17/05/2012
Jean-Louis Kuffer
Bloc-Notes, 17 mai / Lausanne
Il m'arrive de ne pas lire la préface des livres qui, souvent, se perd en bavardages insipides et sans intérêt, sinon pour l'auteur lui-même! Rien de tout cela avec celle de ces Chemins de traverse - Lectures du monde 2000-2005 qu'on pourrait résumer par ces mots empruntés à Charles-Albert Cingria: Observer c'est aimer, cités par Jean-Louis Kuffer dans son introduction. Et c'est bien de cela qu'il s'agit dans cette cristallisation de la mémoire faite de rencontres, de notes de voyages, de regards portés au-delà de la surface des êtres et des choses, comme il l'a déjà fait dans les trois volumes précédents: Les passions partagées - Lectures du monde 1973-1992, L'ambassade du papillon - Carnets 1993-1999 et Les riches heures - Blog-Notes 2005-2008.
Cette célébration de la vie, de l'amour et des arts emprunte cette fois-ci une forme plus structurée que dans les volumes précédents, mais on y retrouve toujours ces éclairages qui doivent autant à la peinture qu'à la littérature, avec ce souci de coller au plus près de la vérité - la sienne - et ce soin apporté aux détails comme chez Charles-Albert Cingria, qui tissent un ensemble cohérent de joies et de peines mêlés ne laissant jamais le lecteur indifférent: Délivre-toi de ce besoin d'illimité qui te défait, rejette ce délire vain qui te fait courir hors de toi. Le dessin de ce visage et de chaque visage est une forme douce au toucher de l'âme et le corps, et la fleur, et les formes douces du jour affleurant au regard des fenêtres, et les choses, toutes les choses qui ont une âme de couleur et un coeur de rose, tout cela forme ton âme et ta prose...
Comme le balancier subtil du temps, la mémoire de Jean-Louis Kuffer se débarrasse peu à peu, au fil des années, des déceptions qui ont entaché certaines de ses amitiés - avec Jacques Chessex, Vladimir Dimitrijevic ou Bernard Campiche - pour n'en vouloir retenir que les moments qui l'ont fait grandir à leurs côtés. On retrouve alors dans ces pages douloureuses toute sa singularité et sa générosité. A vif. De même quand il évoque sa Bonne Amie - ni chienne de garde, ni patte à poussière - ou rend un hommage particulièrement émouvant à sa mère.
Mais Jean-Louis Kuffer reste viscéralement un homme de littérature, insistant sur les aspects originaux de ses auteurs favoris, parmi lesquels on peut citer Georges Simenon, Robert Walser, Charles-Ferdinand Ramuz, Louis-Ferdinand Céline, Paul Léautaud. L'ensemble de ces admirations, superposées les unes sur les autres, définissent assez bien l'auteur de ces Chemins de traverse: Un homme attachant, sage en apparence, timide et discret, mais qui doit ressentir un besoin constant de se prouver à lui-même qu'il ne l'est pas tant que ça... Un aspect particulièrement mis en évidence sur son blog Les Carnets de JLK, aux humeurs volontiers irrévérencieuses, parfois rabelaisiennes à souhait, où perce un humour souvent déjanté qui peut surprendre ceux qui ne se frottent pas à ses chroniques quotidiennes sur la planète Internet!
Dans ces Chemins de traverse, chacun peut y retrouver ses propres résonances intimes: la rébellion contre le langage creux, les convenances, la médiocrité ou l'inacceptable. De même que dans ce mal au monde qu'on ne peut s'empêcher de lire et d'aimer, malgré ses noirceurs ou ses signes de désolation: On repart chaque matin de ce lieu d'avant le lieu et de ce temps d'avant le temps, au pied de ce mur qu'on ne voit pas, avec au coeur tout l'accablement et tout le courage d'accueillir le jour qui vient et de l'aider, comme un aveugle, à traverser les heures...
Et si c'était cela, le secret de l'éternelle jeunesse du coeur?
Jean-Louis Kuffer, Chemins de traverse - Lectures du monde / 2000-2005 (Olivier Morattel, 2012)Le blog de Jean-Louis Kuffer: http://carnetsdejlk.hautetfort.com/
image: "La Désirade" - Villard-sur-Chamby, Suisse (Jean-Louis Kuffer)
00:28 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Charles Ferdinand Ramuz, Charles-Albert Cingria, Jean-Louis Kuffer, Littérature francophone, Littérature suisse | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature; essai; livres | | Imprimer | Facebook |
16/05/2012
Emmanuelle Pagano
Emmanuelle Pagano, L'absence d'oiseaux d'eau (coll. Folio/Gallimard, 2012)
Ce roman était à l'origine un échange de lettres avec un autre écrivain. Nous nous l'étions représenté comme une oeuvre de fiction que nous construisions chaque jour, à deux, et dans laquelle nous inventions que nous nous aimions. Nous ne savions pas jusqu'où le pouvoir du roman nous amènerait. Nous ne connaissions pas la fin de l'histoire. Il est sorti de ma vie brutalement, abandonnant ce texte en cours d'écriture, annonce l'auteur en préambule à son dernier livre.
Chronique amoureuse épistolaire, à une seule voix, où le jeu en écriture vire à l'attirance, au besoin de fusion avec l'autre, à la sublimation, au choc du réel puis à la rupture, ce récit raconte une passion fulgurante qui s'empare d'une femme rangée en apparence, mariée, mère de quatre enfants, prête à tout quitter pour la vivre. Amoureuse des mots, elle décrit avec un rare bonheur les arcanes du désir, la crucifixion de l'absence, les risques que sous-entend cette relation charnelle absolue, sans illusions, ni fards, ni concessions. D'un lyrisme et d'une impudeur qui ne prêtent jamais à la vulgarité ou au voyeurisme, Emmanuelle Pagano use au contraire d'un langage poétique ensorcelant pour dire la brûlure qui l'étreint: La rivière est si profonde quand tu me pénètres que je la confonds avec toi. Je voudrais que tu redeviennes ma rivière chaque jour. Je voudrais que tu glisses, que tu coules, je voudrais te boire, me baigner en toi, encore, elle est si profonde, l'eau, que tu me portes, c'est toi qui es en moi mais tu me portes, je flotte, puis je replonge, et tant pis si le courant t'éloigne, après.
Si le lit de l'amour - ou son point de convergence - est un livre, si le point culminant de cette histoire s'exprime dans un érotisme torride, sans tabou, l'homme pourtant partira, laissant derrière lui une femme meurtrie que hante le souvenir, qu'immortalise le texte. Roman autobiographie, oeuvre de fiction, ou un peu des deux? L'auteur lève un coin du voile à la fin de son récit: Je crois avoir écrit un livre avec un homme qui n'existe pas, je crois avoir rêvé ses réponses pour continuer mes lettres, je crois avoir rêvé ses gestes, son ventre, ses bras. Est-ce que cet homme était toi?
Peu importe la conclusion. La voix d'Emmanuelle Pagano glisse sur le papier pour y éclairer un paysage qui ne ressemble à rien et dans le tremblement des corps laisse une empreinte incandescente. Qui s'en plaindrait?
08:54 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; livres | | Imprimer | Facebook |
15/05/2012
Morceaux choisis - Guido Ceronetti
Guido Ceronetti
Aucune musique de grand compositeur (en dehors de l'orgue d'une église) ne peut avoir des effets psychologiques aussi forts, aussi tendres que, parfois, la plus pauvre des chansons, s'il y a la voix, la maison, la rue. La femme qui chante fait toujours partie du mystère érotique, le sien est un appel et une attente, c'est pourquoi il ensorcelle, il donne envie de monter les escaliers à la hâte et d'ouvrir la porte derrière laquelle la voix se cache. Mais nous parlons du passé, aussi bien en Orient qu'en Occident. Elles ont été assassinées et jetées dans des tas d'ordures, comme un butin invendable, les chansons...
Guido Ceronetti, La patience du brûlé (Albin Michel, 1995)
image: Florence (elisaorigami.blogspot.com)
07:00 Écrit par Claude Amstutz dans Guido Ceronetti, Littérature étrangère, Littérature italienne, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature; essai; livres | | Imprimer | Facebook |
14/05/2012
Yves Navarre
Yves Navarre, Ce sont amis que vent emporte (Flammarion, 1991 et LGF, 1994 - épuisés)
Et si Ce sont amis que vent emporte n'était pas un roman de mort - une phase terminale de sida - mais de vie? Ni moralisateur, ni militant, ce texte bouleversant évite soigneusement les clichés, les poncifs, les tabous. L'histoire de Roch - un sculpteur - et de David - un danseur - est surtout une histoire d'amour avec les hauts et les bas propres à tous les couples. Le temps des choix aussi, du crépuscule et de la mémoire. Un style volontairement épuré pour dire les sept derniers jours de David. Déchirant.
Nous ne serons jamais assez grands pour notre liberté (...) notre génération s'est perdue dans l'ambiguïté et le tapage. (Yves Navarre, sur http://culture-et-debats.over-blog.com)
disponible aux Editions H&O (2009)
09:23 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Yves Navarre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | | Imprimer | Facebook |
Au bar à Jules - Du bûcher
Un abécédaire: B comme Bûcher
Chacun dans sa nuit a le sien, tremblant et secret, où les flammes intérieures, cachées au grand nombre sinon à tous, contredisent les apparences: dressées contre le conformisme ambiant; contre la vulgarité, la bêtise, la médiocrité; contre ce qui étouffe, déforme ou rogne les ailes de la liberté; et finalement contre cette absence d'humour qui est une intelligence face au néant, au vide, au chaos. Et tout brûle au milieu de pierres immaculées: les bâtisses du pays sans ombres, les livres jaunis par leur absence de lecteurs, les clefs USB, les visages hideux recouverts de terre comme une métaphore grimaçante de la fatalité. Tout brûle, pour éviter de blesser. Qui? Les vivants, bien sûr!
Alors, je pense à la poétesse américaine Sylvia Plath - l'auteur de La cloche de verre et de Ariel - qui, avant de choisir sa mort à l'âge de 31 ans, avait consigné ses brûlures dans ses carnets, sa correspondance et esquisses de romans dont ne nous est parvenu qu'une version expurgée, par les soins de sa mère et de son mari Ted Hughes, poète lui aussi. Le Journal de ses deux dernières années a été tout simplement détruit par les héritiers, afin de protéger sa famille et ses enfants. Le contraire de la paix des cendres. On a pris soin d'arroser son bûcher, non avec de l'essence, mais une eau de cure thermale, inodore et supportable à tous... Sans blague!
Au petit matin, je me réveille avec le chant du piccio dorsobianco - le pic à dos blanc - avec l'humeur enjouée d'un drôle qui s'étonne de son épuisante survie à tant d'imbécilités. Puis, une sonnerie caractéristique sur mon iPhone m'indique que j'ai reçu de nouveaux messages sur Facebook. Les amis. Plus tard dans la journée, un téléphone de ma Bonne Amie; et les fous-rires avec d'autres proches; et les livres choisis au gré de mes humeurs vagabondes; et les premières notes des Variations Goldberg de Jean Sébastien Bach pour parachever mon allégresse.
Le soleil brille à nouveau comme un sou neuf à travers les persiennes. A peine subsiste-t-il un vague souvenir de ces radiations de l'enfer nocturne que je sais et que j'arrache d'un coup de sécateur, à la racine. Sans états d'âme. Et maintenant, maestro: musique!
Sylvia Plath, Letters Home / Correspondence 1950-1963 (Editions des Femmes, 1988)
image: Sylvia Plath (Sylvia-Plath.org)
00:12 Écrit par Claude Amstutz dans Au bar à Jules - Un abécédaire 2012 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; livres | | Imprimer | Facebook |
13/05/2012
Morceaux choisis - Anna Akhmatova
Anna Akhmatova
S'éveiller tôt le matinParce que la joie étouffe,Et regarder l'eau vertePar le hublot de la cabine,Ou sur le pont dans la tempête,Blottie dans une douce fourrure,Ecouter battre les machines,Et ne penser à rien.Mais attendre la rencontreAvec celui que j'aimeSous le sel des embruns, et sous le ventRajeunir d'heure en heure.
Anna Akhmatova, L'églantier fleurit et autres poèmes (La Dogana, 2010)
image: sosduneterrienneendetresse.centerblog.net
08:07 Écrit par Claude Amstutz dans Anna Akhmatova, Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; livres | | Imprimer | Facebook |
12/05/2012
Au bar à Jules - De l'amitié
Un abécédaire: A comme Amitié
A son propos, Francesco Alberoni use d'une jolie image: L''amitié requiert toujours de la réciprocité. Je ne puis être l'ami de quelqu'un qui n'est pas mon ami. Elle m'apparaît pleinement nourricière, inventive et poreuse à souhait, quand tout va bien. C'est alors qu'elle affiche, sans même y réféchir, sa disponibilité, son humour libérateur, son plaisir de ne pas avoir besoin d'être autre. Quand au contraire tout va mal, les amis se confondent parfois avec ceux qui n'en sont pas, ceux des priorités nécessaires plutôt que des priorités choisies. Eloge de ce petit nombre à l'instar de ces fleurs aux longues tiges tournées vers le soleil, qui ne se couchent pas à la première tempête - le mariage, la carrière professionnelle, l'engagement politique ou le mysticisme - et se dérobent au regard attentif et ami. Durablement.
Eternelle reconnaissance envers ces solidarités mystérieuses - que j'emprunte à Pascal Quignard - se mêlant aux humeurs du moment, sans cette obsession de la normalité rendant toutes choses grises, ternes, lisses, dépourvues d'intérêt. En amitié, on se trompe moins souvent qu'en amour, même si certaines pudeurs cachent tant de non-dits - au-delà d'une estime réciproque - qu'elles sont incapables de laisser s'épanouir ce parfum de liberté, de naturel ou de frivolité partagées comme un trésor sans lesquelles la vie serait dénuée de saveur. Et le mot fin s'inscrit en gros caractères. Sans merci.
Francesco Alberoni dit encore: Un ami est toujours un personnage à deux faces. D'un côté, il nous renvoie notre image, de l'autre il appartient à cette société qui nous est inconnue. Ou encore: Avoir de l'amitié pour quelqu'un, c'est reconnaître en lui une qualité, une vertu, tout à fait évidentes mais que les autres n'apprécient pas, par indifférence ou par hostilité.
L'amitié, c'est aussi pouvoir se raconter, tout dire, sans souci de conquête, ni crainte d'un jugement; sans l'impression de transgresser une frontière, ni besoin d'absolution. Tout bien considéré, une fenêtre que chaque jour ami ouvre pour nous sur le monde, avec une désarmante simplicité, avec allégresse, sans exigence en retour?
Francesco Alberoni, L'amitié (coll. Pocket, 1999)
image: Le blog de Lea (canailleblog.com)
18:33 Écrit par Claude Amstutz dans Au bar à Jules - Un abécédaire 2012, Littérature étrangère, Littérature italienne | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : abécédaire; littérature; sciences humaines | | Imprimer | Facebook |
Musica présente 11 - Teresa Berganza
Teresa Berganza
cantatrice espagnole, née en 1935
*
Wolfgang Amadeus Mozart
Aria for soprano and orchestra, K 255
"Se ardire e speranza"
Wiener Kammerorchester
György Fischer
08:00 Écrit par Claude Amstutz dans Musica présente, Musique classique, Teresa Berganza | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique classique | | Imprimer | Facebook |
09/05/2012
Morceau choisis - Henri Michaux
Henri Michaux
Ralentie, on tâte le pouls des choses; on y ronfle; on a tout le temps; tranquillement, toute la vie. On gobe les sons, on les gobe tranquillement, toute la vie. On vit dans son soulier. On y fait le ménage. On n'a plus besoin de se serrer. On a tout le temps. On déguste. On rit dans son poing. On ne croit plus qu'on sait. On n'a plus besoin de compter. On est heureuse en buvant; on est heureuse en ne buvant pas. On fait la perle. On est, on a le temps. On est la ralentie. On est sortie des courant d'air. On a le sourire du sabot. On n'est plus fatiguée. On n'est plus touchée. On a des genoux au bout des pieds. On n'a plus honte sous la cloche. On a vendu ses monts. On a posé son œuf, on a posé ses nerfs.
Quelqu'un dit. Quelqu'un n'est plus fatigué. Quelqu'un n'écoute plus. Quelqu'un n'a plus besoin d'aide. Quelqu'un n'est plus tendu. Quelqu'un n'attend plus. L'un crie. L'autre obstacle. Quelqu'un roule, dort, coud, est-ce toi Lorellou?
Ne peut plus, n'a plus part à rien, quelqu'un.
Quelque chose contraint quelqu'un.
Soleil, ou lune, ou forêts, ou bien troupeaux, foules ou villes, quelqu'un n'aime pas ses compagnons de voyages. N'a pas choisi, ne reconnaît pas, ne goûte pas.
Princesse de marée basse a rendu ses griffes; n'a plus le courage de comprendre; n'a plus le cœur à avoir raison.
… Ne résiste plus. Les poutres tremblent et c'est vous. Le ciel est noir et c'est vous. Le verre casse et c'est vous.
On a perdu le secret des hommes.
Ils jouent la pièce en étranger. Un page dit Beh et un mouton lui présente un plateau. Fatigue! Fatigue! Froid partout!
Oh! Fagots de mes douze ans, où crépitez-vous maintenant?
On a son creux ailleurs.
On a cédé sa place à l'ombre, par fatigue, par goût du rond. On entend au loin la rumeur de l'Asclépiade, la fleur géante.
…ou bien une voix soudain vient vous bramer au cœur.
On recueille ses disparus, venez, venez.
Tandis qu'on cherche sa clef dans l'horizon, on est la noyée au cou, qui est morte dans l'eau irrespirable.
Elle traîne. Comme elle traîne! Elle n'a cure de nos soucis. Elle a trop de désespoir. Elle ne se rend qu'à sa douleur. Oh, misère, oh, martyre, le cou serré sans trêve par la noyée.
On sent la courbure de la terre. On a désormais les cheveux qui ondulent naturellement. On ne trahit plus le sol, on ne trahit plus l'ablette, on est la sœur par l'eau et par la feuille. On n'a plus le regard de son œil, on n'a plus la main de son bras. On n'est plus vaine. On n'envie plus. On n'est plus enviée.
On ne travaille plus. Le tricot est là, tout fait, partout.
On a signé sa dernière feuille, c'est le départ des papillons.
On ne rêve plus. On est rêvée. Silence.
On n'est plus pressée de savoir.
C'est la voix de l'étendue qui parle aux ongles et à l'os.
Enfin chez soi, dans le pur, atteinte du dard de la douceur.
On regarde les vagues dans les yeux. Elles ne peuvent plus tromper. Elles se retirent déçues du flanc du navire. On sait, on sait les caresser. On sait qu'elles ont honte elles aussi.
Epuisées, comme on les voit, comme on les voit désemparées!
Une rose descend de la nue et s'offre au pèlerin; parfois rarement, combien rarement. Les lustres n'ont pas de mousse, ni le front de musique.
Horreur ! Horreur sans objet!
Poches, cavernes toujours grandissantes.
Loques des cieux et de la terre, monde avalé sans profit, sans goût, et sans rien que pouvoir avaler.
Une veilleuse m'écoute. Tu dis, fait-elle, tu dis la juste vérité, voilà ce que j'aime en toi. Ce sont les propres paroles de la veilleuse.
On m'enfonçait dans des cannes creuses. Le monde se vengeait. On m'enfonçait dans des cannes creuses, dans des aiguilles de seringues. On ne voulait pas me voir arriver au soleil où j'avais pris rendez-vous.
Et je me disais: Sortirai-je? Sortirai-je? Ou bien ne sortirai-je jamais? Jamais? Les gémissements sont plus forts loin de la mer, comme quand le jeune homme qu'on aime s'éloigne d'un air pincé.
Il est d'une grande importance qu'une femme se couche tôt pour pleurer, sans quoi elle serait trop accablée.
A l'ombre d'un camion pouvoir manger tranquillement. Je fais mon devoir, tu fais le tien et d'attroupement nulle part.
Silence! Silence! Même pas vider une pêche. On est prudente, prudente.
On ne va pas chez le riche. On ne va pas chez le savant. Prudente, lovée dans ses anneaux.
Les maisons sont des obstacles. Les déménagements sont des obstacles. La fille de l'air est un obstacle.
Rejeter, bousculer, défendre son miel avec son sang, évincer, sacrifier, faire périr… Pet parmi les aromates renverse bien des quilles.
Oh, fatigue, effort de ce monde, fatigue universelle, inimitié!
Lorellou, Lorellou, j'ai peur… Par moments l'obscurité, par moments les bruissements.
Ecoute. J'approche des rumeurs de la mort.
Tu as éteint toutes mes lampes.
L'air est devenu tout vide Lorellou.
Mes mains, quelle fumée! Si tu savais… Plus de paquets, plus porter, plus pouvoir. Plus rien, petite.
Expérience: misère. Qu'il est fou le porte-drapeau.
… et il y a toujours le détroit à franchir.
Mes jambes, si tu savais, quelle fumée!
Mais j'ai sans cesse ton visage dans la carriole…
Avec une doublure de canari, ils essaient de me tromper. Mais moi, sans trêve, je disais: Corbeau! Corbeau! Ils se sont lassés.
Ecoute, je suis plus qu'à moitié dévorée; Je suis trempée comme un égout.
Pas d'année, dit grand-père, pas d'année où je vis tant de mouches. Et il dit la vérité. Il l'a dit sûrement… Riez, riez, petits sots, jamais ne comprendrez que de sanglots il me faut pour chaque mot.
Le vieux cygne n'arrive plus à garder son rang sur l'eau.
Il ne lutte plus, des apparences de lutte seulement.
Non, oui, non. Mais oui, je me plains. Même l'eau soupire en tombant.
Je balbutie, je lape la vase à présent. Tantôt l'esprit du mal, tantôt l'événement… J'écoutais l'ascenseur. Tu te souviens Lorellou, tu n'arrivais jamais à l'heure.
Forer, forer, étouffer, toujours la glacière-misère. Répit dans la cendre, à peine, à peine; à peine on se souvient.
Entrer dans le noir avec toi, comme c'était doux, Lorellou…
Ces hommes rient. Ils rient.
Ils s'agitent. Au fond ils ne dépassent pas un grand silence.
Ils disent là. Ils sont oujours ici.
Pas fagotés pour arriver.
Ils parlent de Dieu, mais c'est avec leurs feuilles.
Ils ont des plaintes. Mais c'est le vent.
Ils ont peur du désert.
… Dans la poche du froid et toujours la route aux pieds.
Plaisirs de l'Arragale, vous succombez ici. En vain tu te courbes, tu te courbes, son de l'olifant, on est plus bas, plus bas…
Dans le souterrain, les oiseaux volèrent après moi, mais je me retournai et dis : Non. Ici, souterrain. Et la stupeur est son privilège.
Ainsi je m'avançai seule, d'un pas royal.
Autrefois, quand la Terre était solide, je dansais, j'avais confiance. A présent, comment serait-ce possible? On détache un grain de sable et toute la plage s'effondre, tu sais bien.
Fatiguée on pèle du cerveau et on sait qu'on pèle, c'est le plus triste.
Quand le malheur tire son fil, comme il découd, comme il découd!
Poursuivez le nuage, attrapez-le, mais attrapez-le donc, toute le ville paria, mais je ne pus l'attraper. Oh, je sais, j'aurais pu... un dernier bond... mais je n'avais plus le goût. Perdu l'hémisphère, on n'est plus soutenue, on n'a plus le coeur à sauter. On ne trouve plus les gens où ils se mettent. On dit : Peut-être. Peut-être bien, on cherche seulement à ne pas froisser.
Ecoute, je suis l'ombre d'une ombre qui s'est enlisée.
Dans tes doigts, un courant si léger, si rapide, où est-il maintenant... où coulaient des étincelles? Les autres ont des mains comme de la terre, comme un enterrement.
Juana, je ne puis rester, je t'assure. J'ai une jambe de bois dans la tirelire à cause de toi. J'ai le coeur crayeux, les doigts morts à cause de toi.
Petit coeur en balustrade, il fallait me retenir plus tôt. Tu m'as perdu ma solitude. Tu m'as arraché le drap. Tu as mis en fleur mes cicatrices.
Elle a pris mon riz sur mes genoux. Elle a craché sur mes mains.
Mon lévrier a été mis dans un sac. On a pris la maison, entendez-vous, entendez-vous le bruit qu'elle fit, quand à la faveur de l'obscurité, ils l'emportèrent, me laissant dans le champ comme une borne. Et je souffris grand froid.
Ils m'étendirent sur l'horizon. Ils ne me laissèrent plus me relever. Ah ! Quand on est pris dans l'engrenage du tigre...
Des trains sous l'océan, quelle souffrance ! Allez, ce n'est plus être au lit, ça. On est princesse ensuite, on l'a mérité.
Je vous le dis, je vous le dis, vraiment là où je suis, je connais aussi la vie. Je la connais. Le cerveau d'une plaie en sait des choses. Il vous voit aussi, allez, et vous juge tous, tant que vous êtes.
Oui obscur, obscur, oui inquiétude. Sombre semeur. Quelle offrande! Les repères s'enfuirent à tire d'aile. Les repères s'enfuient à perte de vue, pour le délire, pour le flot.
Comme ils s'écartent, les continents, comme ils s'écartent pour nous laisser mourir! Nos mains chantant l'agonie se desserrèrent, la défaite aux grandes voiles passa lentement.
Juana! Juana! Si je me souviens... Tu sais quand tu disais, tu sais, tu le sais pour nous deux, Juana! Oh! Ce départ! Mais pourquoi? Pourquoi? Vide? Vide, vide, angoisse; angoisse, comme un seul grand mât sur la mer.
Hier, hier encore; hier, il y a trois siècles; hier, croquant ma naïve espérance; hier, sa voix de pitié rasant le désespoir, sa tête soudain rejetée en arrière, comme un hanneton renversé sur les élytres, dans un arbre qui subitement s'ébroue au vent du soir, ses petits bras d'anémone, aimant sans serrer, volonté comme l'eau tombe...
Hier, tu n'avais qu'à étendre un doigt, Juana; pour nous deux, pour nous deux, tu n'avais qu'à étendre un doigt.
Henri Michaux, La ralentie - Plume/Lointain intérieur (coll. Poésie/Gallimard, 2007)
09:30 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | | Imprimer | Facebook |
Le poème de la semaine
Ernest Pépin
Passagers des ventsEt de toute géographie souterraineNous glanons d’immenses voyancesEt honorons la vertu des sables aériensIl n’est griffures qui vaillent ni gommiers ni mémoiresSeules les boues ont gardé nos empreintesNous parlons le magma et la turbulence folleDe ces courants d’hommesAu grand charroi des îlesN’était-ce l’amandier et son parasol de rêvesOu l’oiseau foudroyé de vivre son voyageNotre voix va au vent tremblantDes fougères sacréesTant de boucans nous guettent aux haltesTant de langues se perdent aux feuillagesMais sur la jetée des vents d’ailleursEt d’iciNous hâlons le coutelas des tempêtesLe lieu est mémoireComme gouffre de lumièreOù nous naviguons à hisser nos élansChavire grand cielLes étoiles nous sont rumeurs de prophètesPar tous vents nos jardins s’émerveillentLà-haut l’île suspend sa crinièreVoyageur des vents souffle les motsAcquitte-toi des frontièresO vents des motsLavez l’écorce et le champignon des songesLà-bas m’attend une auberge marineSalaison de motsEt conteurs en veilleEt paroles d’embrunsEt compère SoleilCeux qui s’en viennent sont de connivencePlumes que laissent les voyageurs des ventsAux pirates et aux dieux.Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle
06:54 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |