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29/12/2012

Mes 12 étoiles de la littérature 2012

Bloc-Notes, 29 décembre / Les Saules

littérature; musique; livres

C''est aujourd'hui un plaisir de revisiter les passions partagées autour de tant de livres découverts au fil de l'année: ceux qui m'ont ému, surpris, étonné; ceux qui m'ont enrichi; ceux qui m'ont distrait. Et cela sans souci de hiérarchie ou de genre.

Bien que parus fin 2011, les deux premiers volumes des Oeuvres complètes de Charles-Albert Cingria (L'Age d'Homme) ont largement mérité d'obtenir l'étoile d'or, car ils nourrissent mes moments de lecture au quotidien, depuis leur parution et sans jamais me lasser. De courts récits semblables à des esquisses de tableaux - Fribourg, Lausanne, Ouchy, Paris ou Ravenne - auxquels se mêlent un sens de l'observation, une réflexion personnelle sur le temps, l'histoire et l'auteur, non dénuée d'humour.

Si les onze titres suivants obtiennent le même rang - ex-aequo, avec une étoile d'argent - je suis heureux de poursuivre ce voyage rétrospectif avec deux autres auteurs suisses que sont Douna Loup et Jean-Louis Kuffer: le premier avec Les lignes de ta paume (Mercure de France), un récit à deux voix transposé du réel - qui est à la fois une traversée du siècle et une exploration pertinente sur la liberté qu'attise la création artistique, en l'occurence la peinture - servi par une écriture chatoyante à la frontière de la poésie; pour le second, ses Chemins de traverse - Lectures du monde 2000-2005 (Olivier Morattel) m'ont accompagné comme les écrits de Charles-Albert Cingria, à tout heure du jour et de la nuit, par sa célébration de la vie, de l'amour et des arts dont son auteur me comble par sa générosité, son humour et son regard libertaire sur le monde.

Parmi les romans, je choisis trois récits plutôt intimistes. Les impurs de Caroline Boidé (Serge Safran) est ainsi une agréable surprise - une histoire d'amour avec en toile de fond l'Algérie des années 50 - de même que Je suis la marquise de Carabas de Lucile Bordes (Liana Lévi) - une plongée dans l'histoire de sa famille, la saga du Grand Théâtre Pitou et leur monde qui s'éteint - sans oublier Marie-Hélène Lafon qui, avec Les pays (Buchet-Chastel), conte l'histoire d'une fille du Cantal qui monte à Paris pour entreprendre des études, apprivoise pas à pas la réalité fragile de la ville, sans pour autant renier ses tendres campagnes. 

Un seul roman policier - bien qu'il soit davantage que cela - m'a enchanté: Prison avec piscine (Liana Levi) de Luigi Carletti, situé à la Villa Magnolia, dans un quartier résidentiel de Rome, et dont le héros a été victime d'un accident de moto dans sa jeunesse, le laissant invalide, pour toujours. Une atmosphère typiquement italienne et une intrigue originale autour de ce personnage attachant qui, en pleine conscience déclenche un mécanisme mortel bien au-delà de ses projets.

Autre orientation avec Alphabets (L'Arpenteur) de Claudio Magris, regroupant environ 80 chroniques parues dans le Corriere della Sera, à propos de littérature, de philosophie, des périodes charnières de l'histoire. Avec lui, à chaque page j'apprends quelque chose, sans pesanteur, reliant mon petit monde à l'universel. La poésie n'est pas oubliée avec Où vont les arbres de Vénus Khoury-Ghata, que le grand public append enfin à connaître, par le biais de ce prix Goncourt de la Poésie 2012 tout à fait mérité! 

Enfin, comme vous l'avez remarqué, la musique occupe une place importante dans mes loisirs. Aussi, ce n'est pas un hasard si je retiens trois titres en relation avec elle. Les grands violonistes du XXe siècle / vol. 1: de Kreisler à Kremer, 1875-1947 (Buchet-Chastel) signé Alain Lompech, est un trésor inestimable qui comble mes lacunes d'autodidacte, en texte et musique: 16 heures d'écoute! Une étrange histoire d'amour de Luigi Guarnieri (Actes Sud) est en revanche un roman - un récit serait plus juste - autour de Johannes Brahms et les époux Clara et Robert Schumann: une immersion fascinante dans leur univers. Pour en finir avec ce rapide survol, Sauver Mozart - Le journal d'Otto J. Steiner (Actes Sud) de Raphaël Jérusalmy, m'a séduit par cette fiction pure autour d'une supercherie - un manuscrit retrouvé du compositeur - servant de prétexte à raviver la mémoire de disparus, en pleine seconde guerre mondiale.

Il n'y a pas, dans ce coup d'oeil dans le rétroviseur, d'étoiles de bronze qui représentent, dans mon imaginaire, de plaisantes lectures, mais dont le parfum s'est rapidement altéré...

Par la fonction Recherche sur La scie rêveuse - vous pouvez retrouver tous ces ouvrages auquels j'ai consacré quelques lignes ou davantage, ainsi que des extraits, tout au long de cette année.

Belles heures de lecture à tous! 

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image: girlparker.com

27/12/2012

Frédéric Pajak

Bloc-Notes, 27 décembre / Les Saules

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En sa qualité d'écrivain, Frédéric Pajak ne ressemble vraiment à personne, et son dernier livre, Manifeste incertain, en est une démonstration supplémentaire. Récit autobiographique, poème, cahier de dessins, pamphlet, souvenirs, reportages, ou plutôt tout cela à la fois? Le fil conducteur de ce texte est Walter Benjamin auquel s'ajoutent quelques pages consacrées à Samuel Beckett, comme dans d'autres de ses précédents ouvrages, ont été placés sous son projecteur Friedrich Nietzsche, Cesar Pavese, Martin Luther et James Joyce.

Pourquoi ce Manifeste incertain? En préambule, Frédéric Pajak nous en livre la clef: La génération de l'après-guerre a perdu le fil de l'Histoire à force de reconstruire le monde. Et c'est vrai qu'elle l'a reconstruit et qu'elle a su faire règner la paix, comme un long soupir, en oubliant les temps mauvais. Maintenant nous vivons dans les restes de cette paix, et c'est avec ces restes que nous improvisons une société, une société qui efface les sociétés précédentes, une société sans mémoire. Il ajoute à sa réflexion: Evocation de l'Histoire effacée et et de la guerre du temps, tel est, exprimé de façon désarticulée, le propos du Manifeste. Ecrire contre l'oubli, tracer l'éphémère, l'incruster dans le papier comme l'image d'une lumineuse mélancolie.

Avec Walter Benjamin, Frédéric Pajak situe la responsabilité de l'écrivain et déborde de ce cadre trop strict pour lui afin d'ouvrir son champ de vision à la création toute entière: La création humaine surgit de la pénombre de nous-mêmes, de cette moiteur que l'on sent entre les doigts, entre les muscles entortillés sur le dessus de nos entrailles, cette pénombre plus épaisse que la purée des cailloux. Dans cette pénombre, on plonge par le soupirail. On y nage. On s'y enterre. La création du monde vient du fond de la terre, contrairement au travail qui vient du ciel. La création humaine est étrangère au labeur, aux tâches moitié domestiques moitié mécaniques. Elle n'a ni poids ni mesure, mais elle a tout le temps pour elle. Tout le temps? Peut-être. Pour l'heure, elle s'y étire, parfois sauvagement. Un mot chasse l'autre, une image en efface une autre, une pensée cesse de penser.

Dans cet enchevêtrement de miroirs entre histoire, imagination et réalité, il n'est pas certain que le lien entre les différents chapitres soit tout à fait évident pour le lecteur, mais à trop réfléchir, en lisant, n'échappe-t-on pas au gré des incertitudes de son auteur, à l'essentiel, à la trace brute et sauvage, pas encore polie, lissée par l'intelligence? Les plus beaux passages du Manifeste incertain touchent à la pensée propre et fissurée de Frédéric Pajak, davantage qu'à ses épisodes consacrés à Walter Benjamin, Rainer-Maria Rilke ou Samuel Beckett, bien que l'ensemble soit à prendre en considération. Ainsi - outre un extrait que vous pouvez retrouver sur La scie rêveuse, dans Morceaux choisis - le point culminant de son art est atteint avec les Esprits: Les Esprits, enfouis au plus profond de la terre, décident de revenir au monde. Ils ne sont ni des immortels ni des fantômes, mais simplement des Esprits. Ils forment une espèce de cohorte, portent chacun le nom d'un sentiment puissant. Ily a le Bonheur, le Désespoir, l'Appétit. Et puis la Fatigue, longue femme amaigrie, les yeux rougis de larmes, la coiffure comme une botte de foin brûlé. Dans la cohorte, il y a encore la Douleur, la Joie, la Peur, le Chagrin et d'autres encore...

Pour la suite de ce texte, je vous laisse en poursuivre la lecture dans le Manifeste incertain, premier volume d'un nouveau cycle, aux Editions Noir sur Blanc: un ouvrage singulier tantôt visuel et provocateur comme un film de Jean-Luc Godard, tantôt dépouillé à l'extrême comme un monologue de Samuel Beckett... Original, à vous d'en juger!

A ce jour, Frédéric Pajak, néà Suresnes en 1955, est l'auteur d'une vingtaine de livres, patrmi lesquels Le bon larron (Campiche, 1987), Martin Luther - l'inventeur de la solitude (L'aire, 1997), L'immense solitude - avec Friedrich Nietzsche et Cesar Pavese (Presses Universitaires de France, 1999), L'étrange beauté du monde (Noir sur Blanc, 2008 - avec Léa Lund) et En souvenir du monde (Noir sur Blanc, 2010 - avec Léa Lund).     

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Frédéric Pajak, Manifeste incertain, Volume 1 (Noir sur Blanc, 2012)

images: Frédéric Pajak, Dessins illustrant le texte : Manifeste incertain

07:38 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

26/12/2012

Morceaux choisis - Pierre-Albert Jourdan

Pierre-Albert Jourdan

René Char 5.jpg

Amitié, bonne déesse au long de sa vie, a désigné au poète cette maison dont les fondations touchent aux sources mêmes de son chant.

Les ombres d'oiseaux du platane palpitent sur le gravier blanc et leurs oeufs de soleil éclaboussent les murs. Au bord du pré les peupliers ont grandi. Ils distillent la tendresse venue d'un plateau dur aux coups.

L'amitié avec la terre s'alimente en secret aux froissements d'espace que font les corneilles entre gouffre et crépuscule. Elles apportent de leur voyage journalier l'image de cimes hautaines dont le nom évoque la fascination de la femme, telle qu'elle surgit d'entre les pins avec sa robe d'aiguilles.

La ruse innocente de la terre ferme, ici, le sentier pour que parlent encore les voix impavides.

Un rouge-gorge familier passe en sautillant, délégué du salut, oiseau pour défier le sommeil de la distance.

Pierre-Albert Jourdan, Les Busclats / A René Char, dans: Le bonheur et l'adieu (Mercure de France, 1991)

image: René Char, Le trousseau de Moulin Premier, album souvenir de L'Isle-sur-Sorgues (La Table Ronde, 2009)

24/12/2012

Lire les classiques - Jehan Rictus

Jehan Rictus

lu par Monique Morelli



Seigneur Jésus, je pense à vous!
Ça m’prend comm’ça, gn’y a pas d’offense!
J’ suis mort’ de foid, j’ me quiens pus d’bout,
ce soir encor... j’ai pas eu d’chance.
 
Ce soir, pardi ! c’est Réveillon:
On n’ voit passer qu’des rigoleurs;
j’ gueul’rais « au feu » ou « au voleur »,
qu’personne il y f’rait attention.

Et vous aussi, Vierge Marie,
Sainte-Vierge, Mère de Dieu,
qui pourriez croir’que j’vous oublie,
ayez pitié du haut des cieux.

J’ suis là, Saint’-Vierge, à mon coin d’rue
où d’pis l’apéro, j’bats la semelle;
j’ suis qu’eune ordur’, qu’eun’ fill’perdue,
c’est la Charlotte qu’on m’appelle.

Sûr qu’avant d’vous causer preumière,
eun’femm’qu’est pus bas que l’ruisseau
devrait conobrer ses prières,
mais y m’en r’vient qu’ des p’tits morceaux.

Vierge Marie... pleine de grâce...
j’suis fauchée à mort, vous savez;
mes pognets, c’est pus qu’eun’ crevasse
et me v’là ce soir su’l’pavé.
 
Si j’entrais m’chauffer à l’église,
on m’ foutrait dehors, c’est couru;
ça s’voit trop que j’suis fill’soumise...
(oh ! mand’ pardon, j’ viens d’ dir’ « foutu. »)

T’nez, z’yeutez, c’est la Saint-Poivrot;
tout flamb’, tout chahut’, tout reluit...
les restaurants et les bistrots
y z’ont la permission d’la nuit.

Tout chacun n’pens’qu’à croustiller.
Y a plein d’ mond’dans les rôtiss’ries,
les épic’mards, les charcut’ries,
et ça sent bon l’boudin grillé.

Ça m’fait gazouiller les boïaux!
Brrr! à présent Jésus est né.
Dans les temps, quand c’est arrivé,
s’ y g’lait comme y gèle e’c’te nuit,
su’ la paill’ de vot’ écurie
v’s z’avez rien dû avoir frio,
Jésus et vous, Vierge Marie.

Bing !... on m’ bouscule avec des litres,
des pains d’quatr’livr’s, des assiett’s d’huîtres,
Non, r’gardez-moi tous ces salauds!

(Oh ! esscusez, Vierge Marie,
j’ crois qu’j’ai cor dit un vilain mot!)

N’est-c’ pas que vous êt’s pas fâchée
qu’eun’ fill’ d’amour plein’ de péchés
vous caus’ce soir à sa magnère
pour vous esspliquer ses misères?
Dit’s-moi que vous êt’s pas fâchée!

C’est vrai que j’ai quitté d’chez nous,
mais c’était qu’la dèche et les coups,
la doche à crans, l’dâb toujours saoul,
les frangin’s déjà affranchies....

(C’était h’un vrai enfer, Saint’-Vierge;
soit dit sans ête eune effrontée,
vous-même y seriez pas restée.)

C’est vrai que j’ai plaqué l’turbin.
Mais l’ouvrièr’gagn’pas son pain;
quoi qu’a fasse, elle est mal payée,
a n’ fait mêm’pas pour son loyer;

à la fin, quoi, ça décourage,
on n’a pus de cœur à l’ouvrage,
ni le caractère ouvrier.

J’ dois dire encor, Vierge Marie!
que j’ai aimé sans permission
mon p’tit... « mon béguin... » un voyou,
qu’ est en c’moment en Algérie,
rapport à ses condamnations.

(Mais quand on a trinqué tout gosse,
on a toujours besoin d’caresses,
on se meurt d’amour tout’sa vie:
on s’arr’fait pas que voulez-vous !)

Pourtant j’y suis encore fidèle,
malgré les aut’s qui m’ cour’nt après.
Y a l’ grand Jul’s qui veut pas m’laisser,
faudrait qu’avec lui j’me marie,
histoir’ comme on dit, d’l’engraisser.
Ben, jusqu’à présent, y a rien d’ fait;
j’ai pas voulu, Vierge Marie!
 
Enfin, je suis déringolée,
souvent on m’a mise à l’hosto,
et j’ m’ai tant battue et soûlée,
que j’en suis plein’de coups d’couteau.

Bref, je suis pus qu’eun’salop’rie,
un vrai fumier Vierge Marie!
(Seul’ment, quoi qu’on fasse ou qu’on dise
pour essayer d’se bien conduire,
y a quèqu’chos’qu’est pus fort que vous.)

Eh ! ben, c’est pas des boniments,
j’ vous l’jure, c’est vrai, Vierge Marie!
Malgré comm’ça qu’ j’aye fait la vie,
j’ai pensé à vous ben souvent.

Et ce soir encor ça m’rappelle
un temps, qui jamais n’arr’viendra,
ousque j’allais à vot’chapelle
les mois que c’était votre fête.

J’arr’vois vot’ bell’rob’bleue, vot’voile,
(mêm’ qu’il était piqué d’étoiles),
vot’ bell’ couronn’ d’or su’la tête
et votre trésor su’les bras.
 
Pour sûr que vous étiez jolie
comme eun’ reine, comme un miroir,
et c’est vrai que j’vous r’vois ce soir
avec mes z’yeux de gosseline;
c’est comm’ si que j’y étais... parole.
 
Seul’ment, c’est pus comme à l’école;
ces pauv’s callots, ce soir, Madame,
y sont rougis et pleins de larmes.

Aussi, si vous vouliez, Saint’-Vierge,
fair’ce soir quelque chos’pour moi,
en vous rapp’lant de ce temps-là,
ousque j’étais pas eune impie;
vous n’avez qu’à l’ver un p’tit doigt
et n’pas vous occuper du reste...

J’ vous d’mand’pas des chos’s... pas honnêtes!
Fait’s seul’ment que j’trouve et ramasse
un port’-monnaie avec galette
perdu par un d’ces muf’s qui passent
(à moi putôt qu’au balayeur!)

Un port’-lazagn’, Vierge Marie!
gn’y aurait-y d’dans qu’un larantqué,
ça m’aid’rait pour m’aller planquer
ça m’ permettrait d’attendre à d’main
et d’m’enfoncer dix ronds d’boudin!

Ou alorss, si vous pouez pas
ou voulez pas, Vierge Marie...
vous allez m’ trouver ben hardie,
mais... fait’s-moi de suit’ sauter l’pas!

Et pis... emm’nez-moi avec vous,
prenez-moi dans le Paradis
ousqu’y fait chaud, ousqu’y fait doux,
où pus jamais je f’rai la vie,

(sauf mon p’tit, dont j’suis pas guérie,
vous pensez qu’je n’arr’grett’rai rien
d’ Saint-Lago, d’la Tour, des méd’cins,
des barbots et des argousins!)

Ah ! emm’nez-moi, dit’s, emm’nez-moi
avant que la nuit soye passée
et que j’soye encor ramassée;
Saint’-Vierge, emm’nez-moi, j’vous en prie?

Je n’en peux pus de grelotter...
t’nez... allumez mes mains gercées
et mes p’tits souliers découverts;
j’n’ai toujours qu’mon costume d’été
qu’ j’ai fait teindre en noir pour l’hiver.

Voui, emm’nez-moi, dit’s, emm’nez-moi.
Et comme y doit gn’y avoir du ch’min
si des fois vous vous sentiez lasse
Vierge Marie, pleine de grâce,
de porter à bras not’ Seigneur,
(un enfant, c’est lourd à la fin),

Vous me l’repass’rez un moment,
et moi, je l’ port’rai à mon tour,
(sans le laisser tomber par terre),
comm’ je faisais chez mes parents
La p’tit’moman dans les faubourgs

quand j’trimballais mes petits frères.

Jehan Rictus, La Charlotte prie Notre-Dame durant la nuit du Réveillon, dans: Le coeur populaire (Le Geai Bleu, 2003)

Monique Morelli, Chansons poétiques et réalistes (EPM, 2011)

22/12/2012

Morceaux choisis - Vénus Khoury-Ghata

Vénus Khoury-Ghata

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Ils flottent à la surface de la mémoire
s'infiltrent dans les murs avec les lunaisons
égorgent l'eau
démantèlent les pendules
Ils escaladent les racines
dévalent la pente des pluies
aspirent les vapeurs des puits
boivent d'un seul trait nos fleuves en crue
Ils enjambent les toits
plient les poutres
réveillent les enfants lovés dans leurs cils
pour leur faire écouter le bruit de leurs phalanges
Ils mangent la chair du jujubier
ligotent les bras du cyprès
et le convertissent en cierge.
 
Ils volent dans l'air des cimetières
renversent les sépultures
vident leur contenu dans les caniveaux
Ils neigent en flocons immobiles
soufflent en rafales inertes
nous les cueillons sur le rebord des hanches
nous les faisons macérer dans nos sueurs
essorons leurs larmes
les séchons sur des cordes tendues sous terre
Ils harnachent nos nuits
scellent nos rêves
nous enfourchent du côté oublieux du cœur
Ils vont entre écorce et noyer
forcent les portes de novembre
percent l’œil de la lucarne
signent nos miroirs de leurs buées
Ils s'éloignent dans leur corps
se terrent dans leurs chevilles
crient jusqu'à l'aine
besogneux ces morts lorsqu'ils rampent sous les prairies
pour ramasser les noix rejetés par l'été
qu'ils secouent comme hochets d'enfants.
 

Vénus Khoury-Ghata, Monologue du mort, dans: Anthologie personnelle (Actes Sud, 1997)

08:43 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

21/12/2012

La citation du jour

Albert Camus 

citation; livres

On se croit retranché du monde, mais il suffit qu'un olivier se dresse dans la poussière dorée, il suffit de quelques pages éblouissantes sous le soleil du matin, pour qu'on sente en soi fondre cette résistance. Ainsi de moi. Je prends conscience des possibilités dont je suis responsable. Chaque minute de vie porte en elle sa valeur de miracle et son visage d'éternelle jeunesse.

Albert Camus, Carnets, vol. 1 (Gallimard, 1962)

image: Pierre-Auguste Renoir, Le ravin de la femme sauvage (alaintruong.com)

08:19 Écrit par Claude Amstutz dans Albert Camus, La citation du jour, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : citation; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

19/12/2012

Le poème de la semaine

André Frénaud

Je l'ai proférée en pierres sèches, ma maison, 
pour que les petits chats y naissent dans ma maison, 
pour que les souris s'y plaisent dans ma maison. 
Pour que les pigeons s’y glissent, pour que la mi-heure y mitonne, 
quand de gros soleils y clignent dans  les réduits. 
Pour que les enfants y jouent avec personne, 
c'est-à-dire avec le vent chaud, les marronniers. 
 
C'est pour cela qu'il n'y a pas de toit sur ma maison, 
ni de toi ni de moi dans ma maison, 
ni de captifs, ni de maîtres, ni de raisons, 
ni de statues, ni de paupières, ni la peur, 
ni des armes, ni des larmes, ni la religion, 
ni d'arbres, ni de gros murs, ni rien que pour rire. 
C'est pour cela qu’elle est si bien bâtie, ma maison. 
 
 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle

00:10 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | |  Imprimer |  Facebook | | |

17/12/2012

Morceaux choisis - Anne Hébert

Anne Hébert

littérature; poésie; anthologie; livres

Je suis la terre et l'eau, tu ne me passeras pas à gué,
mon ami, mon ami
 
Je suis le puits et la soif, tu ne me traverseras pas sans péril,
mon ami, mon ami
 
Midi est fait pour crever sur la mer, soleil étale, parole fondue,
tu étais si clair, mon ami, mon ami
 
Tu ne me quitteras pas essuyant l'ombre sur ta face
comme un vent fugace, mon ami, mon ami
 
Le malheur et l'espérance sous mon toit brûlent, durement noués,
apprends ces vieilles noces étranges, mon ami, mon ami
 
Tu fuis les présages et presses le chiffre pur à même tes mains ouvertes,
mon ami, mon ami
 
Tu parles à haute et intelligible voix, je ne sais quel écho sourd
traîne derrière toi, entends, entends mes veines noires
qui chantent dans la nuit, mon ami, mon ami
 
Je suis sans nom ni visage certain; lieu d'accueil et chambre d'ombre,
piste de songe et lieu d'origine, mon ami, mon ami
 
Ah quelle saison d'âcres feuilles rousses
m'a donnée Dieu pour t'y coucher, mon ami, mon ami
 
Un grand cheval noir court sur les grèves, j'entends son pas
sous la terre, son sabot frappe la source de mon sang
à la fine jointure de la mort
 
Ah quel automne!  Qui donc m'a prise parmi des cheminements
de fougères souterraines, confondue à l'odeur du bois mouillé,
mon ami, mon ami
 
Parmi les âges brouillés, naissances et morts, toutes mémoires,
couleurs rompues, reçois le coeur obscur de la terre,
toute la nuit entre tes mains livrée et donnée, mon ami, mon ami
 
Il a suffit d'un seul matin pour que mon visage fleurisse,
reconnais ta propre grande ténèbre visitée, tout le mystère lié
entre tes mains claires, mon amour.

Anne Hébert, Je suis la terre et l'eau, dans: Conversations amoureuses - Poèmes d'amour choisis par José Belin (Géraldine Martin, 1999)

22:55 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

15/12/2012

Bruno Le Maire 1b

Morceaux choisis

littérature; musique classique; livres

Répéter ne voulait pas dire, pour Carlos, reprendre cent fois les cinq mêmes mesures, dans une parition : répéter voulait dire tenter. Tenter quelque chose de nouveau et de proprement inouï. Il connaissait les partitions mieux que personne. Avant de rentrer en répétition, il demandait aux archives de lui sortir les fac simile des éditions originales des œuvres. Il les scrutait. Il les annotait au crayon. A Betlin, un soir, les gardiens retrouvèrent Carlos enfermé dans la salle des archives de la Philharmonie, il avait oublié de les avertir de sa présence. Pardonnez-moi, messieurs, je travaillais et maintenant je cherche la sortie.

Aucun chef ne montait à son pupitre aussi bien préparé que Carlos. Pourtant, il ne rechignait pas à assister aux répétitions des autres chefs, au contraire, il leur en faisait la demande : Muti, Sawallich, Karajan dans les dernières années. A Salzbourg, il se cachait derrière une colonne du grand théâtre et, la tête penchée, le visage appuyé dans la paume, il écoutait les répétitions. Il avait pour Karajan un respect teinté de fascination, sans doute en raison de la force que ce petit bonhomme en acier trempé dégageait, tout le contraire de sa fragilité à lui.

Donc, dans son esprit, la répétition ne correspondait en rien à ce que vous entendez en France, par une répétition. Keine Wiederholung: eine Probe. La répétition démarrait au moment précis où il pouvait tenter ce que personne avant lui, vraiment personne, ne voulait avoir tenté. Ou osé tenter. Il disait : Il faut tâtonner. Avancer en pleine obscurité, n’est-ce pas? En pleine obscurité. Imaginez, le chef le mieux préparé au monde à ses répétitions qui vous déclare : Il faut tâtonner. Vous comprenez? Vous comprenez un instant ce que cela signifie? Les instruments, il demandait à les déplacer. Mettre les percussions à un autre bout de la pièce, juste pour voir. Il supprimait une flûte sur deux. Il ralentissait les tempi. Il poussait les pianissimi à la limite du silence. Il fallait tout essayer. Et encore, il gardait pour les concerts et les enregistrements les tentatives les plus risquées. 

A Berlin, il enregistra la Huitième de Schubert en démarrant si doucement que même en tendant l’oreille, pendant les vingt premières mesures, il est impossible pour une oreille normale de percevoir quoique ce soit. Dans le studio, un ingénieur du son de Deutsche Grammophon lui demanda une nouvelle prise. Il répliqua : Pourquoi une nouvelle prise? – Pour entendre, maestro. – Mais justement, je ne veux pas qu’on entende! Au moins au début, je veux qu’on cherche à entendre et qu’on n’entende pas, comme un homme réveillé en sursaut qui guetterait le bruit du cambrioleur: il faut faire peur, il faut du suspens. 

Il avait le sens du silence, comme un réalisateur de cinéma le sens du noir. Il aurait pu filmer la nuit. Il jouait du silence. Je serais réalisateur, je prendrais les premières mesures de sa Huitième de Schubert comme bande son pour un Hitchcock. Cadre serré, une Chevrolet des années 60, le visage concentré et un peu inquiet d’une jeune femme au volant, la pluie qui ruisselle sur le pare-brise, et ces premières mesures à peine audibles. Oui, c’est exactement ce que je ferais.

Bruno Lemaire, Musique absolue – Une répétition avec Carlos Kleiber (Gallimard, 2012)

Bruno Le Maire 1a

Bloc-Notes, 15 décembre / Les Saules

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Avant de vous parler du livre de Bruno Le Maire, une anecdote. Dans les années 80, j’ai connu l’un des chocs de ma vie en découvrant la Cinquième de Beethoven – pourtant maintes fois entendue par le passé - dirigée avec tant de fougue, de rage et de folie, que ce moment est resté gravé dans ma mémoire. Je fis ainsi connaissance avec celui qui allait devenir l’un de mes chefs d’orchestre préférés dans ce répertoire: Carlos Kleiber.

Or, c’est de lui qu’il est question dans ce récit de Bruno Le Maire, Musique absolue – Une répétition avec Carlos Kleiber. Pour son narrateur, la révélation fut la Septième de ce même Beethoven dont il résume à merveille l’impression que le maestro lui a inspirée : On aurait dit que le chef dirigeait avec une hache au bout du bras. Il cognait dans la musique, levait son bras, abattait son bras, cognait, cognait encore, et la musique allait son chemin et lui la faisait aller plus loin encore. Plus il tranchait dans la musique, plus elle reprenait de vigueur. Et subitement, come épuisé, il tirait de son orchestre un son d’une douceur prodigieuse, semblable à une tache de soleil dansant dans une clairière.

Par le biais d’un critique musical qui lui fait connaître Nikolaus Marek, un violoniste proche de Carlos Kleiber, il enregistre les conversations, prend des notes et se rapproche de ce musicien d’exception - il avait la sensualité des mangeurs de cerises - qui le fascine et envers lequel il nourrit une véritable dévotion.

Ainsi, nous est contée l'histoire de cet homme complexe qui avait en lui la folie de la musique – héritée de son père Erich, lui aussi chef d’orchestre et placé tout en haut de son panthéon – faisant preuve d’une audace inouïe pareille à ces conducteurs de voitures qui frôlent continuellement la sortie de route. Une trajectoire fulgurante, bâtie sur l’inquiétude et la réponse à celle-ci qui, sur la fin, le laisse épuisé, comme effacé derrière le visage de ses maîtres: Beethoven, Brahms, Schubert, Weber et Mozart. Un très beau passage du livre de Bruno Le Maire met en lumière cet aspect de la personnalité de Carlos Kleiber: Il a voulu disparaître au profit de la musique, parce que seule comptait la musique et lui ne comptait pas. Regardez ses derniers enregistrements publics. Regardez-les attentivement. Par moments, il reste totalement immobile au pupitre, les bras ballants, la tête inclinée. Et puis son corps est pris d’un soubresaut. Il bondit et il mime la musique. Il ne dirige toujours pas, il entre dans la musique. « Mon rêve: devenir superflu ». 

Parfois, quelques souvenirs amusants - à propos d’un concert consacré aux Strauss -  affluent dans la mémoire de son confident: Plus léger! Beaucoup plus léger! Imaginez que passe devant vous une femme avec de longues jambes. Une jolie femme avec de longues jambes et des talons très hauts. Vous jouez comme elle marche. Vous devez jouer comme elle marche!

On pardonnera à Bruno Le Maire la faible consistance de ses personnages de fiction – le narrateur, Nikolaus Marek et son ami Dieter – tant Carlos Kleiber occupe tout l’espace de ce modeste ouvrage: 100 pages à peine… Musique absolue – Une répétition avec Carlos Kleiber, n’est en rien une œuvre érudite réservée aux musicologues ou autres élites intellectuelles, mais au contraire, le reflet d’une passion sincère de son auteur qui a nourri le désir de la coucher sur papier, la transmettre et la partager avec ses mots à lui pour quiconque est sensible à la beauté des choses et ses exigences, dont la musique est l’une des expressions les plus hautes et les plus infinies. La musique est une incertitude, dit encore Nikolaus pour mieux définir encore la démarche de son ami Carlos. 

Maintenant, place à la musique! Sur La scie rêveuse – voir Catégories - vous pouvez retrouver quelques interprétations de Carlos Kleiber: certainement le vœu le plus cher de Bruno Le Maire...

Bruno Lemaire, Musique absolue – Une répétition avec Carlos Kleiber (Gallimard, 2012)

image: Bruno Le Maire (blog.accent4.com)