Les pièces de Shakespeare - 6a (12/06/2011)
Le conte d'hiver
Léonte, roi de Sicile et Prolixène, roi de bohème ont été élevés ensemble, comme deux frères, mais, alors que Prolixène se rend en Sicile, Léonte est pris d'une folie passionnelle et souterraine qui prend les allures d'une jalousie aussi ténébreuse que dévastatrice. Elle envahit tout au point qu'en son pouvoir de roi, débordé par ses sentiments personnels, il en oublie ses devoirs et se mue en tyran. Il soupçonne ainsi son épouse Hermione de nourrir une relation adultère avec son ami d'enfance et de porter dans son ventre l'enfant de cette trahison. Il fait donc mettre Hermione sous les verrous après l'avoir publiquement humiliée, tente d'empoisonner Prolixène sans y parvenir. Ce dernier, grâce à Camillo, loyal serviteur de Léonte - qui n'admet pas l'injustice dont fait preuve son maître - parvient à s'enfuir. En prison, Hermione accouche d'une fille, Perdita. Abandonnée sur un lointain rivage afin d'y mourir, elle entraîne la perte du goût de vivre de sa mère Hermione qui, même lavée de toute infamie, redevenue aux yeux du roi la reine de Sicile, se laisse mourir. Quant au premier enfant de l'union royale, Mamillius, ulcéré par l'injustice du roi envers sa mère, il meurt, lui aussi. La première partie de cette oeuvre, s'achève dans le drame, offrant aux spectateurs le visage d'un Léonte accablé et brisé par sa propre folie, désormais privé d'amis - Prolixène et Camillo - entouré de ses propres morts.
Aucune autre pièce de Shakespeare - pas même Le roi Lear ou Macbeth - n'atteint aussi rapidement que dans Le conte d'hiver un tel paroxysme de délire obsessionnel, de violence irraisonnée, de destruction implacable. Le thème de l'orgueil, de l'innocence bafouée, du mal et de ses conséquences, se trouve une fois encore au coeur de cette intrigue qui - nous le verrons plus loin - réserve bien des surprises. Au début de l'acte IV, le Temps fait son apparition et lève le voile sur ce qui va suivre et qui, seize ans plus tard, nous fait passer de la plus sombre tragédie à une délicieuse romance, ainsi qu'il en est de Comme il vous plaira et La tempête:
Moi qui plais à certains, qui éprouve tout le monde,à la fois joie et terreur des bons et des méchants,moi qui fais et défais l'erreur,il est temps maintenant, au nom du Temps,d'user de mes ailes.Laissez-moi passer, tel que je suis,le même, plus ancien que l'ordre ancienou que celui d'aujourd'hui:je suis le témoin des temps qui les firent naître,et je serai le témoin de ceux qui règnent maintenant.De même que je ternirai l'éclat du présent,de même mon histoire semble terne maintenant.Si votre patience le permet, je retourne mon sablieret je vais faire un grand saut à ma pièce,comme si vous aviez dormi entre-temps.Contrairement aux pressentiments de l'acte précédent, Perdita n'est pas morte. Devenue une séduisante jeune fille recueillie par des bergers, elle est sur le point de se marier avec Florizel, qui n'est autre que le fils du roi Polixène, le roi de Bohème et l'ami trahi par Léonte. Après les soubresauts d'un hasard qui ne fait pas nécessairement mal les choses, tout le monde se rend en Sicile où le roi inconsolé retrouve son fidèle ami de toujours. Les noces de Perdita et de Florizel sont célébrées, et tandis que Léonte se recueille devant la statue commémorative de son épouse défunte qui lui ressemble trait pour trait, celle-ci s'anime et ressuscite Hermione qui lui pardonne tout le mal subi seize ans auparavant. La mort elle-même semble vaincue, comme si les forces de l'invisible avaient, par un ballet mystique et déroutant, régénéré l'innocence première.
Le contraste est plutôt violent entre le début et la fin de l'histoire, mais tout le génie de Shakespeare - ici au sommet de son art - transparaît dans une thématique qui ne se trahit jamais mais offre de subtiles nuances au fil du récit. Face à la jalousie et à la trahison, s'érige la loyauté et la beauté des sentiments: si le temps engloutit les regrets, les torts et les amertumes, il est aussi capable d'éveiller le pardon, le rachat et la guérison; si les parents portent le sceau du mal, leurs descendants par la pureté de leurs intentions, peuvent le réduire ou l'effacer.
Enfin, Le conte d'hiver, davantage que Roméo et Juliette, nous offre par la voix de Perdita, s'adressant à Florizel, l'un des plus beaux poèmes d'amour nés sous la plume de Shakespeare:
Non, jamais je ne planteraiune seule de ces boutures dans mon jardin.De même que je ne voudrais pas que ce garçon me dise, si j'étais maquillée:c'est bien, et que ça lui donne envie de me faire l'amour.Prenez ces fleurs, c'est de la chaude lavande,de la sarriette, de la marjolaine,et puis le souci, qui se couche en même temps que le soleilet se lève en larmes en même temps que lui.Oui, toutes ces fleurs me manquent pour vous en faire des couronnes,et vous, mon doux ami,pour vous en couvrir tout entier.Un pur chef d'oeuvre!
William Shakespeare, Un conte d'hiver (Minuit, 1988)
traduit par Bernard-Marie Koltès
23:35 Écrit par Claude Amstutz | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; théâtre; livres | | Imprimer | Facebook |