04/04/2011
Graham Greene
Graham Greene, La saison des pluies (Coll. Pavillons/Robert Laffont, 2007)
Paru en 1960, souvent réédité mais indisponible depuis plusieurs années, ce roman secret, tourmenté et méconnu de Graham Greene peut être considéré comme un chef d’œuvre, tant sa thématique est actuelle. Querry, le héros de ce roman, a tout pour être heureux. Brillant architecte, adulé par les femmes et riche, il ne ressent plus ni désir, ni convictions. Devenu incapable d’aimer – ni Dieu, ni ses proches, ni son métier - il quitte tout et entreprend un voyage en Afrique, le plus loin possible, peut-être pour y mourir. Cynique et désabusé, il nouera pourtant une amitié profonde avec le docteur Colin, dans une léproserie et ressentira auprès de lui et de ses malades une certaine paix intérieure, jusqu’au jour où un journaliste le reconnaîtra. Aidé par un prêtre ambitieux en mal de publicité, il s’acharnera à en faire un héros ou un saint auprès des médias, au mépris de Querry lui-même, rejoint pour son malheur par tout ce qu’il avait fui. L'un de mes romans préférés!
06:05 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | | Imprimer | Facebook |
03/04/2011
Donna Leon
Bloc-Notes, 3 avril / Les Saules
Notre sympathique commissaire Guido Brunetti deviendrait-il aussi célèbre à Venise que l'est Salvo Montalbano en Sicile? On peut se poser la question, devant l'abondance de livres récents qui, mieux que dans la réalité, le mettent en scène au point que sa silhouette nous semble aussi familière que celle de nos amis de la prétendue vraie vie.
Dans La petite fille de ses rêves, il nous partage pour la dix-septième fois une enquête policière amorcée sous de bien mauvais auspices. Alors qu'il vient d'enterrer sa mère, Antonin Scallon, un de ses anciens camarades d'école devenu prêtre et dont il goûtait somme toute peu la compagnie, sollicite son aide à propos d'un religieux, Leonardo Mutti, présumé charlatan, qui, jouant sur la corde sensible des adeptes de sa secte, semble les inciter à léguer leurs biens pour de nobles causes... ou la sienne? Mais, tandis que Brunetti s'interroge sur ces deux hommes d'église dont les motivations éveillent en lui une méfiance instinctive, un événement tragique vient occuper la devant de la scène: une jeune fille - douze ans à peine, probablement gitane - est repêchée dans le canal, apparemment tombée d'un toit. Accident, fuite ou meurtre? Dissimulées sur sa personne, le légiste découvre une alliance et une montre en or...
Contrairement à d'autres épisodes, plusieurs personnages secondaires contribuent à cerner les eaux troubles de la vie vénitienne, dont le fidèle sergent Vianello, la signorina Elettra - secrétaire du vice-questeur Patta - et la comtesse Nadia Falier, belle-mère de Brunetti. Abordant les sujets délicats de la politique, du clergé, de l'immigration, chacun à sa manière un peu philosophe et désabusé, contribuera à pousser Brunetti, subtil et ébranlé par ce que son regard discerne avec amertume, dans la bonne direction... Une des enquêtes les plus fines et sombres de Donna Leon, dont pourtant je serais heureux de savoir ce que vous pensez de son dénouement...
Autre lecture: si la cuisine italienne vous enchante, lisez vite Brunetti passe à table: 100 recettes chères à notre commissaire - illustrées et présentées avec soin - au fil d'un voyage singulier au coeur de la Sérénissime en compagnie de Donna Leon et de Roberta Pianaro. Vous ne le regretterez pas!
Enfin, si vous comptez vous rendre à Venise - ou projetez d'y retourner dans un proche avenir - une manière peu conventionnelle d'apprivoiser la ville consiste à lire Venise, sur les traces de Brunetti, sous la plume de Toni Sepeda. Un peu d'originalité, cela ne se refuse pas, surtout pour la somme modique de 7,80 €...
Donna Leon, La petite fille de ses rêves (Calmann-Lévy, 2011)
Donna Leon et Roberta Pianaro, Brunetti passe à table (Calmann-Lévy, 2011)
Toni Sepeda, Venise, sur les traces de Brunetti - 12 promenades au fil des romans de Donna Leon (coll. Points/Seuil, 2011)
06:56 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature étrangère, Littérature policière | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; policier; livres | | Imprimer | Facebook |
25/03/2011
Le Passe Muraille
Le Passe-Muraille, no 85, mars 2011
En préambule à ce nouveau numéro, Jean-Louis Kuffer nous parle - à propos de la naissance d'une nouvelle collaboration du Passe Muraille avec les éditions d'Autre Part - de nos désirs respectifs de passeurs, ajoutant: cela seul compte en effet, sur fond de saturation et d'empoigne, de gros tirages et de battage: que passent de nouvelles voix à travers le bruit... Telle est bien la vocation de ce journal depuis ses origines, et le sommaire de cette édition, une fois encore je l'espère, ne vous décevra pas sur ce point.
Sommaire du Passe-Muraille no 85, Mars 2011 - "Une nouvelle voix":
p.1
Editorial, "D'autre part, entre passeurs...", par Jean-Louis Kuffer
Inédit, "Le soleil", par Douna Loup
p.3
In memoriam, "Georges Haldas: La cotte des mots de Georges", par Georges Nivat
In memoriam, "Georges Haldas a rendu son passeport", par Serge Molla
p.4
In memoriam, "Georges Haldas: l'état de poésie ou la relation plénière", par Matthias Tschabold
p.5
Philip Roth, "L'effet papillon", par Matthieu Ruf
Andrés Barba, "Une force convulsive", par Claude Amstutz
p.6
Michel Layaz, "Vers la légèreté", par Pierre-Yves Lador
Nicolas Bouvier et Thierry Vernet, "Le fétiche de l'amitié", par Sébastien Meyer
p.7
Etienne Barilier, "La grâce, le vice et la vertu", par Pierre-Yves Lador
Jean-Yves Dubath, "Une épopée intimiste", par Jean-Louis Kuffer
Alain Bagnoud, "Bohème de province", par Jean-Louis Kuffer
p.8
Frédéric Jaccaud, "Plongée dans l'abîme", par Jean-François Thomas
In memoriam, "Anne-Lise Grobéty: dernier silence d'une musicienne", par Bruno Pellegrino
p.9
Poèmes inédits, "Horlogerie minutieuse de la mémoire", par Hughes Richard
p.10
Jean-Pierre Guéno, "L'âme des lettres", par Claire Julier
Xavier Mauméjean, "Magicien de l'uchronie", par Jean-François Thomas
p.11
Mathias Zschokke, "Un candide alémanique", par Jean-Louis Kuffer
Philippe Muray, "La prétention au bonheur", par Antonin Moeri
p.12
Jean-Louis Kuffer, "Comme un nouveau souffle", par Antonin Moeri
Pour s'abonner et communiquer: http://www.revuelepassemuraille.ch/
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21/03/2011
Tiziano Scarpa 1a
Bloc-Notes, 21 mars / Les Saules
La Pietà était une des quatre institutions de la république vénitienne où l'on élevait les petites orphelines, leur offrant une éducation, un métier et une chance de s'insérer dans la société, pas seulement en leur trouvant un mari, mais en leur permettant aussi de donner des cours particuliers de musique. Certaines pensionnaires étaient membres de la formation musicale de l'orphelinat, grâce à laquelle affluaient le public, les bienfaiteurs et les donations nécessaires pour la bonne marche de cette maison de charité. La maîtrise instrumentale exceptionnelle des musiciennes de la Pietà attirait les auditeurs de toute l'Europe, surtout pendant les décennies où le père Antonio Vivaldi prêta son génie incomparable à cette institution.
Tiziano Scarpa est venu au monde dans ce lieu - une chambre de l'ancien orphelinat où Vivaldi enseignait et dirigeait ses élèves - devenu dans les années 60 la maternité de l'hôpital de Venise. Si on ajoute que son premier 33 tours reçu en cadeau était Les quatre saisons, on comprend qu'il a grandi et vécu à l'ombre de ce compositeur auquel il voue une si grande admiration. A ce dernier il consacre son dernier livre - il s'agit bel et bien d'une fiction romanesque - Stabat mater où se mêlent avec beaucoup de bonheur l'inspiration et la réalité.
Le fil conducteur du récit est celui de Cécilia, recueillie au XVIIe siècle à la Pietà. Pour échapper à l'univers austère et rigoureux de l'orphelinat dirigé par des religieuses, elle écrit à sa mère dont, avec douleur, elle imagine les contours, lui exposant sa quête identitaire, son amertume et son sentiment d'abandon. Cécilia confie aussi ses interrogations à cette tête - ses cheveux sont une masse de serpents noirs - représentant la mort et qui, magnanime, lui insufflera le souffle nécessaire pour que sa vie prenne un sens: Je ferai silence autour de toi, je ne réclamerai rien, parce qu'un jour tu me donneras tout, je t'offrirai par avance un peu de la paix qui te revient.
Et cette paix lui viendra par l'exercice du violon dont la pratique, chaque jour à l'église, suscitera l'admiration teintée d'un brin de jalousie du père Antonio Vivaldi, devant son incroyable talent. Davantage qu'un hommage au Maître, ce roman, qui baigne dans une atmosphère typiquement vénitienne, est un voyage méditatif dans l'âme des interprètes, dont la musique dévoile l'intimité mieux que les mots ne sauraient la traduire.
Nous sommes une enveloppe qui secrète de la musique. Nous sommes des fantômes qui soufflent une substance impalpable. On nous trouve belles parce que nous sommes mystérieuses et que nous diffusons de la beauté. L'artifice de la musique masque notre affliction, dit Cecilia. Plus loin encore: Nous sommes le son pur, la voix coupée du corps. (...) Nous jouons de la musique sous l'eau. Nous jouons de la musique dans le ventre de notre mère, dans les viscères de la mort. Nous sommes des poissons abyssaux et chantons de n'être jamais venus au monde. La musique se propage dans l'eau noire. Les hommes et les femmes de la ville marchent sur les rives, passent dans leurs barques. Nous sommes les sirènes qui chantent au fond de l'eau trouble, personne n'écoute notre chant noir.
Les amoureux d'Antonio Vivaldi et de Venise adoreront ce court divertissement et titillera, je l'espère, leur curiosité à propos du créateur de la Stravaganza dont les biographes depuis près de trois siècles, n'ont pas encore su délivrer tous les mystères, ni étouffer tous les rêves...
Tiziano Scarpa, Stabat mater (Bourgois, 2011)
08:17 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature étrangère, Littérature italienne | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | | Imprimer | Facebook |
18/03/2011
Miguel Syjuco
Bloc-Notes, 18 mars / Les Saules
Connaissez-vous le grand écrivain philippin Crispin Salvador? Né le 21 février 1937, cet auteur de romans, de nouvelles et d'essais qui dit de lui-même qu'il a vécu neuf vies, laissa, outre ses oeuvres controversées, une réputation sulfureuse derrière lui: ses soirées arrosées en compagnie de Lawrence Durrell; un certain tango au clair de lune dansé tout nu à Yaddo avec, dit-on, Germaine Greer; sa relation tumultueuse avec Anita Ilyich, une ballerine biélorusse reine du disco et adepte précoce de l'échangisme; enfin, les insultes à l'encontre de Georg Solti au Palais Garnier - traité de iota - au début du second mouvement du Deuxième concerto pour piano de Sergueï Rachmaninov. Le 20 février 2002, exilé aux Etats-Unis, on retrouve son cadavre flottant dans l'Hudson, les bras meurtris largement ouverts, une couronne ensanglantée ornant son front fracassé.
Son ami et biographe, Miguel Syjuco en personne - s'appuyant sur les écrits de Crispin Salvador, les articles de presse le concernant, le fil des actualités, les humeurs des bloggeurs se lâchant à son sujet - nous retrace l'ascension, l'exil et la chute de ce génie provocateur pour les uns, pilleur de mémoire et traître à la patrie pour les autres, dont Matador, surtout, fit couler beaucoup d'encre: une allégorie sur l'impact néocolonialiste où les Etats-Unis représentaient le matador et les Philippines, le taureau courageux - nommé Piroy Gigante - de toute évidence condamné. S'en suivirent A cause de toi, un récit épique et une attaque en règle contre les proches de la famille Marcos. Interdit aux Philippines, bien entendu, ce texte aurait pu lui valoir le prestigieux Prix Nobel décerné cette année-là - malheureusement pour lui - à Naguib Mahfouz. Reste Autoplagiaire, un volume de 2'572 pages, ses mémoires et probablement le plus personnel de ses livres, à propos duquel les critiques se perdirent en conjonctures. Quant à son dernier manuscrit, Ponts embrasés, qui promettait un règlement de comptes sans concessions, avec pour cible les autorités politiques, religieuses et aristocratiques du pays, il ne verra jamais le jour, interrompu par la fin tragique de son auteur, très attaché à ce projet: C'est une oeuvre nécessaire. Parce qu'elle les impliquera tous. Tous ces gens qui ont affirmé que l'espoir était désespéré, et qui se sont mis à mendier leur part du butin. Ou bien ils ont calfeutré leurs maisons, se sont blottis à l'intérieur, ont lu les textes sacrés, et ont attendu, ignorant que Dieu juge plus sévèrement le péché d'omission que la faute commise.
Comme la bobine d'un vieux film, l'auteur, s'interrogeant sur la mort de Crispin Salvador - meurtre ou suicide? - et de son dernier écrit testamentaire, se livre à un exercice de prestidigitation exceptionnel pour appréhender, au fil de rencontres, citations et interviews agrémentées de savantes notes en bas de pages, un personnage hors du commun qui dans la vraie vie... n'a jamais existé! Un tour de force où Miguel Syjuco va jusqu'à se mettre lui-même en scène, mêlant l'imagination et la réalité avec une rare maîtrise.
Fascinant roman dans le roman, il mélange ainsi plusieurs styles de narration pour nous conter, par le biais de l'écrivain et de son biographe, 150 ans de l'histoire des Philippines. A travers leur parcours qui offre bien des points communs - l'exil, une famille fortement impliquée en politique, la passion des hamburger et des échecs, un goût immodéré des plaisanteries - il ne craint pas de laisser transparaître les multiples contradictions forgées par les apparences et qui insufflent toute la force à ce récit: Aucun poème n'a arrêté un char, a affirmé Seamus Heaney. Auden a dit que la poésie n'a aucun influence sur les événements. Foutaises! Je rejette tout ça en bloc! Qu'est-ce qu'ils savent de la mécanique des chars? Comment peut-on évaluer les qualités balistiques des mots? Des choses invisibles se produisent dans des moments impalpables. Ce qui devrait nous empêcher d'écrire, c'est précisément ce risque d'explosion. Sinon, à quoi bon?
La vérité, pour Miguel Syjuco, n'est-elle pas dans ce rêve où lui apparaît Crispin Salvador en train de taper à la machine. Il lui dit: Tu n'es plus occupé à être mort? L'auteur réplique: Je ne peux pas mourir encore. Je suis en train d'écrire ton histoire...
Le grand Orson Welles aurait sans doute tiré de ces acrobatiques échafaudages de la création forgeant les légendes ou mythologies à venir, un film inoubliable...
Miguel Syjuco, Ilustrado (Bourgois, 2011)
08:24 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | | Imprimer | Facebook |
15/03/2011
La citation du jour
Miguel Syjuco
Girly, la fille de Boy Bastos, demande à son père: Papa, c'est quoi la politique? (...) Eh bien, fillette, dit-il, je vais te l'expliquer de cette façon: d'abord, je suis le chef de famille, alors tu peux m'appeler le président. Ta mère détermine les règles, alors tu peux l'appeler le gouvernement. Nous sommes ici pour satisfaire tes besoins, et nous pouvons t'appeler le peuple. Ta yaya Inday travaille pour nous, et nous la payons pour ce travail, aussi nous l'appellerons la classe ouvrière. Et ton petit frère Junior, appelons-le l'avenir. Maintenant, réfléchis à tout cela, et vois si tu comprends ce que ça signifie.
Girly va se coucher, méditant ce qu'elle vient d'entendre. Au milieu de la nuit, elle se réveille. Elle entend son petit frère Junior, va le voir, et découvre que sa couche est pleine de caca. Girly va dans la chambre de ses parents, et trouve sa mère profondément endormie. Ne pouvant la réveiller à cause des somnifères qu'elle prend tous les soirs, la fillette va chercher sa yaya. Mais la porte est fermée à clé. Girly jette un coup d'oeil dans le trou de la serrure et voit son père au lit avec Inday. Elle retourne se coucher.
Le lendemain matin, à la table du petit déjeuner, elle déclare à son père: Papa, je crois que je comprends la politique maintenant.
Boy est fier. Ouah! s'exclame-t-il. Tu es vraiment futée! Explique-nous avec tes mots comment fonctionne la politique.
Eh bien, commence Girly, le président baise vraiment la classe ouvrière. Et le gouvernement ne fait que dormir et dormir et dormir. Personne ne fait jamais attention au peuple. Et l'avenir, eh bien, l'avenir nage dans la merde.
Boy Bastos l'embrasse fièrement sur la tête.
Miguel Syjuco, Ilustrado (Bourgois, 2011)
16:48 Écrit par Claude Amstutz dans La citation du jour, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : citations; livres | | Imprimer | Facebook |
10/03/2011
Kafka, l'éternel fiancé
Bloc-Notes, 10 mars / Nyon
Il allait seul son chemin, effrayé par le monde. sa maladie lui conférait une sensibilité confinant au miraculeux et un raffinement intellectuel sans compromis, jusqu'aux conséquences les plus terrifiantes. Il était timide, inquiet, doux et bon, mais les livres qu'il écrivait, les plus importants de toute la jeune littérature allemande, sont cruels et douloureux. Il voyait le monde rempli de démons invisibles qui anéantissent l'homme sans défense. Il était trop lucide, trop sage pour pouvoir vivre, trop faible pour combattre, il était de ceux qui depuis toujours se savent impuissants, se soumettent et, ce faisant, couvrent de honte le vainqueur. Ses livres, pleins d'une ironie sèche, décrivent l'horreur de l'incompréhension, de la faute innocente. C'était un artiste qui entendait encore là où les sourds se croyaient en sécurité.
L'extrait de cet hommage bouleversant, paru à la mort de Franz Kafka, est signé Milena Jelenska, la compagne qui a sans doute le mieux appréhendé celui pour qui écrire était sa raison de vivre. et que Jacqueline Raoul-Duval met admirablement en lumière à la fin de son récit Kafka, l'éternel fiancé, présenté sous une perspective originale, celle des femmes qui ont marqué sa trop brève existence.
Réjouissons-nous, car ce livre démontre que l'érudition n'est pas opposée à la légèreté de la plume et que l'intelligence n'empêche pas une lecture agréable. Comme au théâtre, nous voyons revivre auprès de Franz la berlinoise Felice Bauer, représentante de commerce, la jeune fille qu'il n'a vue qu'un soir, une heure à peine, coiffée d'une capeline beige et blanc, avant de lui dédier - outre une centaine de lettres, télégrammes, messages - Le verdict, le seul récit qu'il jugera valable jusqu'à sa mort. L'a-t-il aimée, espérée ou imaginée, du fond de sa solitude, celle dont il dit au premier coup d'oeil qu'elle est sans charme, sans attrait, décidée, pleine d'assurance, robuste?
Julie Wohryzeck ensuite, une secrétaire de Prague, commune mais étonnante, jolie, auprès de laquelle, encore en bonne santé, il goûtera au bonheur, jusqu'à l'arrivée de Milena Jelenska, journaliste et écrivain qui entre tel un ouragan dans sa vie, une lumière dans les ténèbres, alors que la tuberculose le ronge déjà et le prive de couleurs. Enfin Dora Diamant, institutrice polonaise à Berlin, une merveilleuse créature, intelligente, douce, croyante, pieuse, qui l'accompagnera jusqu'à la fin. D'autres personnages féminins occupent une place singulière et mériteraient d'être mentionnés, mais ceux-là, je vous laisse les découvrir!
L'auteur de cette magnifique évocation de Franz Kafka met en perspective ce qui, dans presque tous les cas de figure, a posé problème à ses conquêtes: une oeuvre en devenir où l'homme n'est qu'une ombre pitoyable devant le soleil, un monde absurde où toute entreprise est vouée à l'échec, où les innocents se reconnaissent coupables. (...) Glacées d'effroi, ces amoureuses ne savent plus qui est l'homme qu'elles aiment, elles ne distinguent plus la fiction de la réalité.
En annexe à ce récit qui se lit avec plaisir comme un véritable roman, Jacqueline Raoul-Duval nous dresse un tableau précis, émouvant, pathétique, de la destinée de tous les familiers de l'écrivain après son décès, un certain 3 juin 1924, à l'âge de 40 ans. Et si la vie de Kafka a été marqué par le sceau de nombreuses tragédies, vous vous apercevrez que le malheur a frappé nombre de ses proches aussi, pour des raisons fort diverses...
Un mot, pour finir: Si vous voulez en savoir davantage sur la personnalité de Franz Kafka, lisez Pietro Citati; si vous avez lu ses oeuvres et cherchez à approfondir votre perception, lisez Marthe Robert ou - en allemand et en anglais - Klaus Wagenbach dont l'essentiel n'est plus disponible en langue française. Et n'oubliez pas Alexandre Vialatte, le premier traducteur en langue française de ce désormais incontournable prodige des lettres modernes et qui nous en dresse un portrait souvent inattendu!
Jacqueline Raoul Duval, Kafka l'éternel fiancé (Flammarion, 2011)
Pietro Citati, Kafka (coll. Folio/Gallimard, 1991)
Marthe Robert, Seul comme Franz Kafka (Calmann-Lévy, 1994)
Alexandre Vialatte, Mon Kafka (Belles-Lettres, 2010)
00:02 Écrit par Claude Amstutz dans Alexandre Vialatte, Bloc-Notes, Franz Kafka, Littérature étrangère, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récit; essai; livres | | Imprimer | Facebook |
06/03/2011
Andrés Barba
Bloc-Notes, 6 mars / Les Saules
Andrés Barba - l'auteur de Versions de Teresa, de Et maintenant dansez et de La Ferme Intention, auprès du même éditeur - est âgé de 26 ans à peine, quand il publie La soeur de Katia, un roman tout à fait bouleversant.
Toujours proche des fêlés de la vie, au sens moral autant que physique, il nous raconte, sous le regard d'une adolescente de quatorze ans dont nous ne saurons rien ou presque - pas même son nom - l'histoire de sa famille: un père inconnu, une grand-mère en fin de vie, une mère prostituée, enfin Katia, sa soeur aînée strip-teaseuse dans un club de Madrid et droguée. Le résumé d'un parfait mélodrame, me direz-vous... Or, il n'en est rien, car ainsi que développé dans son plus récent roman Versions de Teresa déjà présenté ici, l'écriture d'Andrés Barba est de celles qui ressemble à une corde tendue à l'extrême, vibrante, simple témoin involontaire de la fragilité de ces existences qui refusent de se briser sur le sol à la manière de funambules qui ont trop vite grandis et osent leurs pirouettes sans filet, juste pour sentir le frémissement de la vie qui les engloutit, les traverse ou les unit. Pas de place pour les apitoiements. Le regard si particulier que l'auteur jette sur ses personnages suggère au contraire une foule de questions gagnant le lecteur par une attention pleine d'empathie aux détails infinis du quotidien.
A l'opposé d'une peinture sociale, ce roman, comme dans un théâtre aux ombres trompeuses, met en lumière un petit monde de gens ordinaires, assoiffés d'amour et en ignorant le prix, baladés au gré de sentiments qui les dépassent, avec ses heurts, ses silences, ses non-dits, ses attentes. Un des passages poignants affecte la soeur de Katia, tombée sous le charme d'un jeune américain, John Turner, qui lui délivre un message porteur de douloureux prémices d'avenir: Dieu t'aime... à elle qui semble n'avoir jamais été aimée, et de ce fiasco, elle sortira grandie, dépourvue de rancune, attendrie, réchauffée: Le printemps était arrivé avec la rapidité inattendue d'une bonne nouvelle qui survient en pleine désolation. Les rues ne tardèrent pas à se remplir de nouveau de touristes aux vêtements gais avec leur appareils photo. C'était agréable de les regarder passer avec leurs chemises d'Italie, leurs chaussures de Hollande, leurs yeux d'Angleterre, si lointains il y a peu et maintenant si proches qu'elle aurait pu les toucher en tendant les bras. Comme leurs parfums étaient incroyables, et leurs sourires, leur façon de s'embrasser en pleine rue, de se dire qu'ils s'aimaient.
Autre temps fort de ce livre, servi par des dialogues percutants, cruels et tendres à la fois: la grand-mère, sujette à des accès de démence, progressivement atteinte de la maladie d'Alzheimer et qui meurt apaisée auprès de sa fille comme ces mouettes d'un endroit d'Angleterre: Elles avaient aussi leurs lois, elles aimaient elles aussi, elles avaient des petits, elles leur cherchaient de la nourriture et, elles aussi, elles mourraient.
Katia quant à elle, révoltée contre la famille en général et sa mère en particulier, traverse la vie avec rage, mais avec drôlerie aussi - telle la description amusante de son numéro de scène avec Mora - ravie de retrouver sa soeur, comme une lueur dans la nuit des moments difficiles: Quand elle se glissa sous les draps, elle sentit la douce chaleur du corps de Katia et se serra contre elle. Le monde reprit forme, statique et simple, quand elle sentit la main de Katia lui caresser le dos. Elle ferma les yeux. Elle aurait aimé crier qu'elle était heureuse.
Même si certains thèmes récurrents plutôt sombres secouent cette délicate leçon d'amour sur fond de solitude - la nudité révélée comme un mensonge à découvert, la religion fabriquant la honte et la culpabilité, le corps voué à une inévitable déchéance au fil du temps - l'approche en demeure chaleureuse et s'ouvre à maintes réconciliations possibles dont la soeur de Katia fait figure de présence consolatrice avec ses mots simples et ses gestes empreints de douceur.
Décidément, Andrés Barba est un auteur qui mérite d'être mieux connu et partagé!
Andrés Barba, La soeur de Katia (Bourgois, 2006)
20:04 Écrit par Claude Amstutz dans Andrés Barba, Bloc-Notes, Littérature espagnole, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | | Imprimer | Facebook |
22/02/2011
Andrés Barba
Bloc-Notes, 22 février / Les Saules
Andrés Barba n'est pas le dernier venu sous nos latitudes francophones, puisque trois de ses livres - deux romans et un recueil de nouvelles -, La soeur de Katia (2001), Et maintenant dansez (2004), La Ferme Intention (2002) ont déjà été publiés aux éditions Christian Bourgois. Pourtant, ce jeune prodige des lettres, né en 1975 à Madrid - certainement l'un des écrivains les plus personnels de sa génération - demeure injustement méconnu.
Certains refrains traversent toute son oeuvre, dont l'incommunicabilité entre les êtres, qui détruit dans sa réalité cruelle les uns et déconstruit le château de cartes imaginaire des autres; la force souterraine des émotions entre vide et plein inspirant davantage de crainte que de libération; la maladie enfin, image incontournable de la déchéance physique et préfiguration de la forme humiliante de la mort rejoignant les deux thèmes précédents à laquelle répond en écho une vision plutôt féroce de la religion catholique. Sur le plan romanesque, un personnage central catalyse tout le désir et l'imaginaire des autres, et dans son dernier roman, Versions de Teresa, c'est particulièrement le cas.
De quoi s'agit-il? Du besoin d'amour, de la fascination du désir et de la mise à nu des sentiments. Parlant très peu, enfermée en quelque sorte dans un monde inaccessible à ses proches - sa mère et sa soeur Veronica - Teresa, une adolescente de 14 ans, est de surcroît une handicapée physique. Dans un camp de vacances, elle fait la connaissance de Manuel, un moniteur trentenaire mal dans sa peau qui semble touché par la grâce de cette jeune fille. Quant à Veronica, qui éprouve pour sa petite soeur une tendresse bien réelle - mais concurrente face à sa mère et Manuel - ne ressent-elle pas le besoin de prendre sa revanche, dans cette relation à trois personnages - incapables de s'aimer eux-mêmes - qui dévie vers une transgression obscure et inacceptable? Pour qui?
Ce récit aux relations complexes n'est en aucun cas un roman sur la pédophilie. Presque lyrique et néanmoins concise, épurée de tout artifice, la langue d'Andrés Barba évite toute complaisance et traduit admirablement la peur de l'interdit, les frontières qui s'amenuisent entre la normalité et la différence, l'insatisfaction intime comme réponse à une obsession assouvie dans ce dernier cercle de la douleur et de la culpabilité de Manuel: Je l'ai utilisée - Teresa - comme une caisse de résonance, où mes propres sentiments étaient amplifiés par les siens. Elle n'était que le vide où résonnaient ces sentiments. Et ça, j'en ai honte.
A cette image se superpose en miroir le jugement impitoyable de Veronica: C'est drôle, nu tu es beaucoup plus moche qu'habillé. (...) La chaleur te fait paraître plus vieux, ou plus fatigué, je ne sais pas. Tes pommettes deviennent toutes rouges. On dirait un enfant vieux. Tes bras sont très longs et tu as les jambes trop poilues. Tu es maigre et petit. Habillé, tu as l'air beaucoup plus fort, plus solide, mais nu et fatigué, il n'y a plus aucune vigueur en toi.
L'amour, un cérémonial de l'exhibition, un concert de mensonges - à soi-même -, ou une leçon de choses apprise pour appréhender le réel? N'inventons-nous pas ceux que nous aimons, quand à nos pulsions ne répond que le silence intérieur - ou le vide - de l'autre? Qui donc est le plus faible et le plus vulnérable, quand le désir s'en mêle: le prédateur ou la victime?
De ces interrogations - et de bien d'autres - ce livre tire sa force convulsive, ténébreuse, désenchantée, tel cet oiseau à l'aile cassée - tout près de la fin du roman - dont le vol n'est plus qu'une agonie circulaire...
Andrés Barba, Versions de Teresa (Bourgois, 2011)
publié dans Le Passe Muraille no 85 - mars 2011
00:12 Écrit par Claude Amstutz dans Andrés Barba, Bloc-Notes, Le Passe Muraille, Littérature espagnole, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; roman; livres | | Imprimer | Facebook |
15/02/2011
Montalbano, je suis
Andrea Camilleri, La piste des sables (Fleuve Noir, 2011)
Revoilà donc, pour la seizième fois, notre sympathique commissaire Salvo Montalbano de Vigàta - bourgade imaginaire de Sicile, flanqué de ses inséparables acolytes, Fazio, Mimi et Catarella. Tout commence par un fait insolite: Près de la plage, en face de sa demeure de Marinella, gît un cheval mort couvert de sang, fracassé avec une barre de fer. Peu après, il est victime de cambrioleurs, une première fois. Puis, une seconde fois, mais lui restituant ce qui avait été volé. A ne rien y comprendre... Pour simplifier les choses, débarque une créature séduisante, Rachel Esterman, une amie d'Ingrid, déjà présente dans plusieurs autres épisodes: un de ses chevaux a disparu... Et notre défenseur de l'ordre, outre une plongée dans le monde pas très reluisant des courses clandestines, sent le démon de la chair raviver ses instincts premiers, ce qui, bien entendu, va obscurcir pour un temps son investigation!
Sans être le meilleur des Montalbano, ce nouveau roman d'Andrea Camilleri ressemble à ces amis fidèles qu'on retrouve toujours avec plaisir, au détour d'une ruelle, quelle que soit l'humeur du moment. Avec le sourire... Si vous n'avez jamais encore lu les enquêtes précédentes, ne manquez pas La forme de l'eau, Le voleur de goûter, La voix du violon, Le tour de la bouée, La patience de l'araignée et L'été ardent: les épisodes les plus réussis, mettant au mieux en lumière les complexités de la réalité sicilienne. Tous ces titres sont disponibles en coll. Pocket.
00:22 Écrit par Claude Amstutz dans Andrea Camilleri, Littérature étrangère, Littérature italienne, Littérature policière | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | | Imprimer | Facebook |