01/03/2013
Morceaux choisis - Andrée Chedid
Andrée Chedid
A force de frayerAvec toutes nos parolesA force de voisinerAvec nos sombres passionsA force de s'effriterSur les corps de passageL'Amour a-t-il perduInnocence et plaisir? A force de renaîtreAuréolé de rêveA force de s'émouvoirAu passage du désirA force de s'animerAux couleurs de la vieL'Amour se perpétueDans l'êtreEt l'infini.
Andrée Chedid, L'amour I, dans: Zéno Bianu, Eros émerveillé - Anthologie de la poésie érotique française (coll. Poésie/Gallimard, 2012)
image: Willy Ronis, Mouche (espritsnomades.com)
00:17 Écrit par Claude Amstutz dans Andrée Chedid, Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
28/02/2013
La citation du jour
Denis Diderot
La sotte occupation que celle de nous empêcher sans cesse de prendre du plaisir ou de nous faire rougir de celui que nous avons pris! C'est celle du critique.
Denis Diderot, De la critique, dans: Oeuvres (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1946)
20:05 Écrit par Claude Amstutz dans La citation du jour, Le monde comme il va, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : citation; livres | | Imprimer | Facebook |
27/02/2013
Le poème de la semaine
Jean-Claude Pirotte
Non je n'ai pas trouvé la porteni la fenêtre ni le soupirailni la lucarne ou la chatièreje ne veux rien de tel pas même le foutu filet de lumièrequi se coule sous le voletje tiens à rester dans mon cadreau moins jusqu'à la fin de l'hiver avec ma tête et mon béretmon col marin mon air niaiset puis mon coq en carton-pâteet surtout! l'âge que j'avais. Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle
01:39 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |
Morceaux choisis - Dino Buzzati
Dino Buzzati
pour Eléona U, Olivier M et Pascal V
Des allusions voilées, des plaisanteries allusives, de prudentes périphrases, de vagues murmures ont fini par m'inciter à penser que, dans cette ville où je suis venu vivre depuis maintenant trois mois, il y a un mot que personne n'a le droit de prononcer. Lequel? Je n'en sais rien. C'est peut-être un mot curieux, inhabituel, insolite, mais il pourrait aussi bien faire partie du vocabulaire le plus courant. Auquel cas, pour quelqu'un exerçant un métier comme le mien, il risque de s'ensuivre certains désagréments.
Plus par curiosité que par inquiétude, je vais donc interroger Geronimo, le plus sage de tous mes amis et qui, dans la mesure où il habite ici depuis une bonne vingtaine d'années, en sait tout ce qu'il convient d'en savoir.
C'est exact, me répond-il aussitôt. C'est tout à fait exact. Nous avons ici un mot prohibé, dont nous nous tenons tous prudemment à l'écart.
Et quel est ce mot?
Vois-tu..., me dit-il, je sais que tu es une personne honnête, en laquelle je puis avoir une confiance absolue. En outre, j'éprouve pour toi des sentiments réellement amicaux. Eh bien, malgré tout, crois-moi, mieux vaut que je ne te réponde pas. Écoute-moi bien: je vis dans cette ville depuis plus de vingt ans, elle m'a accueilli, elle m'a donné du travail, elle me permet de mener une existence honorable, ne l'oublions pas. De mon côté j'en ai loyalement accepté toutes les règles et les lois, quelles qu'elles soient. Rien ni personne ne m'empêchait de m'en aller. C'est un fait que je suis resté. Je ne voudrais pas me donner des airs de philosophe et je n'entends sûrement pas singer Socrate quand on lui a proposé de s'évader de sa prison, mais il me répugnerait absolument de contrevenir aux normes d'une ville qui me tient pour un de ses enfants... même pour une broutille de ce genre. Et pourtant, Dieu sait que ce n'est réellement qu'une broutille...
Mais nous pouvons parler en toute . Il n'y a ici personne pour nous entendre. Un bon mouvement, Geronimo! Tu peux bien me le dire, ce fichu mot. Qui pourrait te dénoncer? Moi peut-être?
Je constate, remarqua Geronimo avec un sourire plein d'ironie, je constate que tu vois les choses avec l'état d'esprit de nos arrière-grands-parents. La peur du gendarme ? Oui, c'est vrai, jadis on croyait que, sans punition à la clef, la loi ne pouvait être d'aucun effet contraignant. Ce n'était peut-être pas totalement faux. Mais ce n'est qu'un concept primitif, rustre. Même si aucun risque de sanction ne l'accompagne, un commandement peut conserver toute sa valeur; nous sommes des gens évolués...
Mais alors qu'est-ce qui te retient? Ta conscience? La peur d'avoir à t'en repentir?
Oh, la conscience! Ce misérable fourre-tout... Il est vrai que, pendant des siècles et des siècles, la conscience a rendu d'inestimables services à l'humanité; il lui a fallu toutefois s'adapter aux temps nouveaux; elle s'est désormais transformée en quelque chose qui ne lui ressemble plus que vaguement, très vaguement même, quelque chose de beaucoup moins compliqué, de plus standardisé, de plus tranquille, je dirais beaucoup, mais alors beaucoup moins astreignant et dramatique.
J'aimerais que tu t'expliques plus clairement...
Difficile d'en donner une stricte définition scientifique. En langage vulgaire nous l'appellerons: conformisme. C'est la paix trouvée par celui qui se trouve en conformité avec le monde qui l'entoure. Ou bien c'est le désagrément, la gène, l'inquiétude, le désarroi de celui qui sort de la norme.
Et cela suffit?
Et comment que cela suffit! C'est d'une puissance phénoménale, cent fois supérieure à celle de la bombe atomique. Evidemment elle n'est pas toujours égale. Il existe une géographie du conformisme. Dans les pays arriérés, il demeure sous-jacent. embryonnaire... ou alors il se déploie de façon désordonnée, anarchique, sans aucune réelle directive: la mode en est un exemple typique. En revanche, dans les pays les plus modernes, cette force s'est désormais étendue a tous les champs d'activité, elle s'est totalement ancrée, affermie, on peut même dire qu'elle fait partie intégrante de l'atmosphère générale. Et elle est entre les mains du pouvoir.
Et ici?
Ici, ce n'est pas trop mal. L'interdiction du mot, par exemple, a été une heureuse initiative des autorités, destinée justement à tester le degré de maturité conformiste de nos populations. Et le résultat a été de beaucoup supérieur à toutes les prévisions. Ce mot est désormais tabou. Tu peux toujours allumer ta lanterne pour essayer de le dénicher, je te garantis d'avance que tu ne le rencontreras plus jamais chez nous, absolument jamais, pas même dans les caves ou dans les débarras. Les gens se sont adaptés en moins de temps qu'il ne le faut pour le dire. Sans aucun besoin de recourir à la menace d'une amende ou d'une peine de prison.
Si tout ce que tu racontes était vrai, il devrait être parfaitement possible de rendre tout le monde honnête...
Evidemment. Il y faudra pourtant de nombreuses années, des décennies, peut-être, même des siècles. Diable! c'est qu'il est assez facile d'interdire un mot; et y renoncer ne demande pas un trop grand effort. Mais les combines, les médisances, les vices, les traîtrises, les lettres anonymes pèsent un peu plus lourd... Les gens s'y sont habitués, y ont pris goût: essaie voir de leur dire que tu y renonces! Il s'agit là de véritables sacrifices. En outre, cette immense vague de conformisme spontané, abandonnée à elle-même au début, s'est dirigée vers le mal, les compromissions, la lâcheté. Il faut faire marcher la machine à l'envers, et ce ne sera pas si facile. Oh, on y parviendra sans aucun doute, avec le temps, tu peux être assuré qu'on y parviendra!
Et tu trouves tout cela superbe! II n'en découle pas un nivelage par le bas ? Une épouvantable uniformité?
Superbe? Non, on ne peut pas le dire. En compensation c'est utile, extrêmement utile. C'est toute la collectivité qui en profite. Dans le fond — n'y as-tu pas réfléchi? — les grands caractères, les personnalités brillantes, les gros bonnets, tous ceux qu'hier encore nous aimions, nous adulions, n'étaient jamais que le premier germe de l'illégalité, de l'anarchie. Est-ce qu'ils ne représentaient pas une faille dans la structure même de notre société? D'un autre côté, n'as-tu jamais remarqué que c'est chez les peuples les plus forts qu'on trouve une phénoménale uniformité de types humains?
Bref, ce mot. tu as décidé de ne pas me le dire...
Allons, mon vieux, ne prends pas la mouche ! Rends-toi bien compte que ce n'est aucunement par méfiance de ma part. Simplement, si je le disais, je ne me sentirais plus du tout à mon aise.
Alors toi aussi? Toi aussi, un homme supérieur, nivelé, réduit à la bonne commune médiocrité?
Eh c'est ainsi, mon cher... (et je le vois qui secoue mélancoliquement la tête) il faudrait être un titan pour résister à la pression de l'environnement.
Et la ? Le bien suprême! Jadis, tu l'aimais. Tu aurais fait n'importe quoi pour ne pas la perdre. Et maintenant?
N'importe quoi, n'importe quoi... c'est vite dit. Les héros de Plutarque... Il n'y a pas que cela au monde... Même les sentiments les plus nobles finissent par s'émousser, s'atrophier, se dissoudre peu à peu si plus personne autour de toi ne les prend en compte. C'est triste à reconnaître, mais on ne peut pas rester toujours seul à désirer un inaccessible paradis.
Donc tu ne veux pas me le dire ? C'est un mot scabreux ? Ou chargé d'une connotation délictueuse?
Pas du tout. C'est un mot tout ce qu'il y a de plus honnête et parfaitement limpide. C'est justement ce qui démontre l'extrême finesse du législateur: pour les mots indécents, abjects, nous pratiquions déjà un rejet tacite, même s'il restait voilé... La prudence, la bonne éducation. Dans ce cas l'expérience n'aurait pas été d'une très grande valeur.
Dis-moi quand même : c'est un substantif? un adjectif? un verbe? un adverbe?
Mais pourquoi insistes-tu? Si tu restes encore parmi nous, un beau matin tu l'identifieras de toi-même, ce mot prohibé, à l'improviste, presque sans t'en apercevoir. C'est ainsi, mon vieux, pas autrement. Tu l'absorberas avec l'air ambiant.
Fort bien, mon cher Geronimo, tu es têtu comme une mule. Patience, cela signifie seulement qu'il va me falloir, pour apaiser ma curiosité, aller consulter les textes officiels en bibliothèque. Il y aura bien eu une loi n'est-ce pas? Et il faudra bien qu'elle ait été publiée cette loi! Et dans ce texte de loi on ne pourra manquer de mentionner clairement ce qui est interdit!
Ah, ah, ce que tu peux être rétrograde! Tu raisonnes encore selon les vieux schémas. Et pas seulement rétrograde mais véritablement ingénu. Une loi qui pour interdire l'usage d'un mot nommerait ce mot, se contreviendrait automatiquement à elle-même, ce serait une aberration, une monstruosité juridique. Si tu veux aller en bibliothèque, tu y perdras ton temps.
Geronimo, cesse de te moquer de moi s'il te plaît! Tu ne me feras pas croire qu'il n'y a pas eu au moins quelqu'un pour déclarer: à compter de ce jour le mot x est interdit de circulation. Il lui aura bien fallu le prononcer, non? Sinon, comment les gens auraient-ils compris?
De fait, tu touches là à un point délicat et pas encore totalement élucidé. Il y a trois théories: certains disent que l'interdiction a été annoncée verbalement par des agents municipaux camouflés; d'autres assurent qu'ils ont trouvé dans leur boîte aux lettres une enveloppe fermée contenant le décret en question, avec injonction de tout brûler sitôt après en avoir pris connaissance. Enfin il y a les intégralistes — tu les nommerais, je pense: les pessimistes —, ceux-là soutiennent mordicus qu'il n'y a eu nul besoin de spécifier un ordre quelconque tant nos concitoyens sont des veaux. Il aurait donc suffi que les Autorités l'aient souhaité pour qu'aussitôt tout le monde en prit conscience, par une sorte de télépathie.
Ils ne peuvent quand même pas tous être devenus des carpettes! Même s'il n'en reste qu'une poignée, on doit bien trouver encore dans cette ville des personnes indépendantes qui raisonnent avec leur propre tête. Des opposants, des hétérodoxes, des déviants, des rebelles, des hors-la-loi, tu peux les nommer comme tu voudras. Il pourra bien arriver, non, que l'un d'eux, par défi, ose écrire ou prononcer le mot tabou ? Qu'est-ce qui se passera alors?
Rien, absolument rien. C'est justement la preuve de l'extraordinaire réussite de cette expérience: l'interdiction est à tel point ancrée désormais au plus profond des esprits qu'elle est parvenue à conditionner jusqu'à la perception sensorielle.
Ce qui signifie?
Ce qui signifie que, par un veto du subconscient — toujours prêt à intervenir en cas de danger —, si quelqu'un s'avisait de prononcer le mot ignominieux, les gens ne l'entendraient même pas, et s'ils le trouvaient écrit ils ne le verraient pas.
Et qu'est-ce qu'ils verraient à la place du mot?
Rien, un emplacement blanc sur le papier ou, si c'est écrit sur un mur, le mur tout nu.
Je tente un dernier assaut:
Je t'en prie. Geronimo. Par simple curiosité: aujourd'hui, là, en te parlant, est-ce que je l'ai employé, ce mot mystérieux? Cela, du moins, tu peux me le dire: ça ne t'engage à rien.
Le vieux Geronimo sourit, cligne d'un oeil sans répondre.
Alors, je l'ai employé?
Il cligne de l'oeil à nouveau. Mais il ne sourit plus, une tristesse souveraine s'est soudain plaquée sur son visage.
Combien de fois? Ne fais pas de manières, je t'en prie, dis-le-moi. Combien de fois?
Combien de fois... Vraiment, je ne saurais te le dire, ma parole d'honneur. D'ailleurs, si tu l'as prononcé, je n'ai pas pu l'entendre. Toutefois il m'a semblé, oui je dis bien: semblé, qu'à un certain moment, mais je te jure que je ne me souviens pas quand, il y a eu comme une parenthèse dans ton discours, un bref espace vide, comme si tu avais effectivement parlé mais que le son de ta voix ne pouvait plus me parvenir. Au demeurant, c'était peut-être une simple pause de ta part, comme il peut en arriver dans toutes les conversations...
Une seule fois?
Cela suffit maintenant, n'insiste pas.
Alors, tu sais ce que je vais faire? Tout ce que nous venons de nous dire, à peine rentré chez moi je vais le coucher sur le papier, mot pour mot. Et puis je vais courir le faire imprimer.
Pour quoi faire?
Si ce que tu m'as dit est vrai, le typographe — dont nous pouvons raisonnablement présumer qu'il s'agit d'un bon citoyen — n'apercevra pas le mot incriminé. Il y aura donc deux possibilités: soit il va laisser un espace vide en composant mon texte, et je verrai immédiatement à quel endroit; soit il n'en laissera pas. et il me suffira de comparer l'imprimé avec mon original, dont je vais évidemment conserver un double, pour découvrir où se trouve et quel est ce mot.
Geronimo sourit à nouveau, apitoyé.
Mon pauvre ami. tu n'en seras pas plus avancé... Chez n'importe lequel de nos typographes que tu pourras contacter, le conformisme est devenu tel qu'il saura immédiatement ce qu'il convient de faire pour déjouer ton piège par trop puéril. En conséquence, pour une fois, il verra le mot que tu auras écrit — en admettant évidemment que tu l'aies écrit, que tu l'aies prononcé — et il se gardera de l'omettre en composant ton texte. Tu peux en être assuré. Les typographes de chez nous sont parfaitement bien dressés, parfaitement aguerris.
Peux-tu au moins me dire dans quel but toutes ces précautions? N'y aurait-il pas, pour la ville j'entends, un avantage certain à me laisser connaître de cette façon le mot prohibé, sans que personne n'ait à me l'écrire ou à me le dire?
Sans doute que non, pour l'instant du moins. Il semble évident, d'après les discours que tu viens de me tenir, que tu n'es pas encore mûr. Il te faut une initiation. Tu n'es pas encore digne — selon l'orthodoxie en vigueur dans notre ville — de respecter la loi...
Et mes lecteurs, quand ils prendront connaissance de ce dialogue, crois-tu vraiment qu'ils ne s'apercevront de rien?
Ils verront seulement qu'il y a un blanc quelque part. Et tout simplement, ils se diront: tiens, quels étourdis, ils ont sauté un mot!
Dinu Buzzati, Le mot prohibé, dans: Panique à la Scala (coll. 10-18/UGE, 2006)
traduit de l'italien par Michel Breitman
00:37 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature italienne, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; nouvelle; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
26/02/2013
Stéphanie Janicot
Stéphanie Janicot, Dans la tête de Shéhérazade (Albin Michel, 2008)
L’histoire de Shéhérazade, jeune marocaine née en France, aujourd’hui animatrice d’une émission populaire à la télévision, est attachante, bouillonnante de vie et convaincante. Entre son père Youssouf qui tient un café, ses cousins – Karim, futur petit caïd de banlieue et Adil, rayon de soleil du clan Halshani -, il lui est difficile de se frayer un chemin sans surmonter sa honte de la différence, sa solidarité dans l’épreuve, son refus de laisser le temps se figer. Auprès de Sophie, Aubin et Ariane, elle apprend que si l’amitié obéit à des motivations parfois obscures, elle contribue aussi à assouvir son besoin de liberté et d’appartenance. Une destinée lumineuse aussi tonique qu'un coup de sirocco en plein midi...
08:25 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature: roman; livres | | Imprimer | Facebook |
25/02/2013
Lire les classiques - H.B. dit Stendhal
H.B. dit Stendhal
A son inexprimable joie, après une si longue attente et tant de regards, vers midi Clélia vint soigner ses oiseaux. Fabrice resta immobile et sans respiration, il était debout contre les énormes barreaux de sa fenêtre et fort près. Il remarqua qu'elle ne levait pas les yeux sur lui, mais ses mouvements avaient l'air gêné, comme ceux de quelqu'un qui se sent regardé. Quand elle l'aurait voulu, la pauvre fille n'aurait pas pu oublier le sourire si fin qu'elle avait vu errer sur les lèvres du prisonnier, la veille, au moment où les gendarmes l'emmenaient du corps de garde.
Quoique, suivant toute apparence, elle veillât sur ses actions avec le plus grand soin, au moment où elle s'approcha de la fenêtre de la volière, elle rougit fort sensiblement. La première pensée de Fabrice, collé contre les barreaux de fer de sa fenêtre, fut de se livrer à l'enfantillage de frapper un peu avec la main sur ces barreaux, ce qui produirait un petit bruit ; puis la seule idée de ce manque de délicatesse lui fit horreur. Je mériterais que pendant huit jours elle envoyât soigner ses oiseaux par sa femme de chambre. Cette idée délicate ne lui fût point venue à Naples ou à Novare.
Il la suivait ardemment des yeux: certainement, se disait-il, elle va s'en aller sans daigner jeter un regard sur cette pauvre fenêtre, et, pourtant elle est bien en face. Mais, en revenant du fond de la chambre que Fabrice grâce à sa position plus élevée apercevait fort bien, Clélia ne put s'empêcher de le regarder du haut de l'oeil, tout en marchant, et c'en fut assez pour que Fabrice se crût autorisé à la saluer. Ne sommes-nous pas seuls au monde ici? se dit-il pour s'en donner le courage. Sur ce salut, la jeune fille resta immobile et baissa les yeux; puis Fabrice les lui vit relever fort lentement; et évidemment, en faisant effort sur elle-même, elle salua le prisonnier avec le mouvement le plus grave et le plus distant mais elle ne put imposer silence à ses yeux; sans qu'elle le sût probablement, ils exprimèrent un instant la pitié la plus vive. Fabrice remarqua qu'elle rougissait tellement que la teinte rose s'étendait rapidement jusque sur le haut des épaules, dont la chaleur venait d'éloigner, en arrivant à la volière, un châle de dentelle noire. Le regard involontaire par lequel Fabrice répondit à son salut redoubla le trouble de la jeune fille. Que cette pauvre femme serait heureuse, se disait-elle en pensant à la duchesse, si un instant seulement elle pouvait le voir comme je le vois!
Fabrice avait eu quelque léger espoir de la saluer de nouveau à son départ; mais, pour éviter cette nouvelle politesse, Clélia fit une savante retraite par échelons, de cage en cage, comme si, en finissant, elle eût dû soigner les oiseaux placés le plus près de la porte. Elle sortit enfin; Fabrice restait immobile à regarder la porte par laquelle elle venait de disparaître; il était un autre homme.
H.B. dit Stendhal, La chartreuse de Parme (coll. Livre de poche/LGF, 2000)
image 1: Rodrigo Guirao Diaz et Alessandra Mastronardi, dans: La chartreuse de Parme, téléfilm de Cinzia TH Torrini (2012)
image 2: Gérard Philipe et Renée Faure, dans: La chartreuse de Parme, film de Christian-Jaque (1948)
23:18 Écrit par Claude Amstutz dans H.B. dit Stendhal, Lire les classiques, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
Colombe Schneck
Colombe Schneck, Sa petite chérie (Stock, 2007)
Jean m'appelait sa petite chérie. Nous étions des amis et nous avions tant de choses à nous dire. Nous avions quinze ans tous les deux. L'âge d'un premier amour. Pourtant, encore aujourd'hui, si je raconte ce qui nous lie, lui et moi, je ne sais pas si j'ai le droit d'utiliser ces mots, premier amour.
Tendre, ingénue et lucide à la fois, elle évoque le premier amour comme une délicate promenade dans le passé, dont un petite lumière – retrouvée, inventée – évoque un bonheur pas nécessairement improbable … Frais, drôle, spontané, ce court roman est une fête!
également disponible en coll. de poche (Points/Seuil, 2008)
07:55 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: roman; livres | | Imprimer | Facebook |
24/02/2013
Morceaux choisis - Agnès Schnell
Agnès Schnell
L'heure était à l'absenceà cette nécessité portéeen creuxdès l'origine,et ce dire en staccatoqui affolaitet refusait de se tarir. L'heure était à l'erranceau vertigesur les terres intimesau filet lancé à contre espoirvers la riveet ramené vide. Tous ces signescette force montantenous absorbaientnous aveuglaient. La saison s'était égaréeune fois de plus. On se débattait comme on pouvaiton ignorait les parois dresséesà l'improvisteon usait nos dardson rejettait nos greffons. On n'éprouvaitqu'une impression d'urgenceun émiettement imminentle grincement des âmesinsatisfaites contre les nôtres.
Agnès Schnell, Démesure, dans: Pas d'ici, pas d'ailleurs - Anthologie poétique francophone de voix féminines contemporaines / présentation et choix: Sabine Huynh, Andrée Lacelle, Angèle Paoli, Aurélie Tourniaire / préface: Déborah Heissler (Voix d'Encre, 2012)
image: Peter Grevstad, Contemplating Mark Rothko (tumblr.com)
20:47 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
23/02/2013
Donna Leon
Donna Leon, La femme au masque de chair (coll. Points/Seuil, 2013)
Comme souvent dans les enquêtes de Brunetti, l'histoire démarre sur un rythme lent, celui du quotidien qui s'égrène de manière apparemment anodine, au fil d'une soirée chez les Falier, parents influents de son épouse Paola. Il y fait la connaissance de Franca Marinello, une femme bizarre au sourire défiguré et aux expressions indéchiffrables. Fascinante et cultivée - elle l'entretient des Géorgiques de Virgile et de Cicéron - elle est aussi l'épouse de Maurizio Cataldo, avec lequel le comte Orazio Falier hésite à s'associer. Tout naturellement, ce dernier demande à Guido de se renseigner discrètement sur ce personnage. Un travail routinier, sauf que Franca confie du bout des lèvres à notre commissaire quelques frayeurs liées aux affaires de son époux, et que dans la même semaine un transporteur routier est retrouvé assassiné!
Un lien existe-t-il entre les deux enquêtes? Vengeances, règlements de comptes, Mafia? La signorina Elettra et le sergent Vianello jouent à nouveau un rôle important dans cet épisode, mais en habile scénariste, Donna Leon y introduit de nouveaux protagonistes tels le major Guarino et Claudia Griffoni qui assiste Brunetti dans cette aventure. Enfin, Donatella Falier, par ses confidences, donne un éclairage particulier à cette plongée dans le monde de l'argent sale, du trafic des déchets et de la criminalité, suggérant à son beau-fils de ne pas se laisser égarer par les évidences... Et le sourire figé de Franca Marinello, quel secret y est donc enfoui? Vous le saurez dans les dernières pages de ce roman au dénouement tout à fait innatendu...
07:13 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature policière | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; policier; livres | | Imprimer | Facebook |
22/02/2013
Morceaux choisis - José Saramago
José Saramago
La mort assiste au concert dans la robe neuve achetée la veille dans un magasin du centre. Elle est assise seule dans la loge au premier balcon et elle regarde le violoncelliste comme elle l'avait fait pendant la répétition. Avant que les lumières dans la salle ne soient baissées, pendant que l'orchestre attendait l'entrée du maestro, le musicien avait remarqué cette femme. Il n'avait pas été le seul à s'apercevoir de sa présence. D'abord, parce qu'elle occupait seule la loge et que, même si ce n'est pas rare, ce n'est pas non plus fréquent. Ensuite, parce qu'elle était belle, peut-être pas la plus belle de toute l'assistance féminine, mais belle d'une façon indéfinissable, particulière, impossible à expliquer avec des mots, comme un vers dont le sens ultime, si pareille chose existe dans un vers, échappe continuellement au traducteur. Et enfin, parce que sa silhouette solitaire, là-bas dans la loge, entourée de vide et d'absence de toutes parts, comme si elle habitait le néant, semblait exprimer la solitude la plus absolue. La mort, qui avait souri si souvent et si dangereusement depuis qu'elle était sortie de son souterrain glacial, ne sourit plus à présent. Dans l'assistance, les hommes l'avaient observée avec une curiosité douteuse, les femmes avec une inquiétude jalouse, mais elle, tel un aigle fondant sur un agneau, n'a d'yeux que pour le violoncelliste.
Avec une différence, cependant. Dans le regard de cet autre aigle qui a toujours attrapé ses victimes, il y a comme un voile ténu de pitié, les aigles, nous le savons, sont obligés de tuer, leur nature le leur impose, mais en cet instant cet aigle-ci préférerait peut-être, devant cet agneau sans défense, éployer soudain ses ailes puissantes et s'envoler de nouveau vers les hauteurs, vers l'air glacé de l'espace, vers les troupeaux de nuages inaccessibles.
L'orchestre se tut. Le violoncelliste commença à jouer son solo comme s'il n'était venu au monde que pour cela. Il ne sait pas que cette femme dans la loge a dans son sac à main étrenné récemment une lettre de couleur violette dont il est le destinataire, non, il ne le sait pas, il ne pourrait pas le savoir, et cependant il joue comme s'il faisait ses adieux au monde, comme s'il disait enfin tout ce qu'il avait tu, les rêves tronqués, les désirs frustrés, bref, la vie. Les autres musiciens le regardent avec ébahissement, le chef d'orchestre avec surprise et respect, le public soupire, frissonne,le voile de pitié qui masquait le regard perçant de l'aigle s'est changé en larmes.
Déjà le solo est fini, l'orchestre, telle une puissante mer, s'est avancé lentement et a doucement submergé le chant du violoncelle, il l'a englouti et amplifié comme s'il voulait le conduire en un lieu où la musique se sublimerait dans le silence, dans l'ombre d'une vibration qui parcourrait la peau comme la dernière et inaudible résonance d'une timbale effleurée par un papillon. Le vol soyeux et sinistre de l'acherontia atropos traversa rapidement la mémoire de la mort, mais celle-ci l'écarta d'un geste de la main qui ressemblait autant à celui avec lequel elle faisait disparaître les lettres de la table dans la pièce souterraine qu'à un signe de gratitude destiné au musicien qui tournait à présent la tête dans sa direction, frayant un chemin à ses yeux dans la chaude obscurité de la salle.
La mort répéta son geste et ce fut comme si ses doigts effilés étaient allés se poser sur la main qui déplaçait l'archet. Bien que son coeur eût fait de son mieux pour que cela se produisit, le violoncelliste ne fit pas de fausse note. Les doigts de la mort ne le toucheraient plus, elle avait compris qu'il ne faut jamais distraire un artiste de son art. Quand le concert prit fin et que les applaudissements éclatèrent, quand les lumières se rallumèrent et que le chef d'orchestre ordonna aux musiciens de se lever, puis quand il fit signe au violoncelliste de s'avancer seul afin de recevoir la part d'applaudissements qui lui revenait de droit, la mort, debout dans la loge, souriant enfin, croisa les mains en silence sur sa poitrine et se borna à regarder, que les autres applaudissent, que les autres poussent des cris, que les autres réclament dix fois le chef d'orchestre, elle se contentait de regarder. Puis, lentement, comme à contrecoeur, le public commença à s'en aller, cependant que l'orchestre se retirait. Quand le violoncelliste se tourna vers la loge, elle, la mort, n'était déjà plus là. La vie est ainsi, murmura-t-il.
Il se trompait, la vie n'était pas toujours ainsi, la femme de la loge l'attendra à l'entrée des artistes...
José Saramago, Les intermittences de la mort (coll. Points/Seuil, 2009)
traduit de l'espagnol par Geneviève Leibrich
image: www.all4myspace.com
07:40 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature espagnole, Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |