18/01/2011
Fabio Geda 1a
Bloc-Notes, 18 janvier / Les Saules
Enaiatollah Akbari, âgé de dix ans à peine, est né dans la province de Ghazni, au sud-est de l'Afghanistan. Il est hazara, une ethnie méprisée et souvent réduite à l'esclavage tant par les talibans que les patchounes. Son père est mort. Les patchounes l'avaient contraint - pas seulement lui, mais aussi beaucoup d'autres hazaras de notre région - à faire des allers-retours en Iran avec un camion pour y chercher les marchandises qu'ils vendaient dans leurs magasins. (...) Pour forcer mon père à travailler, ils lui ont dit: Si tu ne vas pas en Iran chercher ces marchandises pour nous, on tue ta famille. Si tu t'enfuis avec la marchandise, on tue ta famille. S'il manque de la marchandise ou qu'elle est abîmée, on tue ta famille. (...) J'avais six ans - peut-être - quand mon père est mort. Il semble que dans les montagnes, un groupe de bandits ait attaqué son camion et l'ait tué. Quand les patchounes ont appris que le chargement de mon père avait été volé, ils sont venu voir ma famille pour dire qu'il leur avait causé du tort, que leur marchandise était perdue et que nous devions le rembourser.
Sa famille - comme bien d'autres - connaît l'oppression, la sueur et les larmes, mais surtout la peur face à la violence et aux menaces qui les entourent. Un jour - la plus terrible des preuves d'amour - sa mère, fuyant leur maison de Nava, l'abandonne à Quetta, un village pakistanais non loin de la frontière afghane, avec trois commandements pour tout bagage: Ne pas prendre de drogues, ne pas utiliser d'armes, ne pas voler.
Commence alors pour Enaiatollah Akbari un périple de cinq ans, le conduisant du Pakistan à l'Italie, en passant par l'Iran, la Turquie, la Grèce. Un voyage long, dangereux, à haut risque. Il apprend à se débrouiller pour survivre et même s'il côtoie l'horreur ou la misère, son regard toujours tourné vers l'avenir reste sensible à la beauté des sentiments - qui lui sera marquée à certaines heures en raison de sa bonne éducation, de sa politesse, de son habileté - traduite par un sourire de gratitude qui ne le quitte jamais.
Ce livre est le récit de son incroyable aventure, transcrite par Fabio Geda avec un souci de coller au plus près de sa vérité, non sans nous partager une oeuvre littéraire à part entière. Si son odyssée racontée avec naturel et simplicité nous touche tant, c'est qu'elle transpire de l'empathie de son auteur, lui-même éducateur depuis une dizaine d'années auprès de mineurs immigrés à Turin et qui ne nourrit d'autre souci que de décliner une histoire dont il ne se veut que le témoin.
Mais au-delà de ces fragments de vie que nous expose Enaiatollah Akbari, ce livre nous sensibilise aux réalités de l'immigration - le trafic des êtres humains, les coups qui pèsent sur les clandestins, la fuite par nécessité - dont Dans la mer il y a des crocodiles montre avec une douce ironie qu'elle n'est ni noire, ni blanche.
Comme Le rapport de Brodeck de Philippe Claudel - sur une toute autre thématique - ce livre devrait faire l'objet d'une lecture partagée en classes, afin de faire reculer, peut-être, auprès des générations futures, un peu de cette cécité ou de cette indifférence qui gangrène jusqu'à notre vision stéréotypée - pleine de préjugés - d'un monde silencieux qui tremble et s'agite, tout près de nous.
Aujourd'hui, notre jeune rescapé a 22 ans, un permis de séjour depuis 2007, étudie, profite enfin d'une vie bien à lui, a des amis et parle l'italien comme un turinois! Dans le dernier chapitre du livre - l'un des plus émouvants que je vous laisse découvrir - vous verrez qu'il renoue avec les siens. Il rêve de repartir en Afghanistan pour s'y rendre utile ou devenir - en Italie - le porte-parole de sa communauté, nous dit Fabio Geda. Une belle leçon de vie qui n'occulte malheureusement pas l'aventure d'autres enfants semblables à lui qui ont fait le voyage avec la même détermination, mais qui n'ont survécu à l'enfer. Ce livre est aussi la trace de leur histoire, transparente, invisible, engloutie dans le ventre des baleines ou des crocodiles...
Fabio Geda, Dans la mer il y a des crocodiles - l'histoire vraie d'Enaiatollah Akbari (Liana Levi, 2011)
00:03 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Documents et témoignages, Le monde comme il va, Littérature étrangère, Littérature italienne | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; document; actualité | | Imprimer | Facebook |