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21/01/2014

Carlos Liscano

9782264052575.jpgCarlos Liscano, L'écrivain et l'autre (coll. 10-18/UGE, 2011)

Avec cet essai, Carlos Liscano, en proie à la paralysie de la plume, à l’impossibilité de donner corps à un nouveau roman, s’interroge sur le métier d’écrivain, son lien à la littérature, de même que son rapport à la liberté, à la vie réelle, à la solitude, à la création.

De l’écriture, il nous dit qu'elle est : Une petite goutte à peine tombée du compte-gouttes. La faire couler, la pousser avec la pointe de la plume. Trouver une forme qui rappelle quelque chose, un visage, une situation. Puis la perdre parce qu’une autre ligne la traverse. Et repartir à la recherche, essayer à nouveau de trouver dans le noir sur le blanc autre chose que le hasard ou l’ennui.

Plus loin, sur le métier, il ajoute: Nous, les petits écrivains, nous savons que nous avons les mêmes inquiétudes et les mêmes souffrances que les grands. Cela ne fera pas de nous des grands, jamais. Mais nous ne pouvons que le reconnaître et continuer.

Même chez nous autres, qui nous essayons - maladroitement la plupart du temps - à la correspondance, aux papiers d’opinion ou aux passions partagées, le miroir qui nous est tendu prête à réfléchir: Ecrire sur l’écrivain et sur la littérature, est-ce de la littérature? Ce n’est peut-être qu’un prétexte, raconter pour se raconter. Parce que c’est aussi de cette façon qu’on peut prétendre à devenir un autre, qu’on peut prétendre à dire: Je suis là, j’essaie de raconter la seule chose qui ait vraiment du sens, à savoir le combat contre la mort, le désir ardent de tout voir avant de disparaître, de laisser un témoignage de ce que j’ai vu.

L’écrivain et l’autre respire d’une sincérité, d’une recherche, d’une lucidité dont bien des auteurs actuels – francophones, surtout! – enfermés dans un système d’écriture ou une construction littéraire privée de sens, pourraient s'inspirer, eux qui n’ont bien souvent plus rien à nous dire. Ce qu’on pourrait désigner comme le mensonge en littérature, à soi-même pour commencer, envers le lecteur ensuite...

07:30 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature sud-américaine | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: essai; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

18/09/2011

Guido Ceronetti 1/2

Bloc-Notes, 18 septembre / Les Saules

littérature: essai; livres

Guido Ceronetti est un écrivain tout à fait inclassable. A la fois poète, philosophe, singulier observateur du monde qui l'entoure, laissant surgir - quand il se peut - les flammes de la passion qui l'interrogent à travers les siècles, il signe, avec La patience du brûlé, une variation sur les thèmes abordés dans Albergo Italia et Le voyage en Italie, introduisant cependant des éléments nouveaux recueillis au fil de ses vagabondages: fragments de journal, carnets, graffitis, citations, tout un ensemble de perceptions qui élargissent davantage encore son ouverture au monde. Celui des idées, des arts, des hommes avec des instantanés que jamais ne traverse l'indifférence. Avec quelle hâte on fait les livres, à présent! Leur première idée est déjà mise en page, la première édition est déjà la seconde, avant même qu'ils ne soient reliés, les principaux journaux en reçoivent par fax les pages les plus caressantes. Je jette un cri dans ce naufrage car je tiens à me distinguer, en me noyant.  

Une lecture superficielle tendrait à réduire Guido Ceronetti à un pessimiste grognon. Un peu facile car, de même que dans la plupart de ses autres oeuvres traduites en français - outre celles déjà citées: Le silence du corps, Ce n'est pas l'homme qui boit le thé mais le thé qui boit l'homme, Une poignée d'apparences, Le lorgnon mélancolique - on devrait plutôt parler d'un inquiet cherchant des traces d'amour dans l'art comme dans la vie, là où généralement, renouant avec un passé pas nécessairement lpintain, il n'y en a guère encore.

Ses impressions sur les villes d'Italie - Florence, Rome, Milan ou Bari - sont toujours aussi sévères: Ce n'est pas le smog qui perd les villes, qui les ronge, mais la haine. Généreux en revanche, il l'est pour Trévise et Urbino par exemple, dont il nous partage une vision bienheureuse: Ce que l'on voit du bourg par cette fenêtre équilibrée, arbres, briques anciennes bien disposées, tuiles rouges. Rien de sinistre, d'agressif, de brutalement matériel. (...) Les collines sortent du brouillard, plus belles encore vues à travers la grille. Paysage de peintres du XVIe, pour un instant, en fermant les yeux.

Au fil de ses carnets de voyage, toute sa passion souterraine émerge quand il évoque Eugenio Montale, Martin Heidegger, Egon Schiele. Deux portraits restent gravés dans ma mémoire: celui de Bernadette Soubirous et celui de Louis-Ferdinand Céline. Sur la première, il note: Chez Bernadette, il y a la sainteté profonde, la candeur absolue, une très haute qualité contemplative; elle fut un moyen de transmission authentique du divin, de sa vision jusqu'aux dernières gouttes de sa souffrance. A propos du second, j'apprécie l'angle de vue inhabituel: Céline a été le plus grand écrivain de notre époque, bien que les ténèbres aient été sur le point, entre 1937 et 1944, de l'engloutir et de le salir misérablement. L'attaque fut virulente, mais je vois, je reconnais dans son visage les années de Meudon la fatigue terrifiante d'un homme qui a traversé toutes les ténèbres en traînant derrière lui, dans une implorante boîte en fer-blanc, un peu de lumière sauvée, quelques éclats de pure compassion humaine. Sa faute sera, au Jugement, beaucoup plus légère que ce tabernacle roulant dans la nuit qu'il a endurée, et pour peu qu'il soit possible, vaincue.

Son état de révolte demeure terriblement présent face à la catastrophe de Tchernobyl ou l'impitoyable dégradation des vestiges de la mémoire: Je crie salauds, je m'en contrefous de votre Italie grande puissance industrielle qui plante des arbres de morts à travers le monde, une puissance imaginaire et vile, inventée par les délires des esclavagistes de la nécroéconomie! Ce que je ne peux pas supporter, c'est qu'à la place de cette péninsule qui dans la Méditerranée élevait des sanctuaires grecs étrusques chrétiens et gnostiques en les couvrant de mousses réparatrices, au bout d'un demi-siècle de paix aux frontières ne soit couché qu'un bourbier infect, de déshonneur et de crime.

Mais au coeur du scepticisme de Guido Ceronetti face à la modernité, quelques perles rares fondues au centre de l'homme, éclairent la route de sa clairvoyante émotion: Une silhouette de femme à San Marino dont la clarté persiste une fois la lumière éteinte, un aveugle qui pose son regard sur la condition humaine comme sur une mer immense et infiniment triste, un souvenir d'Arletty, un écrin de lumière... La paix retrouvée enfin, dans les églises qui, même vides, protègent des laideurs extérieures.

Pour en finir avec La patience du brûlé, je citerai l'épigraphe consolatrice que son auteur choisit pour entreprendre ses voyages et qui guide désormais mes propres pas: Emu par l'amour du pays natal, je rassemblai les feuilles éparses... (Dante, La Divine Comédie - L'enfer)  

Inutile d'ajouter qu'immergé dans l'oeuvre toute entière de Guido Ceronetti qui me colle à la peau, il m'a fallu ajouter - avec joie - son nom à celui de mes écrivains préférés, dans Le questionnaire Marcel Proust. Y figure aussi, aujourd'hui, au rang des poètes, Giacomo Leopardi, que Guido Ceronetti m'a donné envie de relire avec davantage de ferveur et d'attention...    

Guido Ceronetti, La patience du brûlé / Carnets de voyage 1983-1987 (Albin Michel, 1995)

20/02/2011

Frédéric Mairy

littérature: essai; livresFrédéric Mairy, Bref éloge de la fin (D'Autre Part, 2011)

Frédéric Mairy déroule pour nous un tapis rouge, celui des fins dernières. Pas seulement le signe annonciateur de la mort définitive, mais aussi cette boucle qui clôt une journée, concrétise la conclusion d'un spectacle ou marque l'achèvement d'une réflexion. Avec tristesse? Pas du tout, et la citation de Charles-Ferdinand Ramuz s'adressant à sa fille, mentionnée par l'auteur dans sa préface - et qui mériterait d'être apprise par coeur dans les écoles - en dit assez long sur sa perception sensible des choses: C'est à cause que tout doit finir que tout est si beau. C'est à cause que tout doit avoir une fin que tout commence. C'est à cause que tout commence que tu as connu le grand émerveillement. Tâche seulement d'être toujours émerveillée.

Dans cette promenade à travers le temps et l'espace distillée non sans humour, nous côtoyons ces écrivains qui sont en quelque sorte le fil rouge de ses observations, rêveries ou méditations: Nicolas Bouvier, Luigi Pirandello, Anton Tchekhov, Paul Claudel - pour n'en citer que quelques-uns - auxquels, pour illustrer les travers de la tragicomédie moderne, il convient d'ajouter Pierre Desproges et Woody Allen. Des mots simples dont on éprouve la proximité pour dire un monde qui souffre sous un manteau de fleurs.

Né en 1973 dans le Val-de-Travers, Frédéric Mairy partage son temps entre le théâtre, l'écriture et la lecture d'auteurs auxquels ce livre rend un bel et subtil hommage. 

00:13 Écrit par Claude Amstutz dans Charles Ferdinand Ramuz, Littérature francophone, Littérature suisse | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: essai; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

28/10/2010

Propos sur le bonheur

Bloc-Notes, 28 octobre / Les Saules

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Le bonheur, c'est un peu comme la communication en entreprise: plus on en parle et plus on s'en éloigne! Au point que ces deux thèmes très représentatifs de notre société - de ses interrogations, de ses doutes, de ses appréhensions - sont devenus l'objet de toutes les convoitises: on voudrait pouvoir acheter les réponses à ce désarroi des temps modernes - qui passe souvent par les livres - comme on irait chez le boulanger pour résoudre le problème de la faim ou dans les salons pour venir à bout de celui de la solitude. Une quête de satisfaction, en somme, plutôt qu'une volonté de bonheur...

Pourtant, l'homme - vous, moi, tous les autres - change si peu au fil des siècles. Il suffit de relire la Bible, Platon, les Stoïciens, Pascal et tous les anciens pour s'en convaincre. Plus près de nous, prenez Alain - de son vrai nom Emile-Auguste Chartier - philosophe et professeur, contemporain de Paul Valéry: entre 1925 et 1928, il publie ses Propos sur le bonheur. Pas de recettes universelles, de méthodes prétendues infaillibles, de vérités opposées au mensonge comme on tend à le démontrer si souvent de nos jours. Par des approches variées, sur le mode d'une conversation entre amis, il ouvre des voies, réduit notre cécité, prodigue çà et là quelques conseils non dépourvus d'humour, sans démagogie ni suffisance. Il s'adresse à l'homme qui ne sait pas: celui qui hésite, celui qui cherche, laissant à d'autres, heureusement, le mirage des certitudes en toutes choses.

Chacun peut y trouver matière à sa réflexion personnelle: qu'il s'agisse de la mélancolie - on prend son chagrin comme un mal de ventre -, de la volonté - ne regardez pas au-delà de vos mains -, de la passion - cette activité physique qui nous échappe -, des voyages - ne pas s'endormir dans la coutume -, de la destinée - cette puissance intérieure qui finit par trouver passage -, de l'avenir - jeter du lest et se laisser porter au vent -, de la mort - l'imaginaire toujours est notre ennemi -, thèmes choisis parmi une centaine de chapitres courts consacrés à bien d'autres domaines encore et qui, ensemble comme dans un kaléidoscope aux couleurs inestimables saisies dans un rais de lumière, donnent un sens à la vie. 

Le point commun de ces Propos sur le bonheur? L'action, toujours, exprimée par la bienveillance, le sourire ou la générosité: Dans cet art d'être heureux, auquel je pense, je mettrais d'utiles conseils sur l'usage du mauvais temps. Au moment où j'écris, la pluie tombe; les tuiles sonnent; mille petites rigoles bavardent; l'air est lavé et comme filtré; les nuées ressemblent à des haillons magnifiques. Il faut apprendre à saisir ces beautés-là. Mais, dit l'un, la pluie gâte les moissons. Et l'autre: la boue salit tout. Et un troisième: il est si bon de s'asseoir dans l'herbe. C'est entendu; on le sait; vos plaintes n'y retranchent rien, et je reçois une pluie de plaintes qui me poursuit dans la maison. Eh bien, c'est surtout en temps de pluie, que l'on veut des visages gais. Donc, bonne figure à mauvais temps.

Le bonheur serait-il, finalement, plus simple que nous le pensons, semblable à un feu qui n'attend qu'un allumette - la nôtre et non celle des autres - pour s'épanouir dans la cheminée et réchauffer toute la maison? Alain nous montre le chemin: Ne laisse pas ton bois pourrir dans ta cave...  

Alain, Propos sur le bonheur (coll. Folio Essais/Gallimard, 2000)

00:07 Écrit par Claude Amstutz dans Alain, Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature: essai; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

03/10/2010

Laurent Terzieff 1a

Bloc-Notes, 3 octobre 2010 / Les Saules

Laurent Terzieff.jpg

Laurent Terzieff nous a quitté le 2 juillet dernier, à l'âge de 75 ans. Cet être d'exception, révélé au cinéma par Les tricheurs et Tu ne tueras point de Marcel Carné, doit sa célébrité à une vie toute entière vouée au théâtre dont il aimait à dire: L'une des raisons qui me font aimer le théâtre, c'est que, contrairement au cinéma, il ne laisse pas de traces. (...) C'est l'art de l'instant présent, intensément vécu. Et j'aime qu'il ne reste rien de mon travail. Retour au texte pur." 

Exigeant, d'une insolente liberté face aux modes et aux courants de son époque, il a crée à la scène ou interprété Sophocle, Pierre Corbeille, Henrik Ibsen, Mikhaïl Boulgakov, Luigi Pirandello, Paul Claudel, Arthur Adamov, Slawomir Mrozek, Eugène O'Neill, John Arden, Edward Albee, James Saunders, Murray Schisgal parmi tant d'autres. Sur la mise en scène - à l'école de Roger Blin - il nous a laissé une très belle réflexion: Je voulais sentir le goût de l'époque et en exprimer la saveur. Participer à cette mutation constante de la vie. Me mettre à l'écoute du monde. En devenir la caisse à résonance. 

Toutes ces approches sensibles au service du texte, vous pouvez les retrouver dans le livre Seul avec tous qui s'ouvre avec un émouvant témoignage de Fabrice Luchini et de Marie-Noëlle Tranchant, suivi d'un florilège consacré aux thèmes majeurs de sa quête existentielle. Il y évoque sa jeunesse, son parcours politique, les événements qui ont secoué sa vie - la tragédie algérienne qui l'a transpercé au plus intime, les pages bouleversantes consacrées à sa compagne Pascale de Boysson - assumant ses contradictions avec un rare souci d'honnêteté, sans renier quoi que ce soit de son parcours, comme si chacun de ces repères biographique avait laissé s'épanouir une ride supplémentaire intégrée à sa personnalité, exigeante et douce, dont nous conservons le souvenir.

A Marie-Noëlle Tranchant reviennent les derniers mots de ce discret hommage. Je reprends dans votre dernier récital poétique, Florilège, ces vers d'Aragon qui mènent si bien vers vous: Il est plus facile de mourir que d'aimer. C'est pourquoi je me donne le mal de vivre, mon amour.

Sur Dailymotion, vous pouvez retrouver un moment exceptionnel de télévision, sur le plateau d'Apostrophes de Bernard Pivot, où Laurent Terzieff récite un poème inoubliable de Rainer Maria Rilke: Pour écrire un seul vers ...

http://www.dailymotion.com/video/xnet0_pivot-terzieff-recite-rilke_news

Laurent Terzieff, Seul avec tous (Presses de la Renaissance, 2010)

09:45 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone, Rainer-Maria Rilke, Théâtre | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature: essai; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

10/08/2010

Relire Paul Valéry - 1/3

Bloc-Notes, 10 août / Les Saules

histo22.jpg

On devrait relire Paul Valéry. Surtout nos hommes politiques, pas forcément à droite, ni tout à fait de gauche... L'ironie à première vue n'est pas de mise car, pour rien au monde, nous autres - vous et moi par exemple - voudrions être à leur place, aujourd'hui. Ni hier d'ailleurs, pas plus que demain dont nous ne savons rien ou presque, nous qui ne sommes ni tout à fait de droite, pas forcément à gauche... Il nous arrive de les écouter, parfois de les plaindre, sans toujours comprendre ce qu'ils promettent ou ce qu'ils disent, ce qu'ils nous cachent ou ce qu'ils inventent, ce qu'ils nous enseignent ou ce qu'ils méprisent.

Paul Valéry n'est pas tendre avec eux: La politique fut d'abord l'art d'empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde. A une époque suivante, on y adjoignit l'art de contraindre les gens à décider sur ce qu'ils n'entendent pas. (...) En politique, ce qui est vital est masqué par ce qui est de simple bien-être. Ce qui est d'avenir par l'immédiat. Ce qui est très nécessaire par ce qui est très sensible. Ce qui est profond et lent par ce qui est excitant.

Autour de trois notions capitales - la liberté, l'égalité et la souveraineté - l'auteur de Regards sur le monde actuel, avec une lucidité et un ton mordant devenus si rares aujourd'hui, se charge de régler leur compte à bien des illusions auxquelles, tant de fois nous avons souscrit avec assurance, nous qui espérions un monde meilleur pour tous, pas forcément à droite, ni tout à fait de gauche...

Tenez par exemple, ce qu'il dit de la liberté: C'est un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens; qui enchantent plus qu'ils ne parlent; qui demandent plus qu'ils ne répondent; de ces mots qui ont fait tous les métiers, et desquels la mémoire est barbouillée de théologie, de métaphysique, de morale et de politique; mots très bons pour la controverse, la dialectique, l'éloquence; aussi propres aux analyses illusoires et aux subtilités infinies qu'aux fins de phrase qui déchaînent le tonnerre. Il ajoute, un peu plus loin: L'intention sincère de laisser aux individus le plus de liberté possible, et de leur offrir à chacun quelque part du pouvoir, conduit à leur imposer, en quelque manière, ces avantages, dont il arrive, parfois, qu'ils ne veulent guère; et parfois qu'ils pâtissent indirectement. On a vu des peuples se plaindre d'avoir été libérés.

Voilà qui prête à réflexion - même pour nous autres peu éclairés en matière de politique - et assombrit quelque peu le paysage tutoyant l'horizon sur la courbe de cette étoile filante - le progrès - dont Paul Valéry écrit en 1937: L'esprit a transformé le monde et le monde le lui rend bien. Il a mené l'homme où il ne savait point aller. Il nous a donné le goût et les moyens de vivre, il nous a conféré un pouvoir d'action qui dépasse énormément les forces d'adaptation, et même la capacité de compréhension des individus; il nous a inspiré des désirs et obtenu des résultats qui excèdent de beaucoup ce qui est utile à la vie. Par là, nous nous sommes de plus en plus éloignés des conditions primitives de toute vie, entraînés que nous sommes, avec une rapidité qui s'accélère jusqu'à devenir inquiétante, dans un état de choses dont la complexité, l'instabilité, le désordre caractéristique nous égarent, nous interdisent la moindre prévision, nous ôtent toute possibilité de raisonner sur l'avenir, de préciser les enseignements qu'on avait jadis coutume de demander au passé, et absorbent dans leur emportement et leur fluctuation, tout effort de fixation et de construction, qu'elle soit intellectuelle ou sociale, comme un sable mouvant absorbe les forces de l'animal qui s'aventure sur lui.

Un texte prophétique à méditer par toutes celles et ceux qui ambitionnent de faire carrière en politique, ne serait-ce que pour réduire cette part prépondérante de mensonge qui agite les Etats et éblouit les Nations.

Permettez-moi de conclure d'un sourire, conscient de ma connaissance fragmentée du monde, de l'histoire, de l'économie, des cultures, des comportements: Je regarde le ciel, quand la nuit tombe. Elle est terriblement obscure, mais, Dieu merci, elle au moins, n'appartient à personne, ni à mes amis de gauche, ni à mes amis de droite...

Paul Valéry, Regards sur le monde actuel et autres essais (coll. Folio/Gallimard, 1988)

00:20 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone, Paul Valéry | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: essai; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |