17/01/2013
Morceaux choisis - Henri Pichette
Henri Pichette
Lalégèrecandidecapricieusetourbillonnanteouatéepoudreuseneige dont j'aimelalente lente chute Par un jour de grisaille aux vapeurs violâtresou quelques fois même (je l'ai vu)par un ciel terre de Sienneellepapillonne blanc,plus blanc que les piérides blanchesqui volettent en avrilcomme fiévreusement, à moins que ce ne soit frileusementautourde rosescouleur d'âtre Météorequi touche ma manchede ratine, y posant des cristaux à six branchessous mes yeux d'étincelles Pluiedeplumesdemouettesmuettes Recouvrant la plaine déshéritéeemmantelant la forêt squelettique Epaisse, assoupissante et ensevelissante Blanche telleune belle absence de parole Blanche autant qu'absoluedans un silence d'oeilqui rêve l'éternité blanche Neige neigéetellement soleilléeque d'un blanc aveuglant,et brûlante! Neiges de Harfang aux iris jaune d'oret ventre blanc pur de la Panthère des neiges De quel oiseau fléché fuyant à travers cielce pointillé de sang sur la neige vierge? Regardez, par delàcette grille givréed'innocentes herminesdorment tout de leur longsur les bras des croix Alors qu'à l'intérieur l'enfantle front appuyé à la vitrepour jouerfait de la buée,dehors chaque floconéclate une petite larmequi rouleen basdu carreauoù le mastic est vieux comme la maison Ettout là-bas(à l'heure de mon coeur qui bat tout bas)quelqu'uncontemplela rencontre de la neigefloconneuse, innombrableavec la merformidable, commede plomb,glauque
Henri Pichette, Ode à la neige, dans: Odes à chacun, suivi de: Tombeau de Gérard Philipe (coll. Poésie/Gallimard, 2009)
image: Le port de Brest (lilasjade.centerblog.net)
05:04 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
16/01/2013
Le poème de la semaine
Paul Eluard
Sur mes cahiers d’écolierSur mon pupitre et les arbresSur le sable de neigeJ’écris ton nom Sur toutes les pages luesSur toutes les pages blanchesPierre sang papier ou cendreJ’écris ton nom Sur les images doréesSur les armes des guerriersSur la couronne des roisJ’écris ton nom Sur la jungle et le désertSur les nids sur les genêtsSur l’écho de mon enfanceJ’écris ton nom Sur les merveilles des nuitsSur le pain blanc des journéesSur les saisons fiancéesJ’écris ton nom Sur tous mes chiffons d’azurSur l’étang soleil moisiSur le lac lune vivanteJ’écris ton nom Sur les champs sur l’horizonSur les ailes des oiseauxEt sur le moulin des ombresJ’écris ton nom Sur chaque bouffées d’auroreSur la mer sur les bateauxSur la montagne démenteJ’écris ton nom Sur la mousse des nuagesSur les sueurs de l’orageSur la pluie épaisse et fadeJ’écris ton nom Sur les formes scintillantesSur les cloches des couleursSur la vérité physiqueJ’écris ton nom Sur les sentiers éveillésSur les routes déployéesSur les places qui débordentJ’écris ton nom Sur la lampe qui s’allumeSur la lampe qui s’éteintSur mes raisons réuniesJ’écris ton nom Sur le fruit coupé en deuxDu miroir et de ma chambreSur mon lit coquille videJ’écris ton nom Sur mon chien gourmand et tendreSur ses oreilles dresséesSur sa patte maladroiteJ’écris ton nom Sur le tremplin de ma porteSur les objets familiersSur le flot du feu béniJ’écris ton nom Sur toute chair accordéeSur le front de mes amisSur chaque main qui se tendJ’écris ton nom Sur la vitre des surprisesSur les lèvres attendriesBien au-dessus du silenceJ’écris ton nom Sur mes refuges détruitsSur mes phares écroulésSur les murs de mon ennuiJ’écris ton nom Sur l’absence sans désirSur la solitude nueSur les marches de la mortJ’écris ton nom Sur la santé revenueSur le risque disparuSur l’espoir sans souvenirJ’écris ton nom Et par le pouvoir d’un motJe recommence ma vieJe suis né pour te connaîtrePour te nommerLiberté Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle
03:08 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Paul Eluard, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |
15/01/2013
Morceaux choisis - Guido Ceronetti
Guido Ceronetti
Deux fois par jour, vers six heures du matin et cinq heures de l’après-midi, une tasse de thé répétée de Thé vert de Chine arrive, avec son infaillible vertu unitive, qui conforte, ressuscite, pour me remettre à flot et me préserver de toute espèce d’inertie, d’hébétude, d’abattement.
Messages clandestins, enveloppés de papier de riz, qui trouvent une oreille, de la Lumière.
Je ne suis pas un Oriental. Mes gestes rituels ne viennent pas des Maîtres; ils ressemblent plutôt à une habitude carcérale continuée au cours des années. Debout, toujours, près d’une fenêtre au rideau écarté… Mais de l’Orient orientant il me reste la confiance qu’à sortir de soi-même dans une juste mesure, et de façon coutumière, il n’y a rien de dangereux, et que voir, entendre et rencontrer des esprits n’est pas inquiétant.
Aussitôt descendu, l’Esprit du Thé commence à opérer. Légères pressions internes, acupunctures invisibles, déclics opportuns des organes sensoriels, sampans de petites lumières, silences soudainement colorés, une succession ponctuelle d’excitations qui vont de l’œil intérieur (qui est peut-être une oreille ou une main) le long des vertèbres déraidies au coccyx resurrecturus. Alors, dans l’obscurité, de nombreuses petites fenêtres redeviennent vivantes, et les mots ont moins de peine à retrouver leur origine dans les espaces éloignés. Paix du massage, racine du son, bonté du frottement secret. Regarder d’une pause d’union intime ce qui est désuni et déchiré est un moment dont la mort est absente. Faire reculer, fût-ce de très peu, la marge du fini qui éclaire pour bien des heures.
Dans la lutte pour s’opposer mentalement à ce qui est, dans le temps vérifiable comme une agression des ténèbres à laquelle rien ne s’oppose matériellement, sur des tablettes libératrices que le Thé aide à retrouver et à déchiffrer, j’apprends à ne pas abhorrer avec excès les ténèbres afin de ne pas détruire les quelques possibilités de pénétrer leur secret.
Sans des curiosités désespérées en mouvement continuel, le désespoir n’aurait pas de limites.
Le souffle du Thé s’insinue dans les angles morts, interroger des statues salies de boue ne l’épouvante pas. Dans les crevasses de l’aride il introduit quelques-unes de ses gouttes, il redonne figure à ce qui a perdu ses couleurs. En grattant les cachettes abandonnées, il en fait sortir quelques notes d’un ribab enchanté. Les pensées qui ne sont pas de moi deviennent les miennes avec beaucoup de facilité; les miennes, quiconque, s’il veut, peut les faire siennes, quel que soit son excitant, sans besoin d’un nom: la pensée ne prononce ni Tien ni Mien.
L’homme boit le Thé parce qu’il a peur de l’homme.
Le Thé boit l’homme, l’herbe la plus amère.
Guido Ceronetti, Préface à: Ce n’est pas l’homme qui boit le thé mais le thé qui boit l’homme (Albin Michel, 1991)
traduit de l’italien par André Maugé
image: c.fee.mains.over-blog.com
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14/01/2013
Lire les classiques - Marc-Aurèle
Marc-Aurèle
Il ne tient qu'à toi de te retirer à toute heure au-dedans de toi-même. Nulle part l'homme ne saurait trouver une retraite plus douce et plus tranquille que dans l'intimité de son âme, surtout s'il possède au-dedans de lui ces biens précieux que l'on ne peut considérer sans goûter aussitôt un calme parfait et, par ce calme, j'entends la tranquillité d'une âme où tout est en ordre et à sa place. Jouis donc sans cesse de ta solitude et reprends-y de nouvelles forces.
Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, dans: Daniel-Ange, Les feux du désert vol. 1 / Solitudes (Rémy Magermans, 1973)
image: Buste de Marc-Aurèle (fr.wikipedia.org)
06:36 Écrit par Claude Amstutz dans Le monde comme il va, Lire les classiques, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; spiritualité; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
Colum McCann
Colum McCann, Et que le vaste monde poursuive sa course folle (Belfond, 2009)
Dans le New York des années 1970, un roman polyphonique aux subtiles résonances contemporaines, une oeuvre vertigineuse. 7 août 1974. Sur un câble tendu entre les Twin Towers s'élance un funambule. Un événement extraordinaire dans la vie de personnes ordinaires. Corrigan, un prêtre irlandais, cherche Dieu au milieu des prostituées, des vieux, des miséreux du Bronx ; dans un luxueux appartement de Park Avenue, des mères de soldats disparus au Vietnam se réunissent pour partager leur douleur et découvrent qu'il y a entre elles des barrières que la mort même ne peut surmonter ; dans une prison new-yorkaise, Tillie, une prostituée épuisée, crie son désespoir de n'avoir su protéger sa fille et ses petits-enfants...
En conteur magique et amoureux de la vie, Colum Mc Cann saisit le prétexte d’une journée particulière pour nous plonger dans le New York des années 70. Vous y croiserez les destins de personnages qui tentent de résister aux fracas du monde et dont vous vous sentirez proches tant leur évocation est ardente, gracieuse, impétueuse. Un roman aux résonances multiples – avec ses constats implacables et ses questions jamais posées - dont on voudrait qu’il ne finisse jamais.
Egalement disponible en coll. de poche (Pocket, 2010)
06:11 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: roman; livres | | Imprimer | Facebook |
13/01/2013
Morceaux choisis - Georges Perros
Georges Perros
Dans la brousse de l’âmeSur les pistes du cœur,Dans la forêt des sensPlus obscure que l’autreDans sa bruyante et clandestineMultitude sauvageA travers les imagesQui prennent l’air du rienQuand il vente très hautDans le ciel du grand vide,Prends ton sac, droit le dos,Marche et rêve au pas vifDe qui n’est jamais lasD’aller où ne vont plusQue quelques chers fantômesNous leur devons la vieNous doivent-ils leur mortLa parole s’éteintAu rythme des relaisOn se passe un témoinQui détient le secretAu dernier homme de l’ouvrirQuand plus personne devant luiPour délivrer le lourd messageDont nous bégayons entre nousLes aveuglantes évidences.Les grecs en suçaient les deux bouts.
Georges Perros, Pour ainsi dire, dans: Collectif, Avec Georges Perros (coll. Encres/Recherches Exit, 1980)
Image : Maison de Georges Perros (fr.wikipedia.org)
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11/01/2013
Morceaux choisis - Umberto Saba
Umberto Saba
Mots,Où le cœur de l’homme se reflétaitNu et surpris – aux origines;Je cherche au monde un coin perdu,L’oasis propice à vous laver par mes pleursDu mensonge qui vous aveugle.Alors fondrait aussi la masse des souvenirs effrayants,comme neige au soleil.
Umberto Saba, Mots, dans: Anthologie bilingue de la poésie italienne (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1994)
traduit de l'italien par Philippe Renard
10:02 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature italienne, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
10/01/2013
André Brink
André Brink, L'amour et l'oubli (Actes Sud, 2006)
Chris, un écrivain sud-africain, aborde l'hiver de sa vie. Avant de perdre la mémoire, de ne plus percevoir l'importance des choses ou leur légèreté, il revisite les belles années de sa vie qui ont accompagné sa vie d'écriture et de combats politiques - une vie de Sud-Africain blanc, enseignant, écrivain et militant, souvent en danger, emprisonné parfois, et toujours témoin révolté de son temps. L'amour et l'oubli est une autobiographie fictive, par le biais de laquelle André Brink rend hommage avec une évidente honnêteté au désir et à l'amour qui ont construit, nourri et régénéré l'homme - plus encore que l'écrivain - dans un pays brûlant de violences et d'engagements, de trahisons, de passions, d'exils et d'utopies.
Livre magistral d’un des plus grands écrivains de la littérature contemporaine, qui à l’heure de la mort de sa dernière compagne, explore les ombres de la mémoire et du temps afin de se laisser aller à revivre les moments de bonheur de son existence. En filigrane, un hommage à toutes les femmes qui lui ont insufflé tant la force nécessaire pour combattre l’exclusion et les inégalités, que le désir simple et plus intime du plaisir partagé.
Egalement disponible en coll. Babel (Actes Sud, 2009)
12:49 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; livres | | Imprimer | Facebook |
09/01/2013
Le poème de la semaine
Jean-Michel Maulpoix
Nous sommes les naufragés de la langueD'un pays l'autre nous allons, accrochés aux bois flottés de nos phrasesCe sont les restes d'un ancien navire depuis longtemps fracasséMais le désir nous point encore, tandis que nous dérivonsDe sculpter dans ces planches des statuettes de sirènes aux cheveux bleusEt de chanter toujours avec ces poumons-là:Laissez-nous répéter la merN'intentez point de procès stupide au grand large La mer, accrochée à la merTremble et glisse sur la merSes mouvements de jupe, ses coups d'épaules, ses redondancesEt tout ce bleu qui vient à nous sur les grands aplats de la merNous aimons la manière dont s'en va la barqueSe déhanchant d'une vague à l'autre, dansant son émoi de retrouver la merEt son curieux bruit de grelotQuand la musique se déploie sur l'immense partition de la mer La mer se mêle avec la merMélange ses lacs et ses flaquesSes idées de mouettes et d'écumesSes rêves d'algues et de cormoransAux lourds chrysanthèmes bleus du largeAux myosotis en touffes sur les murs blancs des îlesAux ecchymoses de l'horizon, aux phares éteintsAux songes du ciel impénétrable La mer est un ciel bleu tombéVoici longtemps déjà que le ciel a perdu ses clefs dans la merSous quels soleils désormais nous perdre?Sur quelle épaule poser la fièvre de notre tête humide?Nos rêves sont des pattes d'oiseaux sur le sableDes fragments d'ongles coupés à deux pas de la merNous brûlons sur la plage des monceaux de cadavresPuisque tels sont les mots avec leurs os et leurs fumées Tas de fémurs et de métacarpesBûcher d'herbes odorantes et de poudres qui crépitentC'est un pré sec qui prendrait feu près de la merDe hautes flammes tête baissée sautent parmi les genêtsEt soudain ce buste de femme dressé dans le crépitementOffert à ce furieux amourLançant vers le ciel la longue plainteDe qui s'est calciné le coeur Seul, il avance vers elle, sur le môle de granit étroitEmbarquant vers rien son corps périssableElle la couchée immense qui accourtLançant vers lui ses gerbes et ses juponsLui, le petit homme droit sur la digue avec un crayonCollé contre elle, mais séparéL'un et l'autre, quoique si proches, se perdant de vueL'un contre l'autre se pressant, le coeur mal amarré Le large baigne un peu ce petit corps d'hommeLe bleu le prend dans ses filetsGraine de chair ou pépite d'amour transiTouffe de clarté entre les paumesTachées d'encre profondeLèvres closes par la vagueMuet, n'ayant rien à répondre au largeSans voix dans les dédales de l'eau Pourquoi ne pouvons-nous prendre racine dans la merA la façon des noyés et des algues?Nous porterions sans peine sur nos épaulesLe ciel bleu qui ne se fane pas mais rêve à des couleursEt la laine tiède des écumesEt les fruits vénéneux du largeOù n'a mordu nulle lèvre humaineNous serions de retour dans l'infini jardin Nous ne remplirons pas la mer de nos larmesNous soutiendrons plutôt de nos chants l'effort des tempêtesQui versent sur nos têtes leurs cris et leurs lessivesEt quand nos yeux délavés n'y verront plus rienNous saurons mieux encore ce qu'est la merLes écailles seront tombées qui nous couvrent le coeurEt notre peau nacreuse sera enfin si blancheQue nous ne craindrons plus l'amour fou des sirènes A la santé des cieux du largeDans les calices et les ciboiresNous buvons goulûment la merAucune eau ne nous désaltèreNous avons soif de selNos lèvres sont avidesDans l'eau bleue, c'est toujours dimancheQuand s'agenouillent les poissons d'or. Depuis que le flot nous transporteNous avons pris goût à l'éternitéNous avons de l'eau plein la têteEt des cristaux de sel dans le sangNous nous souvenons mal de nos semblablesDont se fanent les jardinsEt grandissent les enfantsNotre coeur est si bleu. Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe sièclesources: http://www.maulpoix.net/naufrages.htm
00:46 Écrit par Claude Amstutz dans Jean-Michel Maulpoix, Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |
08/01/2013
Morceaux choisis - Paul Léautaud
Paul Léautaud
pour Catherine P
Stendhal! l'enchantement de ma jeunesse, l'enchantement de mon âge mûr. Stendhal! l'intelligence, la sensibilité, l'observation et l'analyse faites littérature au plus haut degré. Stendhal! l'écrivain inimitable, car on imite une rhétorique, un vocabulaire, on n'imite pas les facultés intellectuelles, la personnalité supérieure. Arrigo Beyle, Milanese... Qu'elle m'émeut, cette épitaphe, qu'elle me donne de pensées! Grand esprit, âme libre et voluptueuse. Pas d'autre patrie que la patrie du coeur et de l'esprit. Là où a été le bonheur, là où on a connu l'amour, l'amitié, là est la seule et vraie patrie.
Justement ces derniers soirs, dégoûté plus que jamais des livres d'aujourd'hui - la guerre favorise beaucoup la mauvaise littérature et les ouvrages niais sur des questions prétendues sérieuses - je relisais au hasard la Correspondance. Même dans les courts billets d'amour, quelle maîtrise de l'esprit sur le sentiment, et en même temps quelle profondeur du sentiment sous l'esprit qui persifle et se raille soi-même. Quel plaisir il devait avoir en les écrivant! Quelle merveilleuse lecture que toutes ces lettres! Partout, quelle brièveté, quelle rapidité, quel naturel, quel abandon - le ton de la causerie! - quelle correspondance parfaite entre l'expression et l'idée, le sentiment ou la sensation, que de mots touchants, que d'idées fortes, que d'observations profondes, que tout cela est plein avec peu de mots et qu'il est pénétrant et qu'il excite l'esprit, à quelque endroit de son oeuvre qu'on le lise! Comment ne pas l'adorer, l'homme qui a pensé, senti de tels livres, imaginé et réalisé de telles figures, car jamais cela n'a été plus vrai qu'avec lui qu'un véritable écrivain n'écrit qu'à sa ressemblance intime et secrète.
Tous tant que nous sommes aujourd'hui, mes chers confrères, mais oui, tous, ceux qui sont de l'Académie et ceux qui n'en sont pas, nous ne sommes à côté de lui que des zéros, d'incontestables zéros. Qu'on mette au pilon tous les romantiques, qui ont corrompu notre langue, abîmé notre littérature, déformé, vicié, abêti notre esprit. Qu'on me donne Chamfort, La Rochefoucauld, Le neveu de Rameau (Diderot bien supérieur pour moi à ce phraseur et pleurard de Rousseau), quelques Stendhal, La Correspondance, Le Brulard, les Souvenirs et La chartreuse en tête, qu'on joigne à tout cela de quoi faire des cigarettes, ce qu'il faut pour écrivasser de temps en temps, une belle image libertine d'une jolie femme nue pour me consoler de la réalité que je n'ai pas, qu'on m'assure avec cela ma subsistance, et je consens à vivre enfermé entre quatre murs, sans plus voir personne et sans jamais m'ennuyer. Ce que je dis là est pur superflu. J'ai ce bonheur de pouvoir rester enfermé aussi longtemps qu'on voudra, sans livres ni papiers ni aucune société, sans m'ennuyer jamais, tant j'ai dans la tête de quoi m'occuper.
On ne peut penser à Stendhal sans penser à la question du style. Des gens qu'un style sans ornements, sans redondance, simplement précis et net, déconcerte, lui ont beaucoup reproché le sien. C'est qu'on est en général extrêmement sensible à la forme, dans le plus mauvais sens du mot. Des phrases chantantes, cadencées, nombreuses, comme on dit, font pâmer le lecteur. Qu'importe que dix mots aient pu suffire là où l'auteur a mis dix lignes et qu'avec des métaphores chaque chose à tout bout de champ soit dite deux fois, comme dans Flaubert. Si par surcroît, vous y ajoutez un peu de pathos romantique, d'enflure verbale, vous êtes sacré grand écrivain!
Paul Léautaud, 1er novembre 1918, dans: Maria Dormoy, Paul Léautaud (coll. La Bibliothèque idéale/Gallimard, 1958)
Stendhal, Correspondance - 3 vols (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard 1963-1969)
00:20 Écrit par Claude Amstutz dans H.B. dit Stendhal, Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |