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18/04/2012

Le poème du jour

Jacques Chessex

En ce temps-là j'allais par ces bois
Multipliant mon émoi dans mon coeur
Le vent de mai chauffait l'air
L'aubépine brûlait blanche
   vers la lumière de l'orée
Et déjà je savais quel accord
Liait la fleur neigeuse et le secret de l'ombre
   où je marchais
Avec mon propre secret et cette fleur
Si mal contenue dans mon seul crâne
 
Ainsi j'allais à mon habitude
Quand la beauté tremble
avec sa musique d'os et de clarinette
Dans la buée heureuse des arbres
Et le rossignol peut louer ma résolution 
Et moi
errer par les arbres noirs
et ne craignant nulle rencontre
Car la simplicité du coeur est une forteresse
La beauté une armure
Assis au caveau des branches
le Cerf m'approuvait
Son sourire rayonnait comme un astre
Au hallier nocturne en plein jour.
 
Que craindre du rusé et du chasseur
Car la limpidité de l'âme est visible
A travers l'os et la peau des purs
Et leur candeur effraie le fourbe
 
En ce temps-là j'allais innocemment
   par la nuit courbe
J'étais une fontaine où je buvais
   à ma propre source
Une coulée d'air où je suspendais ma bouche
Ainsi boirait ma lèvre à la rivière de ta bouche
Mon âme se fortifierait à la clarté de la seule Eau.
 
 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle

17/04/2012

Morceaux choisis - Katherine Pancol

Katherine Pancol

littérature; roman; morceaux choisis; livres 

Kay Bartholdi
Les Palmiers sauvages
Fécamp 

Le 5 mai 1998. 

J'ai le coeur brisé, Jonathan... Et je ne suis pas sûre que les morceaux se soient recollés. Parce que j'ai eu si mal, si mal que j'ai cru en mourir... Parce qu'un autre que moi, mon semblable, mon même sang, mon même souffle, ma même peau, mes mêmes cheveux, mes mêmes dents, mon même sourire, en est mort tout debout, lui. Parce que, je vous l'ai dit, je veux aimer la vie, malgré tout. 

Le soleil de printemps qui rebondit à mes pieds et me force à me lever... Les bains du petit matin quand la ville s'ébroue à peine. Les galets polis sur la plage que mes plantes de pied ont apprivoisés. Le bruit des vagues qui font chanter les galets quand elles se retirent. Ma peau toute salée que je lèche à grands coups de langue. Les fromages de Madame Marie. Les gâteaux de Monsieur Lainé. Les moules-frites de Laurent et Josepha. La présence tendre et bourrue de Nathalie. Les pinceaux blancs du phare, la nuit, ma seule compagnie.

Je chasse toutes les autres. Je les chasse tous. Je les désire, je les convoque, je me jette à leur cou, je leur fais des noeuds partout et... je les tranche. D'un seul coup. Sans avertissement. Ils durent ce que durent le désir physique, l'envie de frotter ma peau contre une autre, de se faire étreindre, entourer, fouiller, retourner... Comme le tracteur dans la terre... Ou plus doucement... Comme les lunettes cerclées embuées de tendresse. 

Je hais la douceur, la tendresse, la passion quand elles ne viennent pas de lui... De cet homme qui s'est éloigné, un beau matin, en bateau sur le port. Que j'ai regardé partir en serrant la main d'un autre dans ma main. Un autre qui aimait aussi cet homme plus que tout. Cet homme qui nous abandonnait. Pour qui? Pour quoi? Pourquoi, Jonathan? Pourquoi est-il parti? Je n'ai jamais compris.

Alors je préfère rester seule. Dans ma chambrette, face à la mer. Avec mes livres, les mouettes qui me raillent, le vent et la tempête. Ces compagnons-là me vont bien. Ils ne me demandent rien. Je ne leur donne rien. Un amour commence à exister quand chacun offre à l'autre le fond de ses pensées, les secrets les plus verrouillés. Sinon, ce n'est pas de l'amour, c'est de l'échange de peaux, de désir immédiat, et l'on se retrouve, détroussé, comme après le passage d'un cambrioleur. 

Gardez votre secret. Je garderai le mien. Souvenez-vous de la vieille femme et du curé, dans Maison des autres.* Les secrets ne sont pas faits pour être échangés avec des inconnus. Elle en est morte. 

Qu'est-ce que je sais de vous? Et vous voulez me raconter votre vie! Sans façon, Jonathan! Restons-en au rayon des livres, prudemment. Il y en a plein d'autres magnifiques qui ne nous déchireront pas les entrailles, qui nous berceront d'illusions, ou nous infuseront dans des douleurs plus tièdes, plus lointaines.

Pein d'autres qui nous feront voler très haut, loin de nos pourquoi.  

Si pouvoir - équivalait à vouloir -
Ténu serait - le Critère -
C'est l'ultime de la Parole -
Que l'impuissance à dire. 
Emily Dickinson

Je suis dans cette impuissance-là. 

Kay


Katherine Pancol, Un homme à distance (coll. Livre de Poche, 2004)

 

16/04/2012

Morceaux choisis - Giacomo Leopardi

Giacomo Leopardi

Giacomo Leopardi.jpg

Ici, sur l’aride échine du terrible mont,
l’exterminateur Vésuve,
là où nul autre arbre ou fleur n’égaie,
tes touffes solitaires se répandent tout autour,
odorant genêt,
t’accommodant des déserts.
 
Autrefois, je vis tes tiges embellir
les régions sauvages qui ceignent la cité.
Là où la dame du temps mortel,
et de l’empire perdu
avec son aspect grave et taciturne
fait un signe et rappelle le voyageur.
 
Or, je te retrouve sur ce sol,
tristes lieux d’un monde aimant abandonné,
et des fortunes affligées toujours le compagnon.
Ces champs jonchés de cendres infécondes,
et couverts de lave pétrifiée
qui sous les pas du pèlerin résonne;
où se niche et se love au soleil la vipère
où le lièvre retrouve le terrier caverneux qu’il connaît;
heureuses furent les maisons et les campagnes,
et blondirent les épis,
et résonnèrent les meuglements des troupeaux;
furent jardins et palais,
aux loisirs des potentats agréables séjours;
et furent des cités célèbres
que les torrents de la fière montagne
depuis ses bouches ignées engloutirent
avec tous ses habitants.
Aujourd’hui, partout ce ne sont que des ruines
où tu vis, ô gracieuse fleur,
en ayant presque pitié des épreuves des autres,
au ciel tu répands une douce odeur de parfum,
qui console ce désert.
Qu’à ces plages vienne celui
qui a l’habitude d’exalter notre état,
et voit combien de notre genre prend soin
l’aimante nature.
Et sa puissance
il pourra la mesurer
en estimant la semence humaine,
que la sévère nourrice, peut imprévisiblement,
d’un léger mouvement détruire
en partie, et d’un seul geste
à peine plus léger soudainement
anéantir en totalité sur ces rivages
le monde des êtres humains
les magnifiques destins et progrès ...
 
Et toi, lent genêt dont les selves odorantes
décorent ces campagnes dépouillées
toi aussi dans un temps proche
tu succomberas au feu souterrain,
qui retournant sur ce lieu déjà connu,
déploiera son voile avide sur tes molles forêts.
Et tu plieras sous le faisceau mortel non retenu
ton innocente tête:
qui n’avait jamais pliée jusqu'alors vainement
pour une lâche prière devant un futur oppresseur;
mais non dressé avec un orgueil fou
vers les étoiles ni sur ce désert,
où tu es né cependant
non parce que tu l’as voulu, mais par chance; 
mais plus sage, et moins infirme que l’homme,  
tu n’as jamais cru 
aux faits et à l’immortalité de ta lignée.
 

Giacomo Leopardi, extrait du Chant 34 - Anthologie bilingue de la poésie italienne (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1994)

image: dominique.decobecq.perso.neuf.fr/LegenetdeLeopardi.html

08:04 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature italienne, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

15/04/2012

Voix de femmes 1b

Bloc-Notes, 15 avril / Les Saules

Ci-dessous, voici quelques oeuvres photographiques choisies parmi une centaine illustrant ce tour du monde de la littérature féminine intitulé Voix de femmes - Anthologie / Poèmes et photographies du monde entier, témoignant de la diversité d'expression, de talent et de la sensibilité de toutes les femmes.

Brigitte Grignet

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Jane Evelyn Atwood

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Rania Matar

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Elina Brotherus

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Gillian Laub

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Véronique de Viguerie

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Erhan Turgut et Lionel Ray: Voix de femmes - Anthologie / Poèmes et photographies du monde entier (Turquoise, 2011)

Voix de femmes 1a

Bloc-Notes, 15 avril / Les Saules

littérature; poésie; anthologie; livres

Il est des livres que je voudrais porter à la connaissance du plus grand nombre, tant ils sont beaux, tant ils sont réussis, tant ils sont porteurs de germes d'espoir, de talents méconnus et expriment un formidable élan capable de résonner dans le coeur de tous. Tel est l'impression que laisse cet ouvrage intitulé Voix de femmes - Anthologie / Poèmes et photographies du monde entier

Chargé de la réalisation de ce travail éditorial exceptionnel, Erhan Turgut, journaliste, graphiste et dessinateur de presse turc, a déjà collaboré à un autre projet similaire auprès du même éditeur: Non à la guerre - Anthologie / Poésies du monde - Photographies - Histoire qui sera évoqué ultérieurement; et c'est au poète Lionel Ray que revient le mérite de la sélection de ces oeuvres glânées sur les cinq continents, avec un constant souci d'exemplarité et d'éclat. 343 poétesses sont présentées dans Voix de femmes, 477 poèmes, 162 pays et peuples, 49 femmes photographes et 104 photographies de femmes à travers le monde.

Une entreprise tentée par bon nombre d'auteurs et d'éditeurs par le passé mais qui, la plupart du temps, s'est heurtée à une difficulté: celle d'accorder une place, à tout prix, aux écrivains d'un pays peu visité mais souvent au détriment de la qualité des textes, ou au contraire exposant toujours de mêmes auteurs déjà largement représentés dans d'autres anthologies. Rien de tel dans ce volume équilibré dans son choix, dans son classissisme ou sa modernité.

Avec une joie simple et sans fausse modestie, j'observe que plus de 350 poèmes de ce recueil me sont totalement inconnus, qu'ils élargissement mon horizon, me projettent vers d'autres cultures et me sensibilisent à des expressions de la douleur, de la révolte ou de l'amour dont il eut été triste que je ne les découvre pas avant de tirer ma révérence.

Cet ouvrage célèbre aussi la richesse créative des femmes: leur imagination, leur enracinement et leur courage fréquemment masqués, dépréciés et craints dans le paysage culturel, ici comme ailleurs, aujourd'hui comme hier.

Voix de femmes se présente sous la forme d'un album de 384 pages, grand format, relié, sur papier glacé avec parfois des textes sur deux colonnes. J'ajoute que son prix - 38 euros - est plus que raisonnable pour un ouvrage illustré d'une si grande qualité. 

Si vous êtes sensibles à la poésie, demandez à vos amis qu'ils vous offrent cette anthologie pour votre anniversaire, et si vous n'avez pas la patience d'attendre, cherchez-la ou commandez-la auprès de votre libraire préféré: elle vous réservera des moments de rare plénitude et ne quittera sans doute pas votre bibliothèque de si tôt...

Erhan Turgut et Lionel Ray: Voix de femmes - Anthologie / Poèmes et photographies du monde entier (Turquoise, 2011)

14/04/2012

Morceaux choisis - Jean-Louis Kuffer

Jean-Louis Kuffer

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Il n'y a pas de temps mort: voilà ce que me dit cette croix clouée en moi. Voici le jour se lever sur le monde des gens ordinaires, et nous allons tenter de vivre de nouveaux ou de nouvelles après-midi. Le passé nous attend dans la forêt de la ville où nous allons retourner tout à l'heure pour gagner notre vie en dignes gens ordinaires, et l'éternelle matinée sera aux affaires et ce seront ensuite de belles ou de beaux après-midi, ce sera selon, en attendant le retour des enfants...

Je vis, une fois de plus, à l'instant, l'émouvante beauté du lever du jour. L'émouvante beauté d'une aube d'automne aux verts passés et aux bleus tendres. L'émouvante beauté de l'or du temps qui ne rapporte rien. L'émouvante beauté des gens le matin. L'émouvante beauté d'une pensée douce flottant comme un nuage immobile sur le lac d'étain, tandis que le ciel vire au rose. L'émouvante beauté de ce que ne voit pas l'aveugle ce matin, les yeux ouverts sur son secret.

Je me dis souvent qu'il n'y a rien de beau ni d'émouvant dans la vie de trop de gens piétinés, mais qu'en sais-je? Que savons-nous des gens me dis-je à l'instant en traversant le selva oscura de la ville aux affaires? Qu'aurais-je jamais su de Grossvater et qu'aurons-nous su de nos pères et de nos mères? Tout à l'heure ils vont se retrouver à leurs guichets de gens ordinaires. L'émouvante beauté de ces gens. Regarde ta mère traverser la rue du Temps. Regarde ton père la regarder, ce soir-là dans un bar. Regardez, les enfants: regardez voir...

Jean-Louis Kuffer, L'enfant prodigue (D'Autre Part, 2011)

image:  Lucienne Kuffer, Peinture (2009)

13/04/2012

Morceaux choisis - Nirmalprabha Bordoloï

Nirmalprabha Bordoloï

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Si tu portes dans ton coeur un coin de forêt
Tu trouveras l'ombre où goûter le repos.
Si tu gardes dans ton coeur un peu de ciel bleu
Un couple d'oiseaux y prendra son essor.
 
 

Nirmalprabha Bordoloï, Voix de femmes - Anthologie / Poèmes et photographies du monde entier (Editions Turquoise, 2012)

06:53 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

12/04/2012

Annie François

Bloc-Notes, 12 avril / Les Saules

littérature; récit; document; livres

Avec Mine de rien s'achève, partiellement inaboutie, cahotante et comme vidée de ses forces, la trilogie par laquelle Annie avait rntrepris de raconter sa vie, considérée sous le triple rapport de ses relations au livre: Bouquiner, puis au tabac: Clopin-Clopant, et enfin à la souffrance. Ainsi s'exprime son compagnon François Chaslin dans ce texte poignant qu'est De guerre lasse, comblant les trous du récit laissés par Annie François elle-même, à la fin de sa vie. Au regard de l'intérieur se superpose ainsi celui du conjoint: deux réalités bouleversantes, intrinsèquement mêlées.

Tout commence donc un ténébreux 8 février 1991, quand les médecins de Annie François diagnostiquent un cancer du sein. Pas de quoi lui ôter le goût de vivre, ni celui pour son travail aux éditions du Seuil, ni la complicité avec François. Elle sait exprimer en revanche, comme nulle autre, l'altération de la fraîcheur et de l'innocence qu'entraîne la maladie quand tout bascule: la concrétisation de l'abstrait, dit-elle. Ainsi que dans ses précédents ouvrages, l'humour - même s'il fait un peu mal dans ce récit - reste une de ses armes favorites, dont elle use comme d'un bouclier fissuré, mine de rien: Tout milite pour réserver ses angoisses à ses médecins et confrères du malheur. C'est ainsi que j'ai créé le club des irradieuses - fort de quatre membres -, partant du principe qu'on ne peut parler de golf qu'avec des golfeurs et de cancers qu'avec des cancéreux. Même là règnent le mensonge, l'esquive, la dérobade. C'est pourtant dans ces cercles très fermés qu'on peut échanger de vraies informations et surtout se livrer à un humour noir salutaire. Je n'ai jamais autant ri qu'avec Domio, Danièle et Catherine

Elle traduit aussi, avec beaucoup de justesse, la sensation du vide et de l'abandon qui suit un cap critique auquel succède un repos temporaire: Après ce combat intense, presque quotidien, centré sur ma bosse alimentaire, on me livre à mes démons intérieurs, qui adorent le vide et détestent l'action, d'où leur prédilection pour la nuit et les insomnies, pour les temps morts, bien nommés.

Si Mine de rien est un hymne formidable à la vie et s'attache à mettre en lumière - même en situation précaire ou dans la souffrance, la rage, le découragement - le bon côté des choses, son auteur n'en délivre pas moins quelques messages qui mériteraient d'être entendus de toute personne proche en pareilles circonstances: L'entourage baigne dans une abominable confusion des sentiments: angoisse et sollicitude, empathie et exaspération, tendresse et brutalité. Et, réciproquement, du malade envers son entourage. Fais gaffe, ma fille, fais gaffe. Ailleurs, Annie François ajoute: Son rôle est bien ingrat; même démoralisé, même ratiboisé d'angoisse et de fatigue, voire moribond, le malade est actif; même attentif, même aux petits soins, l'entourage est passif. L'un est acteur, souvent peu doué pour son rôle; l'autre spectateur qui ne peut ni applaudir ni huer la pièce qui se joue sous ses yeux. Une approche mutuelle à petits pas, qui réduit peu à peu la distance entre la scène et la ville. Le spectacle demeure, mais les amis intimes comprennent mieux les sautes d'interprétation ou d'humeur de l'actrice.

Le pire n'est pas la fuite, qui trahit une sorte de peur de la contagion de la mort, l'anticipation d'une séparation programmée. Non, le pire, c'est la sollicitude forcée, dit-elle encore.

Annie François a tenu le coup pendant dix-huit ans, forte de sa curiosité, de ses passions, de son entourage. Elle s'est éteinte en juin 2009. Ses cendres, mêlées de terreau, ont été enfouies dans un bel endroit, entre les racines d'un arbuste piquant, conformément à ses volontés... 

Annie François, Mine de rien - Autobobographie 
suivi de:
François Chaslin, De guerre lasse
(Seuil, 2012)

11/04/2012

Morceaux choisis - Henry Miller

Henry Miller

Really the Blues_Miller.jpg

Le meilleur de l'art d'écrire, ce n'est pas le mal réel qu'on se donne pour accoler le mot au mot, pour entasser brique sur brique; ce sont les préliminaires, le travail à la bèche que l'on fait en silence en toutes circonstances, que ce soit dans le rêve ou à l'état de veille. Bref, la période de gestation. Personne n'a jamais réussi à jeter sur le papier ce qu'il avait primitivement l'intention de dire. La création originale, qui est continue, que l'on écrive ou non, participe du flux élémentaire. Elle s'inscrit hors de toutes dimensions, de toutes formes, de toutes durées. Dans cet état préliminaire, qui est création et non naissance, les éléments appelés à disparaître ne sont pourtant nullements détruits; un principe qui se trouvait déjà être présent, marqué au sceau de l'impérissable, par exemple la mémoire, la matière, Dieu, surgit à l'appel et l'être s'y précipite comme le fétu de pailledans le torrent. Mots, phrases, idées, si subtils et ingénieux soient-ils, coups d'ailes les plus forcenés de la poésie, rêves les plus profonds, visions les plus hallucinantes, ne sont que hiéroglyphes grossiers gravés par la douleur et la souffrance en commémoration d'un événement qui demeure intransmissible.

Dans un monde suffisamment ordonné, il serait utile de faire l'effort déraisonnable de noter de tels hasards miraculeux. Cela n'aurait à vrai dire aucun sens. Si l'humanité prenait le temps de se rendre compte des choses, qui saurait se contenterd'une contre-façon, quand il n'est que de tendre la main pour saisir le réel? Qui aurait envie d'allumer la radio pour écouter Beethoven, par exemple, dès lors qu'il lui suffirait de se tourner vers lui-même pour vivre les extases d'harmonie que Beethoven a désespérément tenté d'enregistrer? Toute grande oeuvre d'art, si elle atteint la perfection, sert à nous rappeler, mieux: à nous faire rêver l'intangible éphémère, c'est-à-dire l'univers. Elle ne jaillit pas de l'entendement, on l'y admet ou on l'en rejette. Admise, elle instille une vie nouvelle. Rejetée, nous en sommes diminués d'autant. Quel que soit son objet, elle ne l'atteint jamais: elle contient toujours un plus dont le dernier mot ne sera jamais dit. Et ce plus, c'est ce que nous lui ajoutons dans notre appétit terrible de ce dont chaque jour qui s'écoule est la négation. Si nous nous admettions nous-mêmes aussi complètement que nous admettons l'oeuvre d'art, l'univers entier de l'art périrait de carence alimentaire. 

Henry Miller, Sexus (Bourgois, 1995)

traduit de l'américain par Georges Belmont

image: Henry Miller, Really the Blues

15:23 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

Le poème de la semaine

Marceline Desbordes-Valmore

merci à Christiane H

J'ai voulu, ce matin, te rapporter des roses,
Mais j'en avais tant pris dans mes ceintures closes
Que les noeuds trop serrés n'ont pu les contenir.
 
Les noeuds ont éclaté, les roses envolées
Dans le vent, à la mer s'en sont toutes allées.
Elles ont suivi l'eau pour ne plus revenir.
 
La vague en a paru rouge et comme enflammée,
Ce soir, ma robe encore en est tout embaumée...
Respires-en sur moi l'odorant souvenir.

 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle

02:49 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie | |  Imprimer |  Facebook | | |