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08/02/2011

Jeanne Benameur

Bloc-Notes, 8 février / Les Saules 

littérature; roman; livres

Des types comme Antoine, il y en a beaucoup - de plus en plus pourrait-on dire - à Montreuil ou ailleurs... Un jour, leur univers vacille, parce que leur usine va fermer, que les propriétaires vont délocaliser le travail. A l'étranger, avec une main d'oeuvre à bas prix. Et il en rage, l'Antoine, comme bon nombre d'ouvriers qui lui ressemblent: Je voulais que tout le monde comprenne. Les bénéfices, ils sont là! Enormes! Leur mise, ils la ramassent et ils la multiplient. Si maintenant, avec la crise, ils en font un peu moins, des bénéfices, et même s'ils en font beaucoup moins, ils s'en sont tellement mis dans les poches qu'ils pourraient peut-être réfléchir à ceux qui leur ont permis tout ça, à la base! C'est nous quand même! C'est notre travail! 

Ce qui différencie pourtant Antoine - le jeune héros du roman de Jeanne Benameur, Les insurrections singulières - des autres, c'est qu'il perd aussi sa femme Karima qui l'abandonne après quatre ans de vie commune. Il n'a plus rien, sinon le souvenir de celle qui lui tenait la tête si près du ciel. Oh, ce ravage, il l'a pressenti sans comprendre, dans ce désamour qui ressemblait aux modèles réduits de son père qui n'avaient jamais pris la mer. Il sent bien que quelque chose cloche entre lui et les autres, entre lui et le monde... Il est affairé, mais pris dans la tenaille de ses rapports entre patrons et employés qui lui sonnent faux ou mieux, lui semblent une imposture à la vraie vie qui se laisse ronger par le rythme et la répétition de ces jours de rien... Mais laquelle pour lui qui a tout perdu? Comment être singuliers dans tout ce pareil qui nous mine? Nous, on était qui? 

Il entrevoit peu à peu les fissures de son existence qui de son amour de l'architecture l'ont mené à l'usine: Mon père a été un ouvrier, un vrai. Moi, j'ai fait l'ouvrier.(...) Le monde que je vis aujourd'hui n'est pas le monde. Le vrai monde est celui que je pressentais quand j'étais petit et il était immense. C'est le monde que j'ai dans les mots quand je roule à moto, quand je caressais le corps de Karima, quand je touche les livres rares, quand mes mains au fond de mes poches rêvent et que j'ai les yeux levés vers le ciel ou vers une fenêtre éclairée. Il est là, le monde. Je le sais. Je l'ai toujours su. Et tout le reste, c'est pour faire comme les autres.

Or l'acier, maintenant, c'est à Monlevade - au Brésil - qu'il sera traité. Heureusement pour Antoine, il y a l'ami Marcel qui tient boutique, vend des livres dont il lit les extraits qu'il a aimés à sa défunte épouse au cimetière, rien que pour elle. Tu vois, moi j'ai des passions, les livres, ça me sauve... je traverse mes temps morts avec des gens qui ont oeuvré pour ça, ceux qui ont écrit... je les aime et je leur suis infiniment reconnaissant du temps passé devant leur table... ils m'aident à traverser. Et qu'eux soient morts ou vivants, ça n'a plus aucune importanceUn brin philosophe, notre Marcel, qui n'aime pas les gens qui ressemblent à un cimetière ambulant, et plein d'humour confie à son jeune ami que les étiquettes élimées, quand on touche à l'essentiel, ça part au lavage!

Et voici qu'un beau jour, avec Marcel, il s'embarque au pays de ce Jean de Monlevade - pionnier de la sidérurgie brésilienne -, et au fond de lui-même aussi, peut-être. Au risque de griller toutes ses économies et de revenir à la case départ, sans le sou, mais que lui importe: il a franchi le pas le plus difficile... Même s'il serait dommage de vous dévoiler toute l'histoire - sa naissance à la lecture puis à l'écriture - sachez qu'il vivra ses rêves, sans craindre de buter contre ces mots qui ne franchissaient jamais ses lèvres - un truc de mecs! -  et demeuraient comme un caillou au creux de sa poitrine. Il se sentira léger, silencieux, bien vivant, enfin. Il connaîtra aussi l'amour, éprouvant auprès de Thaïs - c'est son nom - le même sentiment que lorsqu'il tenait entre ses mains les livres rares de Marcel, quelque chose de joyeux et de solide en même tempsAvec elle, ses mots à lui vivront enfin dans un éblouissement simple et naturel.

Il prolongera le carnet de son père qui consignait ses notes et ses désirs: J'écris pour tous ceux que j'aime et ceux que je ne connais pas. J'écris pour ceux que je croise dans la rue et qui ne savent pas que sur leurs visages je vois quelque chose de la vie qui passe.

Un hymne à la liberté que ce merveilleux livre dont tous les personnages de Jeanne Benameur respirent l'authenticité, gens de peu dont les pas nous accompagnent pour longtemps - dans un style vif et concis parfois proche de la poésie - avec la voix off de Marcel qui nous répète qu'on n'a pas l'éternité devant nous. Juste la vie...

Jeanne Benameur, Les insurrections singulières (Actes Sud, 2011)

23:55 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

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