vivre de sa mère Hermione qui, même lavée de toute infamie, redevenue aux yeux du roi la reine de Sicile, se laisse mourir. Quant au premier enfant de l'union royale, Mamillius, ulcéré par l'injustice du roi envers sa mère, il meurt, lui aussi. La première partie de cette oeuvre, s'achève dans le drame, offrant aux spectateurs le visage d'un Léonte accablé et brisé par sa propre folie, désormais privé d'amis - Prolixène et Camillo - entouré de ses propres morts.
Aucune autre pièce de Shakespeare - pas même Le roi Lear ou Macbeth - n'atteint aussi rapidement que dans Le conte d'hiver un tel paroxysme de délire obsessionnel, de violence irraisonnée, de destruction implacable. Le thème de l'orgueil, de l'innocence bafouée, du mal et de ses conséquences, se trouve une fois encore au coeur de cette intrigue qui - nous le verrons plus loin - réserve bien des surprises. Au début de l'acte IV, le Temps fait son apparition et lève le voile sur ce qui va suivre et qui, seize ans plus tard, nous fait passer de la plus sombre tragédie à une délicieuse romance, ainsi qu'il en est de Comme il vous plaira et La tempête:
Moi qui plais à certains, qui éprouve tout le monde,à la fois joie et terreur des bons et des méchants,moi qui fais et défais l'erreur,il est temps maintenant, au nom du Temps,d'user de mes ailes.Laissez-moi passer, tel que je suis,le même, plus ancien que l'ordre ancienou que celui d'aujourd'hui:je suis le témoin des temps qui les firent naître,et je serai le témoin de ceux qui règnent maintenant.De même que je ternirai l'éclat du présent,de même mon histoire semble terne maintenant.Si votre patience le permet, je retourne mon sablieret je vais faire un grand saut à ma pièce,comme si vous aviez dormi entre-temps.Contrairement aux pressentiments de l'acte précédent, Perdita n'est pas morte. Devenue une séduisante jeune fille recueillie par des bergers, elle est sur le point de se marier avec Florizel, qui n'est autre que le fils du roi Polixène, le roi de Bohème et l'ami trahi par Léonte. Après les soubresauts d'un hasard qui ne fait pas nécessairement mal les choses, tout le monde se rend en Sicile où le roi inconsolé retrouve son fidèle ami de toujours. Les noces de Perdita et de Florizel sont célébrées, et tandis que Léonte se recueille devant la statue commémorative de son épouse défunte qui lui ressemble trait pour trait, celle-ci s'anime et ressuscite Hermione qui lui pardonne tout le mal subi seize ans auparavant. La mort elle-même semble vaincue, comme si les forces de l'invisible avaient, par un ballet mystique et déroutant, régénéré l'innocence première.
Le contraste est plutôt violent entre le début et la fin de l'histoire, mais tout le génie de Shakespeare - ici au sommet de son art - transparaît dans une thématique qui ne se trahit jamais mais offre de subtiles nuances au fil du récit. Face à la jalousie et à la trahison, s'érige la loyauté et la beauté des sentiments: si le temps engloutit les regrets, les torts et les amertumes, il est aussi capable d'éveiller le pardon, le rachat et la guérison; si les parents portent le sceau du mal, leurs descendants par la pureté de leurs intentions, peuvent le réduire ou l'effacer.
Enfin, Le conte d'hiver, davantage que Roméo et Juliette, nous offre par la voix de Perdita, s'adressant à Florizel, l'un des plus beaux poèmes d'amour nés sous la plume de Shakespeare:
Non, jamais je ne planteraiune seule de ces boutures dans mon jardin.De même que je ne voudrais pas que ce garçon me dise, si j'étais maquillée:c'est bien, et que ça lui donne envie de me faire l'amour.Prenez ces fleurs, c'est de la chaude lavande,de la sarriette, de la marjolaine,et puis le souci, qui se couche en même temps que le soleilet se lève en larmes en même temps que lui.Oui, toutes ces fleurs me manquent pour vous en faire des couronnes,et vous, mon doux ami,pour vous en couvrir tout entier.Un pur chef d'oeuvre!
William Shakespeare, Un conte d'hiver (Minuit, 1988)
traduit par Bernard-Marie Koltès
23:35 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Théâtre, William Shakespeare | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; théâtre; livres | | Imprimer | Facebook |
09/06/2011
Je vous écris du Vél d'Hiv
Bloc-Notes, 9 juin / Les Saules
Presque 70 ans après l'épisode tragique de la rafle du Vél d'Hiv, les 16 et 17 juillet 1942, sont exhumées et publiées dix-huit lettres de juifs arrêtés. Adressées à leurs familles, voisins ou amis, elles sont bouleversantes de simplicité, d'émotion, de désarroi: Des lettres sur papier chiffonné, griffonnées à la hâte dans le coeur noir de la rafle, nous dit Tatiana de Rosnay dans sa préface, des lettres qui sont miraculeusement parvenues à leurs destinataires, grâce à quelques mains bienveillantes, celles des infirmières, des pompiers, des passants. (...) Dix-huit lettres qui se retrouvent aujourd'hui dans ce recueil, infiniment précieuses, fragiles messages d'amour et d'espoir, d'angoisse et de doute. Lettres qui témoignent avec force, et malgré elles, d'une des pages les plus sombres de l'histoire de France.
Parmi ces textes qui brûlent les mains et le coeur, cette lettre d'une amie de Paulette envoyée à la soeur de cette dernière, Nana, dispense de tout commentaire: Je te fais écrire ces mots, la police est venue nous arrêter, avec tous les juifs de la maison. On nous a enlevés, moi et mes deux enfants. Je t'écris pour te dire que nous allons être transportés au vélodrome d'hiver, je te demande d'aller chez moi, (...) de te faire donner les clefs par la concierge et tu n'as qu'à emmener tout ce qu'il y a: prends toutes mes affaires, tout ce que tu trouveras. Mon petit gars a oublié sa carte d'identité, si tu la trouves, apporte-nous cette carte au vélodrome d'hiver, dans le XVe arrondissement. C'est sur le boulevard de Grenelle, il faut descendre à la station Dupleix. Apporte-moi quelques boîtes de conserves et apporte-moi quelques jupes de rechange. Chère soeur je compte sur toi.
Ailleurs, Maurice parle à son épouse Flora de l'état de désolation dans lequel il se trouve: Parqués là pires que des bêtes, sans aucun soin d'hygiène; deux cabinets toujours occupés pour des milliers de personnes. Il faut attendre des heures son tour. Pour l'eau, c'est pareil. Si l'on ne nous sort pas d'ici le plus tôt, les gens seront tous malades. Pourtant, on s'occupe de nous. Hier, on nous a distribué du pain deux fois, du bouillon cube, même du macaroni bien cuit. Un bout de chocolat et un petit gâteau. On nous gâte...
Tous les documents présentés et retranscrits - textes, fac-similés et photographies de leurs auteurs - situent sobrement l'histoire de ces familles, ainsi que le contexte de leur arrestation par la police française. Conservées au Mémorial de la Shoah, ces lettres méritaient bien un livre. Elles sont tout ce qui nous reste, écrit encore Tatiana de Rosnay.
Enfin, quelques témoignages - un sapeur-pompier, une infirmière de la Croix Rouge, l'arrivée des enfants à Drancy - contribuent à mieux éclairer le lecteur sur un temps qui peut lui sembler si flou ou étranger: Douloureux souvenirs d'une époque qui devient lointaine. Vieux papiers jaunis, histoires d'autres temps, d'autres gens, ajoute Karen Taieb, responsable des archives du Mémorial de la Shoah.
Une lecture indispensable et poignante, qui laisse sans voix...
Je vous écris du Vél'd'Hiv - Les lettres retrouvées / préface de Tatiana de Rosnay (Laffont, 2011)
Image: Monument commémoratif de la rafle du Vél d'Hiv, Quai de Grenelle, Paris
00:16 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Documents et témoignages, Le monde comme il va | Lien permanent | Commentaires (0) | | Imprimer | Facebook |
08/06/2011
Le poème de la semaine
Marie Noël
Au mois de mai j’avais le cœur si grandQue pour l’emplir je me suis en alléeCherchant l’amour sans savoir quelle allée,Pour le rencontrer, quel chemin on prend…Rouge-gorge, au fond du bois incolore,Au bout des sentiers dont il te souvient,Du printemps, sais-tu s’il en reste encore ?L’hiver vient…
J’allais, j’allais. Où trouver de l’amour ?Au bas de la côte, au faîte, derrière ?Au fond du bois, au bout de la rivière ?Ici, là-bas, à ce prochain détour ?...
Rouge-gorge, au fond du bois incolore,Au bout des sentiers dont il te souvient,De l’été, sais-tu s’il en reste encore ?L’hiver vient…
Quand je le vis, je n’osai pas à tempsM’en approcher ou lui faire une avance;Je l’attendais ouvrant mon cœur immense…Il n’est tombé qu’une goutte dedans…
Rouge-gorge, au fond du bois incolore,Au bout des sentiers dont il te souvient,Du soleil, sais-tu s’il en reste encore ?L’hiver vient…
Est-ce là tout, cette goutte, est-ce tout ?Je voudrais bien recommencer l’année,La goutte d’eau qui m’était destinée,Je voudrais bien la boire encore un coup…
Rouge-gorge, au fond du bois incolore,Au bout des sentiers dont il te souvient,Des feuilles, sais-tu s’il en reste encore ?L’hiver vient…
Est-ce bien tout ?... Peut-être, dans un coinQue j’oubliai, peut-être avant la neige,Un peu d’amour encor le trouverai-je,Peut-être ici, peut-être un peu plus loin…
Rouge-gorge, au fond du bois incolore,Au bout des sentiers dont il te souvient,Du bonheur, sais-tu s’il en reste encore ?L’hiver vient… Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle
07:19 Écrit par Claude Amstutz dans Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |
06/06/2011
Le Passe Muraille
Le Passe Muraille, no 86, juin 2011
Dans son éditorial, Jean-Louis Kuffer cite Friedrich Hölderlin, qui disait que les poètes seuls donnent à ce qui dure une assise éternelle, ce qu'on se répète à la lecture de certains auteurs dont l'engagement, dans la vie de la Cité, ne se borne pas qu'à des postures visant à se faire bien voir. Tel Guido Ceronetti auquel est fait la part belle dans ce nouveau numéro. Le Passe Muraille, dans cette célébration, demeure ainsi fidèle à sa vocation de passeur, au propre comme au figuré.
Sommaire du Passe-Muraille no 86, Juin 2011 - "Guido Ceronetti ou le désespoir tonique":
p.1
Editorial, "Le poète dans la Cité", par Jean-Louis Kuffer
Guido Ceronetti, "Entre ombre et lumière", par Anne-Marie Jaton
p.3
Guido Ceronetti, "Un poète de la blessure de vivre", par Fabio Ciaralli
Guido Ceronetti, "A travers la vie et les oeuvres du Maestro", par Jean-Louis Kuffer
p.4
Guido Ceronetti, "Une visite au Maestro", par Jean-Louis Kuffer
p.5
Blaise Cendrars, "Une bibliothèque fantôme", par René Zahnd
p.6
Bruno Pellegrino, "Une bone nouvelle", par Jean-Louis Kuffer
Dany Laferrière, "La minute où tout bougea", par Claude Amstutz
p.7
Corinne Desarzens, "Un exorcisme poétique", par Pascal Ferret
Jean-François Schwab, "Scènes de la vie des gens", par Jean-Louis Kuffer
p.8
Inédit, "Aux éboulis du Temps", par Philippe di Maria
p.9
Erri de Luca, "La leçon du papillon", par Claude Amstutz
Claire Keegan, "De la vie, poisons et contrepoisons", par Claire Julier
p.10
L'épistole, "Lettre de Bethléem", par Pascal Janovjak
Rosa Montero, "Si belle et si sombre", par Claude Amstutz
Chronique, "L'amour résurrection", par Frédéric Rauss
p.11
Carnet nomade, "L'oeil du crocodile", par René Zahnd
Raphaël Enthoven, "Rayonnante sagesse", par Claude Amstutz
p.12
Inédit, "Hubert le baron", par Pascal Rebetez
20:30 Écrit par Claude Amstutz dans Erri de Luca, Guido Ceronetti, Jean-Louis Kuffer, Le Passe Muraille, Littérature espagnole, Littérature étrangère, Littérature francophone, Littérature italienne, Littérature suisse, Rosa Montero | Lien permanent | Commentaires (0) | | Imprimer | Facebook |
05/06/2011
La citation du jour
Rosa Montero
L'amour n'est rien d'autre que la nécessité pressante de se sentir avec un autre, de se penser avec un autre, de cesser de subir l'insupportable solitude de celui qui se sait vivant et condamné. Et donc, nous cherchons dans l'autre non pas qui est l'autre, mais une simple excuse pour imaginer que nous avons rencontré une âme soeur, un coeur capable de palpiter dans le silence assourdissant qui se trouve entre les battements du nôtre, pendant que nous courons à travers la vie ou que la vie court à travers nous jusqu'à nous achever.
Rosa Montero, Belle et sombre (Métailié, 2011)
08:35 Écrit par Claude Amstutz dans La citation du jour, Littérature espagnole, Rosa Montero | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : citations; livres | | Imprimer | Facebook |
04/06/2011
René Char
René Char, Lettera amorosa (Coll. Poésie/Gallimard, 2007)
Deux versions d'un même poème : la première, publiée en 1952, est illustrée de 16 collages de Jean Arp. Le poème fut repris et remanié l'année suivante et publié avec 24 lithographies de Georges Braque. Ce volume a été édité à l'occasion du Printemps des poètes 2007 qui avait pour thème les lettres d'amour.
Clef de voûte du sens de la vie et de la magie amoureuse, ce texte magnifique nous fait regretter l’impossibilité d’écrire avec un tel talent, ou de n’avoir été la destinataire d’une lettre si dense et évocatrice. Heureusement, il nous reste le plaisir de la lire et celle de l’offrir...
02:15 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, René Char | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; livres | | Imprimer | Facebook |
03/06/2011
Roberto Saviano
Roberto Saviano, Gomorra - Dans l'empire de la camorra (Gallimard, 2007)
A 28 ans, ce fils de médecin, diplômé de sciences politiques, observe de l’intérieur pourrait-on dire, en témoin muet depuis l’adolescence, la camorra napolitaine. Aujourd’hui exilé à Rome, sous la protection de la police et condamné à mort – l’organisation criminelle italienne a peu aimé la parution de son livre – il signe un document magistral à ranger aux côtés de Histoire de la Mafia de Salvatore Lupo, paru chez Flammarion. Outre une documentation impressionnante et un regard qui oscille parfois entre fascination et horreur, Roberto Saviano développe avec beaucoup de magie et d’habileté ses talents de conteur. Gomorra possède toutes les qualités d’un roman exceptionnel sauf que… ce n’en est pas un !
également disponible en format de poche (coll. Folio/Gallimard, 2009)
16:06 Écrit par Claude Amstutz dans Documents et témoignages, Le monde comme il va, Littérature italienne | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : document; témoignage; histoire | | Imprimer | Facebook |
02/06/2011
Daniel Fazan
Bloc-Notes, 2 juin / Les Saules
Le prince Selim Djem, dans la postface au récit Vacarme d’automne, a bien saisi la personnalité de Daniel Fazan, quand il évoque un être charmant, attentif, souriant, toujours à l’écoute des autres et d’une sensibilité à fleur de peau. Pascal Vandenberghe, dans sa préface, parle d'un homme qui a pu faire de son amour des plaisirs de la vie et des autres, son métier.
Et c'est tout à fait l'image que je me suis fait de lui lors de ses émissions sur RSR La Première, Intérieurs. Quand je l'ai rencontré, rien ne m'a vraiment alerté, sinon un humour facétieux, un brin mélancolique, mais mordant comme un fruit vert de première jeunesse, un don naturel pour les pirouettes qui lui permettent de couper court, en public, à la manifestation de ses fragilités, de ses inquiétudes, de ses colères. L'expression d'une pudeur toute masculine, sans doute.
Dans son livre au contraire, il se lâche, Daniel Fazan. Avec sa difficulté parfois à vivre sur terre, son rejet des modèles - surtout ceux de son âge - et son aspiration à une tranquillité pleine de rébellion, Loulou, le narrateur de son récit, ressemble un peu à un emmerdeur qui prend sa place quand elle n'est pas offerte et la refuse quand le siège est encore chaud. Et comme il sent la vieillesse gagner du terrain, il se mue en vieille branche geignarde, mécontent de son sort, insatisfait de ce que le temps lui réserve, abîmé dans ses souvenirs qui lui semblent demeurer son unique trésor. A ce point-là?
Il est vrai que malgré la sympathie que j'éprouve pour Daniel Fazan, Loulou m'a souvent agacé, viscéralement. Non qu'il me déplaise, mais parce que ses coups de gueule décalés ou ses jérémiades à répétition me sont étrangement familiers, tout à coup, à moi qui suis à peine de deux ans plus jeune que lui... Après avoir ravalé ma salive, un peu déçu - de moi-même: je pensais avoir mieux réussi que lui! - je souris finalement, comme auprès d'un frère malicieux, à ce personnage où le tragique se mêle à la fantaisie et à la légèreté: Il me semble que je repique, comme ce lilas flétri reçu ce mai de lumière, dont j'ai entaillé les branches grises trempées dans l'eau chaude. Il relève la tête et ouvre ses grappes d'étoiles.
Loulou a encore de belles années devant lui. En fait, hormis les autres qui veulent le réduire à un dinosaure, le médecin qui doit plus souvent que par le passé ajuster la bécane, il a le coeur d'un adolescent: pourfendeur de l'ennui et du renoncement, un peu à côté de la plaque dans un univers qui vire à la conformité, sans oublier la passion qui, au bout du compte, retarde en lui avec élégance le poids de l'inéluctable et le mot de la fin: Chacun m'a donné sa perception du monde, ses sensations terrestres et mystiques, confié ses entrailles mémoriales avec une confiance délicieuse. J'ai, en contrepartie, offert mon moi, à chaque fois, avec la plus grande sincérité. (...) Leurs voix sont mes Schubert, mes Mozart, elles sont les concertos où leurs instruments brillent dans la nuit humaine des destins contrariés ou pacifiés. (...) Je les entends tous vibrer et les reconnaîtrais dans la multitude des voix anonymes.
La lumière, je vais la créer, elle sera mienne. Elle éclairera mon crépuscule. Lointain...
Un petit conseil cependant à Daniel Fazan qui, comme le rappelle Pascal Vandenberghe, est vieux et n'aime pas qu'on le lui dise: qu'il ne lise jamais - une rechute n'est jamais impossible - le roman de Adolfo Bioy Casares, Journal de la guerre au cochon puisqu'on y traque avec allégresse afin de les exterminer, les vieux de plus de... cinquante ans! Pauvres et vulnérables bien sûr...
Daniel Fazan, Vacarme d'automne (Olivier Morattel, 2011)
Adolfo Bioy Casarès, Journal de la guerre au cochon (coll. Bouquins/Laffont, 2001)
23:04 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; livres | | Imprimer | Facebook |