Bruno Le Maire 1b (15/12/2012)
Morceaux choisis
Répéter ne voulait pas dire, pour Carlos, reprendre cent fois les cinq mêmes mesures, dans une parition : répéter voulait dire tenter. Tenter quelque chose de nouveau et de proprement inouï. Il connaissait les partitions mieux que personne. Avant de rentrer en répétition, il demandait aux archives de lui sortir les fac simile des éditions originales des œuvres. Il les scrutait. Il les annotait au crayon. A Betlin, un soir, les gardiens retrouvèrent Carlos enfermé dans la salle des archives de la Philharmonie, il avait oublié de les avertir de sa présence. Pardonnez-moi, messieurs, je travaillais et maintenant je cherche la sortie.
Aucun chef ne montait à son pupitre aussi bien préparé que Carlos. Pourtant, il ne rechignait pas à assister aux répétitions des autres chefs, au contraire, il leur en faisait la demande : Muti, Sawallich, Karajan dans les dernières années. A Salzbourg, il se cachait derrière une colonne du grand théâtre et, la tête penchée, le visage appuyé dans la paume, il écoutait les répétitions. Il avait pour Karajan un respect teinté de fascination, sans doute en raison de la force que ce petit bonhomme en acier trempé dégageait, tout le contraire de sa fragilité à lui.
Donc, dans son esprit, la répétition ne correspondait en rien à ce que vous entendez en France, par une répétition. Keine Wiederholung: eine Probe. La répétition démarrait au moment précis où il pouvait tenter ce que personne avant lui, vraiment personne, ne voulait avoir tenté. Ou osé tenter. Il disait : Il faut tâtonner. Avancer en pleine obscurité, n’est-ce pas? En pleine obscurité. Imaginez, le chef le mieux préparé au monde à ses répétitions qui vous déclare : Il faut tâtonner. Vous comprenez? Vous comprenez un instant ce que cela signifie? Les instruments, il demandait à les déplacer. Mettre les percussions à un autre bout de la pièce, juste pour voir. Il supprimait une flûte sur deux. Il ralentissait les tempi. Il poussait les pianissimi à la limite du silence. Il fallait tout essayer. Et encore, il gardait pour les concerts et les enregistrements les tentatives les plus risquées.
A Berlin, il enregistra la Huitième de Schubert en démarrant si doucement que même en tendant l’oreille, pendant les vingt premières mesures, il est impossible pour une oreille normale de percevoir quoique ce soit. Dans le studio, un ingénieur du son de Deutsche Grammophon lui demanda une nouvelle prise. Il répliqua : Pourquoi une nouvelle prise? – Pour entendre, maestro. – Mais justement, je ne veux pas qu’on entende! Au moins au début, je veux qu’on cherche à entendre et qu’on n’entende pas, comme un homme réveillé en sursaut qui guetterait le bruit du cambrioleur: il faut faire peur, il faut du suspens.
Il avait le sens du silence, comme un réalisateur de cinéma le sens du noir. Il aurait pu filmer la nuit. Il jouait du silence. Je serais réalisateur, je prendrais les premières mesures de sa Huitième de Schubert comme bande son pour un Hitchcock. Cadre serré, une Chevrolet des années 60, le visage concentré et un peu inquiet d’une jeune femme au volant, la pluie qui ruisselle sur le pare-brise, et ces premières mesures à peine audibles. Oui, c’est exactement ce que je ferais.
Bruno Lemaire, Musique absolue – Une répétition avec Carlos Kleiber (Gallimard, 2012)
16:30 Écrit par Claude Amstutz | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; musique classique; livres | | Imprimer | Facebook |
Commentaires
Texte d'une justesse inouie, d'une justice faite au plus grand de tous, oui, oui !
Écrit par : Jean-Pierre Oberli | 18/12/2012