13/01/2014
Ann Packer
Ann Packer, Un amour de jeunesse (Coll. Points/Seuil, 2005)
Ce livre, extrêmement attachant, raconte l’histoire d’une jeune femme dont le fiancé est victime d’un terrible accident qui va remettre en question toute son existence. Elle va découvrir que son amour n’est peut-être plus vivant, que sa vie réglée comme une horloge dans un petit village du Wisconsin avec ses parents, ses amis, son travail, ne lui suffisent plus. Elle partira donc pour New York, s’épanouira dans le milieu artistique de Chelsea où elle connaîtra un nouvel amour et qui sait, le bonheur. malgré le remords qui la hante : A-t-on le droit d’abandonner celui auquel on a voué sa vie en pleine détresse ? Il y a aussi – en dépit du sujet – de l’humour et de la légèreté dans ce roman sensible qui répond à des interrogations plutôt modernes.
Hier encore tout à fait inconnu, ce premier roman d'Ann Packer traduit en langue française est un bonheur de lecture communiqué de bouche à oreille, jusqu’au succès considérable qu’il connaît aujourd'hui, malgré une presse discrète. Sans doute cela s’explique-t-il par son héroïne, proche de nous, de même que sa famille ou les autres personnages de ce roman bouleversant.
00:02 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | | Imprimer | Facebook |
11/01/2014
Domnica Radulescu
Domnica Radulescu. Un train pour Trieste (Belfond, 2010)
Lyrique, poignant, incandescent, un premier roman émouvant qui brosse, à travers l'odyssée d'une adolescente de Bucarest jusqu'à la lointaine Amérique, un bouleversant portrait de femme en quête d'identité et de liberté. Roumanie, 1977. Mona, impulsive gamine de dix-sept ans, aime Mihai. Mais, autour d'eux, le monde sombre et l'étau de la dictature chaque jour plus insupportable. La police secrète guette à caque coin de rue, et Mona vit dans l'angoisse que la machine à écrire de son père dissident ne soit découverte, cachée dans le four. Ou pire, comme le lui suggèrent ses amis, que Mihai lui-même fasse partie de la Securitate... Alors, pressée par ses parents, Mona va devoir fuir. Munie d'un passeport obtenu à la sauvette, elle réussit à prendre le fameux train pour Trieste. Seule, terrifiée, sans avoir pu dire au revoir à Mihai...
Ce roman mêle avec beaucoup de crédibilité le premier amour de Mona - une jeune roumaine de 17 ans - avec le mystérieux Mihai, et sa soif de liberté dans un climat de terreur, au temps de Ceausescu. Elle s'enfuit à Trieste avant de s'établir à Chicago, mais bien des années plus tard, elle revient au pays pour traquer la vérité sur Mihai qu'elle n'a jamais oublié. Sur le thème de la trahison et de l'exil, l'auteur nous convie avec beaucoup d'émotion, d'intensité, de conviction, à croiser son destin.
00:00 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | | Imprimer | Facebook |
10/01/2014
Sam Savage
Sam Savage, Firmin - Autobiographie d'un grignoteur de livres (Actes Sud, 2009)
S’il est un seul livre vraiment jubilatoire qui mérite de trôner aux devantures des librairies, c’est bien celui de Firmin, rat difforme, insouciant et désespéré à ses heures qui, de grignoteur boulimique de livres, devient au contact de Norman puis de Jerry, lecteur érudit. S’inventant une destinée peu ordinaire entre réalité et fiction, il se prend au fil de ses découvertes, pour Moby Dick, Anne Frank ou Hamlet. Comme nous, n’est-ce pas ? Mais ce roman est bien plus qu’un voyage à travers les livres. Ballade nostalgique dans un quartier en voie d’extinction, quelque part entre Pembroke Books et le Casino Theater, il est aussi un reflet de notre époque pour ceux qui ne tolèrent pas la différence ou éprouvent un rejet devant ce miroir qui pourrait les révéler à eux-mêmes.
Egalement disponible en coll. Babel (Actes Sud, 2010)
05:32 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; roman; livres | | Imprimer | Facebook |
09/01/2014
Morceaux choisis - Heinrich Böll
Heinrich Böll
Ils restèrent longtemps éveillés, fumant des cigarettes, tandis que le vent qui mugissait à travers la maison faisait tomber des pierres, arrachait, aux étages supérieurs, des plaques de crépi qui s'écrasaient à grand bruit et volaient en éclats. Il ne la voyait que comme une lueur, un souffle chaud et pourpre, quand ils tiraient sur leurs cigarettes; les formes moelleuses de ses seins mous sous la chemise, son paisible profil. Contempler le creux de ses lèvres minces, bien serrées, cette petite coulée noire au milieu de son visage le remplissait d'une immense tendresse. Ils bordèrent leurs couvertures et se blottirent l'un contre l'autre, c'était merveilleux de savoir qu'il faisait chaud et que l'on resterait toute la nuit au chaud. Les volets battaient, le vent sifflait à travers les carreaux cassés, balayait, là-haut, ce qui restait de la toiture. A intervalles réguliers, quelque chose heurtait violemment un mur avec un bruit métallique.
Elle murmura près de lui: C'est une gouttière, il y a si longtemps qu'il faut la réparer. Elle s'interrompit, une seconde seulement, lui prit la main et poursuivit tout bas: C'était avant la guerre, j'habitais déjà ici et, quand je rentrais à la maison, je voyais la gouttière et je me disais: "Il faut qu'ils la fassent réparer", mais elle n'était toujours pas réparée quand la guerre est arrivée, elle était toujours de guingois, l'une des fixations avait lâché, elle était prête à tomber. Je l'entendais chaque fois qu'il y avait du vent, chaque nuit de tempête, je couchais ici. Les traces humides apparaissaient nettement sur la façade chaque fois que la pluie frappait le mur à l'oblique, traînée blanche bordée de gris foncé, qui descendait en longeant la fenêtre, avec, à droite et à gauche, de grandes taches circulaires dont le centre était blanc, entouré de cercles d'un gris de plus en plus foncé... Par la suite, je suis partie loin, j'ai dû travailler en Thuringe et à Berlin et, lorsque la guerre a touché à sa fin, je suis revenue ici et les choses n'avaient pas changé. La moitié de la maison s'était effondrée - j'étais partie loin, très loin, j'avais vu beaucoup de souffrance, de mort et de sang, j'avais eu peur - et, pendant tout ce temps, cette gouttière endommagée n'avait pas bougé, elle projetait désormais la pluie dans le vide, puisqu'il n'y avait plus de mur. Les tuiles s'étaient envolées, des arbres avaient été abattus, le crépi était parti en lambeaux, mais ce morceau de zinc était finalement resté accroché six ans durant.
Sa voix se fit douce, presque chantante, elle lui pressa la main, il sentit qu'elle était heureuse... De nombreuses pluies étaient tombées en six ans, beaucoup d'hommes étaient morts, des cathédrales avaient été détruites, mais la gouttière était toujours là et je l'entendais claquer la nuit, quand il y avait du vent. Crois-tu que j'étais heureuse?
Oui, dit-il.
Heinrich Böll, Le silence de l'ange (Seuil, 1995)
traduit de l'allemand par Alain Huriot
03:18 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
06/01/2014
La citation du jour
Nathalie Clifford Barney
Le rire seul échappe à notre surveillance.
Nathalie Clifford Barney, Nouvelles pensées de l'amazone (Mercure de France, 1939)
image: Romaine Brooks, Portrait of Natalie Barney / 1920 (pinterest.com)
00:01 Écrit par Claude Amstutz dans La citation du jour, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : citation; livres | | Imprimer | Facebook |
03/01/2014
Henry Miller
Henry Miller, Le sourire au pied de l'échelle (Buchet-Chastel, 2001)
On peine à imaginer que l’auteur sulfureux de Sexus, Tropique du cancer et Tropique du capricorne ait pu écrire un texte aussi poétique. Et si le clown, l’acteur égaré dans le monde qui tend un miroir aux spectateurs que nous sommes, tantôt avec douceur et mélancolie, tantôt avec violence et provocation, n’était pas condamné à mourir pour que nous puissions vivre ? Fable sur l’ombre et la lumière des âmes, son contenu est riche, douloureux, universel. A noter que la présente édition est bilingue, en anglais et français.
Le clown, c'est le poète en action. Il est l'histoire qu'il joue. Le clown exerce sur moi un profond attrait, justement parce qu'entre le monde et lui se dresse le rire. Son rire à lui n'a jamais rien d'homérique. C'est un rire silencieux sans gaieté comme on dit. Le clown nous apprend à rire de nous-mêmes. Et ce rire-là est enfanté par les larmes. Henry Miller
00:04 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; récit; conte | | Imprimer | Facebook |
02/01/2014
Catherine O'Flynn
Catherine O'Flynn, Ce qui était perdu (Jacqueline Chambon, 2009)
Le personnage principal de ce roman est peut-être bien Green Oaks, un centre commercial nouvelle génération de Birmingham où se retrouvent les paumés, les désoeuvrés, les malheureux qui viennent y tromper leur ennui ou attendent la fin du week-end : Mais c’est ça la vie, non ? Perdre son temps jusqu’à ce qu’on meure. C’est tout ce qu’on peut faire … Pourtant, dans cette tour de verre, Kurt et Lisa, à la recherche d’une petite fille disparue, surmonteront leurs blessures intimes. Malgré une vision assez désenchantée de la vie fragilisée par la douleur, les non-dits ou la perte, Catherine O’Flynn nous réserve quelques morceaux d’anthologie d’humour noir, avec les délires verbaux de Crawford, manager de Young Music – ses craintes de l’inspection générale ou ses cours de management – ainsi qu’une tendresse particulière pour ces promeneurs éphémères d’un univers cacophonique et glacé. Premier roman.
publié dans Le Passe Muraille no 80 - décembre 2009
07:18 Écrit par Claude Amstutz dans Le Passe Muraille, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | | Imprimer | Facebook |
30/12/2013
Antonio Skarmeta
Antonio Skarmeta, Le ballet de la victoire (Grasset, 2006)
Angel, un voleur occasionnel et romantique, et le légendaire Vergara, un artiste des coffres-forts, viennent d'être libérés de prison à l'occasion d'une amnistie décrétée par le Président du Chili. Le jeune Angel, en possession d'un plan génial, persuade le vieux truand de se joindre à lui pour vider les caisses d'un ancien chef de la police de Pinochet. Tous deux veulent protéger Victoria, une lycéenne qu'ils ont rencontrée. Fragile et inquiète depuis que son père a été assassiné pendant la dictature, elle rêve de devenir danseuse étoile... Destins croisés d'un célèbre vétéran de la cambriole, d'un voleur qui a soif de vengeance et d'une future ballerine dans le Chili d'après Pinochet, ce magnifique roman est tour à tour poignant, drôle, violent. Une critique sociale, certes, mais surtout une très belle histoire d'amour et d'amitié.
Egalement disponible en coll. Livre de Poche (LGF,2008)
00:40 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature sud-américaine | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: roman; livres | | Imprimer | Facebook |
27/12/2013
Morceaux choisis - Angelina Lanza Damiani
Angelina Lanza Damiani
Dans les longues soirées étoilées, traversant les stridulements des grillons nocturnes, nous parvenait, des pentes d'en face, entièrement couvertes d'épais chênes verts, un doux son de cornemuse, continu, et pourtant varié dans la monotonie de l'intonation.
On eût dit la voix même du paysage, dormant et rêvant.
Il y avait, à la lisière du bois d'yeuses, en face, le clos qui existe encore, avec le pailler pour l'abri des bergers.
Peut-être était-ce un berger qui jouait.
La note d'accompagnement commençait seule; elle insistait, se poursuivait, se répétait. Elle faisait attendre la naissance de la cantilène.
Après une, deux ou trois reprises de cette note toute occupée à se répéter elle-même, le motif musical commençait, modulé sur quelques notes, mais avec des inflexions et des retards sentimentaux et tristes.
La cornemuse avait des forte et des piano. Effet du vent, ou volonté de l'instrumentiste? ...
Elle était, soudain, étouffée par un long aboiement de chiens, par une brusque agitation de sonnailles: les chèvres avaient-elles eu peur de l'alarme de leur gardien?
Puis le silence revenait. Et, sur le silence, la stridulation des grillons, et de nouveau la modulation, harmonieuse et plaintive, de l'instrument primitif.
Naissait dans le coeur la nostalgie de l'hiver recueilli et tranquille, de la crèche, des berceuses entonnées dans le fracas des rues citadines par de vieux joueurs de musette.
Les fillettes se serraient contre moi, émues:
- On dirait la musette de Noël; comme c'est beau!
Et la cornemuse infatigable chantait encore sous les étoiles, quand on fermait les fenêtres pour aller dormir...
Angelina Lanza Damiani, Le mélomane / extrait, dans: La maison dans la montagne - illustré par Pierre-Yves Gabioud (Ed. de la revue Conférence, 2013)
traduit de l'italien par Christophe Carraud
image: dirjournal.com
09:12 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature italienne, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; récits; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
24/12/2013
Un conte de Noël 9/9
Charles Dickens
V. Conclusion
C’était une colonne de lit. Oui, et de son lit encore et dans sa chambre bien mieux. Le lendemain lui appartenait pour s’amender et réformer sa vie!
Je veux vivre dans le passé; le présent et l’avenir! répéta Scrooge en sautant à bas du lit. Les leçons des trois esprits demeureront gravées dans ma mémoire. O Jacob Marley! que le ciel et la fête de Noël soient bénis de leurs bienfaits! je le dis à genoux, vieux Jacob, oui, à genoux. Il était si animé, si échauffé par de bonnes résolutions, que sa voix brisée répondait à peine au sentiment qui l’inspirait. Il avait sangloté violemment dans sa lutte avec l’esprit, et son visage était inondé de larmes.
Ils ne sont pas arrachés, s’écria Scrooge embrassant un des rideaux de son lit, ils ne sont pas arrachés, ni les anneaux non plus. Ils sont ici, je suis ici; les images des choses qui auraient pu se réaliser peuvent s’évanouir; elles s’évanouiront, je le sais!
Cependant ses mains étaient occupées à brouiller ses vêtements; il les mettait à l’envers, les retournait sens dessus dessous, le bas en haut et le haut en bas ; dans son trouble, il les déchirait, les laissait tomber à terre, les rendait enfin complices de toutes sortes d’extravagances.
Je ne sais pas ce que fais! s’écria-t-il riant et pleurant à la fois, et se posant avec ses bas en copie parfaite du Laocoon antique et de ses serpents. Je suis léger comme une plume; je suis heureux comme un ange, gai comme un écolier, étourdi comme un homme ivre. Un joyeux Noël à tout le monde! une bonne, une heureuse année à tous! Holà! hé! ho! holà!
Il avait passé en gambadant de sa chambre dans le salon, et se trouvait là maintenant, tout hors d’haleine.
Voilà bien la casserole où était l’eau de gruau! s’écria-t-il en s’élançant de nouveau et recommençant ses cabrioles devant la cheminée. Voilà la porte par laquelle est entré le spectre de Marley! voilà le coin où était assis l’esprit de Noël présent! voilà la fenêtre où j’ai vu les âmes en peine: tout est à sa place, tout est vrai, tout est arrivé… Ah! ah! ah!
Réellement, pour un homme qui n’avait pas pratiqué depuis tant d’années, c’était un rire splendide, un des rires les plus magnifiques, le père d’une longue, longue lignée de rires éclatants!
Je ne sais quel jour du mois nous sommes aujourd’hui! continua Scrooge. Je ne sais combien de temps je suis demeuré parmi les esprits. Je ne sais rien: je suis comme un petit enfant. Cela m’est bien égal. je voudrais bien l’être, un petit enfant. Hé! holà! houp! holà! hé!
Il fut interrompu dans ses transports par les cloches des églises qui sonnaient le carillon le plus folichon qu’il eût jamais entendu. Ding, din, dong, boum! boum, ding, din, dong! Boum! boum! boum! dong! ding, din, dong! boum! Oh! superbe, superbe!
Courant à la fenêtre, il l’ouvrit et regarda dehors. Pas de brume, pas de brouillard; un froid clair, éclatant, un de ces froids qui vous égayent et vous ravigotent, un de ces froids qui sifflent à faire danser le sang dans vos veines; un soleil d’or; un ciel divin; un air frais et agréable; des cloches en gaieté. Oh! superbe, superbe!
- Quel jour sommes-nous aujourd’hui? cria Scrooge de sa fenêtre à un petit garçon endimanché qui s’était arrêté peut-être pour le regarder.
- Hein? répondit l’enfant ébahi.
- Quel jour sommes-nous aujourd’hui, mon beau garçon? dit Scrooge.
- Aujourd’hui! repartit l’enfant; mais c’est le jour de Noël.
Le jour de Noël! se dit Scrooge. Je ne l’ai donc pas manqué! Les esprits ont tout fait en une nuit. Ils peuvent faire tout ce qu’ils veulent; qui en doute? certainement qu’ils le peuvent. Holà! hé! mon beau petit garçon!
- Holà! répondit l’enfant.
- Connais-tu la boutique du marchand de volailles, au coin de la seconde rue?
- Je crois bien!
Un enfant plein d’intelligence! dit Scrooge. Un enfant remarquable! Sais-tu si l’on a vendu la belle dinde qui était hier en montre? pas la petite; la grosse?
- Ah! celle qui est aussi grosse que moi?
- Quel enfant délicieux! dit Scrooge. Il y a plaisir à causer avec lui. Oui, mon chat!
- Elle y est encore, dit l’enfant.
- Vraiment! continua Scrooge. Eh bien, va l’acheter!
- Farceur! s’écria l’enfant.
- Non, dit Scrooge, je parle sérieusement. Va acheter et dis qu’on me l’apporte; je leur donnerai ici l’adresse où il faut la porter. Reviens avec le garçon et je te donnerai un schelling. Tiens! si tu reviens avec lui en moins de cinq minutes, je te donnerai un écu.
L’enfant partit comme un trait. Il aurait fallu que l’archer eût une main bien ferme sur la détente pour lancer sa flèche moitié seulement aussi vite.
Je l’enverrai chez Bob Cratchit, murmura Scrooge se frottant les mains et éclatant de rire. Il ne saura pas d’où cela lui vient. Elle est deux fois grosse comme Tiny Tim. Je suis sûr que Bob goûtera la plaisanterie; jamais Joe Miller n’en a fait une pareille.
Il écrivit l’adresse d’une main qui n’était pas très ferme, mais il l’écrivit pourtant, tant bien que mal, et descendit ouvrir la porte de la rue pour recevoir le commis du marchand de volailles. Comme il restait là debout à l’attendre, le marteau frappa ses regards.
Je l’aimerai toute ma vie! s’écria-t-il en le caressant de la main. Et moi qui, jusqu’à présent, ne le regardais jamais, je crois. Quelle honnête expression dans sa figure! Ah! le bon, l’excellent marteau! Mais voici la dinde! Holà! hé! Houp, houp! comment vous va? Un joyeux Noël!
C’était une dinde, celle-là! Non, il n’est pas possible qu’il se soit jamais tenu sur ses jambes, ce volatile; il les aurait brisées en moins d’une minute, comme des bâtons de cire à cacheter. Mais j’y pense, vous ne pourrez pas porter cela jusqu’à Camden-Town, mon ami, dit Scrooge; il faut prendre un cab.
Le rire avec lequel il dit cela, le rire avec lequel il paya la dinde, le rire avec lequel il paya le cab, et le rire avec lequel il récompensa le petit garçon ne fut surpassé que par le fou rire avec lequel il se rassit dans son fauteuil, essoufflé, hors d’haleine, et il continua de rire jusqu’aux larmes.
Ce ne lui fut pas chose facile que de se raser, car sa main continuait à trembler beaucoup; et cette opération exige une grande attention, même quand vous ne dansez pas en vous faisant la barbe. Mais il se serait coupé le bout du nez, qu’il aurait mis tout tranquillement sur l’entaille un morceau de taffetas d’Angleterre sans rien perdre de sa bonne humeur.
Il s’habilla, mit tout ce qu’il avait de mieux, et, sa toilette faite, sortit pour se promener dans les rues. La foule s’y précipitait en ce moment, telle qu’il l’avait vue en compagnie du spectre de Noël présent. Marchant les mains croisées derrière le dos, Scrooge regardait tout le monde avec un sourire de satisfaction. Il avait l’air si parfaitement gracieux, en un mot, que trois ou quatre joyeux gaillards ne purent s’empêcher de l’interpeller: Bonjour, monsieur! Un joyeux Noël, monsieur! Et Scrooge affirma souvent plus tard que, de tous les sons agréables qu’il avait jamais entendus, ceux-là avaient été, sans contredit, les plus doux à son oreille.
Il n’avait pas fait beaucoup de chemin, lorsqu’il reconnut, se dirigeant de son côté, le monsieur à la tournure distinguée qui était venu le trouver la veille dans son comptoir, et lui disant: Scrooge et Marley, je crois? Il sentit une douleur poignante lui traverser le cœur à la pensée du regard qu’allait jeter sur lui le vieux monsieur au moment où ils se rencontreraient; mais il comprit aussitôt ce qu’il avait à faire, et prit bien vite son parti.
Mon cher monsieur, dit-il en pressant le pas pour lui prendre les deux mains, comment vous portez-vous? J’espère que votre journée d’hier a été bonne. C’est une démarche qui vous fait honneur! Un joyeux Noël, monsieur!
- Monsieur Scrooge?
- Oui, c’est mon nom; je crains qu’il ne vous soit pas des plus agréables. Permettez que je vous fasse mes excuses. Voudriez-vous avoir la bonté… (Ici Scrooge lui murmura quelques mots à l’oreille.)
- Est-il Dieu possible! s’écria ce dernier, comme suffoqué. Mon cher monsieur Scrooge, parlez-vous sérieusement?
- S’il vous plaît, dit Scrooge; pas un liard de moins. Je ne fais que solder l’arriéré, je vous assure. Me ferez-vous cette grâce?
- Mon cher monsieur, reprit l’autre en lui secouant la main cordialement, je ne sais comment louer tant de munifi…
- Pas un mot, je vous prie, interrompit Scrooge. Venez me voir; voulez-vous venir me voir?
- Oui! sans doute, s’écria le vieux monsieur. Évidemment, c’était son intention; on ne pouvait s’y méprendre, à son air.
- Merci, dit Scrooge. Je vous suis infiniment reconnaissant, je vous remercie mille fois. Adieu!
Il entra à l’église; il parcourut les rues, il examina les gens qui allaient et venaient en grande hâte, donna aux enfants de petites tapes caressantes sur la tête, interrogea les mendiants sur leurs besoins, laissa tomber des regards curieux dans les cuisines des maisons, les reporta ensuite aux fenêtres; tout ce qu’il voyait lui faisait plaisir. Il ne s’était jamais imaginé qu’une promenade, que rien au monde pût lui donner tant de bonheur. L’après-midi, il dirigea ses pas du côté de la maison de son neveu.
Il passa et repassa une douzaine de fois devant la porte, avant d’avoir le courage de monter le perron et de frapper. Mais enfin il s’enhardit et laissa retomber le marteau.
- Votre maître est-il chez lui, ma chère enfant? dit Scrooge à la servante… Beau brin de fille, ma foi!
- Oui, monsieur.
- Où est-il, mignonne?
- Dans la salle à manger, monsieur, avec madame. Je vais vous conduire au salon, s’il vous plaît.
- Merci; il me connaît, reprit Scrooge, la main déjà posée sur le bouton de la porte de la salle à manger; je vais entrer ici, mon enfant.
Il tourna le bouton tout doucement, et passa la tête de côté par la porte entrebâillée. Le jeune couple examinait alors la table (dressée comme pour un gala), car ces nouveaux mariés sont toujours excessivement pointilleux sur l’élégance du service: ils aiment à s’assurer que tout est comme il faut.
Fred! dit Scrooge.
Dieu du ciel! comme sa nièce par alliance tressaillit! Scrooge avait oublié, pour le moment, comment il l’avait vue assise dans son coin, un peu souffrante, sans quoi il ne serait point entré de la sorte; il n’aurait pas osé.
- Dieu me pardonne! s’écria Fred, qui est donc là?
- C’est moi, votre oncle Scrooge; je viens dîner. Voulez-vous que j’entre, Fred?
S’il voulait qu’il entrât! Peu s’en fallut qu’il ne lui disloquât le bras pour le faire entrer. Au bout de cinq minutes, Scrooge fut à son aise comme dans sa propre maison. Rien ne pouvait être plus cordial que la réception du neveu; la nièce imita son mari; Topper en fit autant, lorsqu’il arriva, et aussi la petite sœur rondelette, quand elle vint, et tous les autres convives, à mesure qu’ils entrèrent. Quelle admirable partie, quels admirables petits jeux, quelle admirable unanimité, quel admirable bonheur!
Mais le lendemain, Scrooge se rendit de bonne heure au comptoir, oh! de très bonne heure. S’il pouvait seulement y arriver le premier et surprendre Bob Cratchit en flagrant délit de retard! C’était en ce moment sa préoccupation la plus chère.
Il y réussit; oui, il eut ce plaisir! L’horloge sonna neuf heures, point de Bob; neuf heures un quart, point de Bob. Bob se trouva en retard de dix-huit minutes et demie. Scrooge était assis, la porte toute grande ouverte, afin qu’il le pût voir se glisser dans sa citerne.
Avant d’ouvrir la porte, Bob avait ôté son chapeau, puis son cache-nez: en un clin d’œil, il fut installé sur son tabouret et se mit à faire courir sa plume, comme pour essayer de rattraper neuf heures.
- Holà! grommela Scrooge, imitant le mieux qu’il pouvait son ton d’autrefois; qu’est-ce que cela veut dire de venir si tard?
- Je suis bien fâché, monsieur, dit Bob. Je suis en retard.
- En retard! reprit Scrooge. En effet, il me semble que vous êtes en retard. Venez un peu par ici, s’il vous plaît.
- Ce n’est qu’une fois tous les ans, monsieur, dit Bob timidement en sortant de sa citerne; cela ne m’arrivera plus. je me suis un peu amusé hier, monsieur.
- Fort bien; mais je vous dirai, mon ami, ajouta Scrooge, que je ne puis laisser plus longtemps aller les choses comme cela. Par conséquent, poursuivit-il, en sautant à bas de son tabouret et en portant à Bob une telle botte dans le flanc qu’il le fit trébucher jusque dans sa citerne; par conséquent, je vais augmenter vos appointements!
Bob trembla et se rapprocha de la règle de son bureau. Il eut un moment la pensée d’en assener un coup à Scrooge, de le saisir au collet et d’appeler à l’aide les gens qui passaient dans la ruelle pour lui faire mettre la camisole de force.
- Un joyeux Noël, Bob! dit Scrooge avec un air trop sérieux pour qu’on pût s’y méprendre et en lui frappant amicalement sur l’épaule. Un plus joyeux Noël, Bob, mon brave garçon, que je ne vous l’ai souhaité depuis longues années! Je vais augmenter vos appointements et je m’efforcerai de venir en aide à votre laborieuse famille; ensuite cette après-midi nous discuterons nos affaires sur un bol de Noël rempli d’un bischoff fumant, Bob! Allumez les deux feux; mais avant de mettre un point sur un i, Bob Cratchit, allez vite acheter un seau neuf pour le charbon.
Scrooge fit encore plus qu’il n’avait promis; non seulement il tint sa parole, mais il fit mieux, beaucoup mieux.
Quant à Tiny Tim, qui ne mourut pas, Scrooge fut pour lui un second père. Il devint un aussi bon ami, un aussi bon maître, un aussi bon homme que le bourgeois de la bonne vieille Cité, ou de toute autre bonne vieille cité, ville ou bourg, dans le bon vieux monde. Quelques personnes rirent de son changement; mais il les laissa rire et ne s’en soucia guère; car il en savait assez pour ne pas ignorer que, sur notre globe, il n’est jamais rien arrivé de bon qui n’ait eu la chance de commencer par faire rire certaines gens. Puisqu’il faut que ces gens-là soient aveugles, il pensait qu’après tout il vaut tout autant que leur maladie se manifeste par les grimaces, qui leur rident les yeux à force de rire, au lieu de se produire sous une forme moins attrayante. Il riait lui-même au fond du cœur; c’était toute sa vengeance.
Il n’eut plus de commerce avec les esprits; mais il en eut beaucoup plus avec les hommes, cultivant ses amis et sa famille tout le long de l’année pour bien se préparer à fêter Noël, et personne ne s’y entendait mieux que lui: tout le monde lui rendait cette justice.
Puisse-t-on en dire autant de vous, de moi, de nous tous, et alors, comme disait Tiny Tim:
- Que Dieu nous bénisse, tous tant que nous sommes!
(à suivre)
Charles Dickens, Contes de Noël (coll. Folio classique/Gallimard, 2012)
image: Charles Dickens (theguardian.com)
06:00 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; contes; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |