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27/06/2012

Le poème de la semaine

Jules Supervielle

(Lettre à l'étoile)
 
Tu es de celles qui savent
Lire par dessus l'épaule
Je n'ai même pas besoin
Pour toi, de chercher mes mots,
Depuis longtemps ils attendent,
A l'ombre de mon silence
Derrière les lèvres closes
Et les distances moroses
A force d'être si grandes.
Mais, vois, rien ne les dénonce,
Nous ne sommes séparés
Par fleuves ni par montagnes,
Ni par un bout de campagne,
Ni par un seul grain de blé.
 
Rien n'arrète mon regard
Qui te trouve dans ton gîte
Plus vite que la lumière
Ne descend du haut du ciel
Et tu peux me reconnaitre
A la luisante pensée
Qui parmi tant d'autres hommes
Elève à toi toute droite
Sa perpicace fumée.
 
Mais c'est le jour que je t'aime
Quand tu doutes de ta vie
Et que tu te réfugies
Aux profondeurs de moi-même
Comme dans une autre nuit
Moins froide, moins inhumaine.
 
Ah sans doute me trompé-je
Et vois-je mal ce qui est.
Tu n'auras jamais douté,
Toi si fixe et résistante
Et brillante de durée,
Sans nul besoin de refuge
Lorsque le voile du jour
A mon regard t'a célée,
Toi, si hautaine et distraite,
Dès que le jour est tombé
Et moi qui viens et qui vais
D'une allure passagère
Sur des jambes inquiètes,
Tous les deux faits d'une étoffe
Cruelllement différente
Qui me fait baisser la tête
Et m'enferme dans ma chambre.
 
Mais tu as tort de sourire
Car je n'en ai nulle envie,
Tu devrais pourtant comprendre
Puisque tu es mon amie.
 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle

Morceaux choisis - Georges Feydeau

Georges Feydeau

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Ventroux: Tu allumes dans ton cabinet de toilette... et tu ne fermes même pas les rideaux! 

Clarisse: Oh! quand?

Ventroux: Mais... hier!

Clarisse: Ah! bien, oui, hier.

Ventroux: Parce que tu ne vois plus au dehors, tu es comme l'autruche: tu t'imagines qu'on ne te voit pas du dehors.

Clarisse: Oh! qui veux-tu qui regarde?

Ventroux: Qui? Mais Clémenceau, ma chère amie!... Clémenceau, qui demeure en face!... et qui est tout le temps à sa fenêtre!

Clarisse: Bah! il en a vu bien d'autres, Clémenceau!

Ventroux: C'est possible!... C'est possible, qu'il en ait vu d'autres, mais j'aime autant qu'il ne voie pas celle-là. Ah! ben, je serais propre!

Clarisse: En quoi?

Ventroux: En quoi? Mais tu n'y songes pas! Tu ne connais pas Clémenceau! c'est notre premier comique, à nous. Il a un esprit gavroche! Il est terrible! Qu'il fasse un mot sur moi, qu'il me colle un sobriquet, il peut me couler!

Clarisse: T'as pas ça à craindre, il est de ton parti.

Ventroux: Mais, justement! c'est toujours dans son parti qu'on trouve ses ennemis! Clémenceau serait de la droite, parbleu! je m'en ficherais!... et lui aussi!... mais, du même bord, on est rivaux! Clémenceau se dit qu'il peut redevenir ministre!... que je peux le devenir aussi!...

Clarisse: Toi?

Ventroux: Quoi? Tu le sais bien! Tu sais bien que, dans une des dernières combinaisons, à la suite de mon discours sur la question agricole, on est venu tout de suite m'offrir... le portefeuille... de la Marine.

Clarisse: Oui, oh!...

Ventroux: Ministre de la Marine! tout de même, hein? tu me vois?

Clarisse: Pas du tout!

Ventroux: Naturellement!

Clarisse: Ministre de la Marine! tu ne sais même pas nager!

Ventroux: Qu'est-ce que ça prouve, ça? Est-ce qu'on a besoin de savoir nager pour administrer les affaires de l'Etat?

Clarisse: Pauvres affaires!

Georges Feydeau, Mais n'te promène donc pas toute nue (Mille et une nuits, 2001)

image: theatre-laluna.fr

00:24 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; théâtre; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

25/06/2012

Morceaux choisis - François-René de Chateaubriand

François-René de Chateaubriand

Mont_Blanc FB.jpg

Il en est des monuments de la nature comme de ceux de l'art; pour jouir de leur beauté, il faut être au véritable point de perspective; sans cela les formes, les couleurs, les proportions, tout disparaît. Dans l'intérieur des montagnes, comme on touche à l'objet même et que le champ de l'optique est trop resserré, les dimensions perdent nécessairement leur grandeur: chose si vraie, que l'on est continuellement trompé sur les hauteurs et sur les distances. J'en appelle aux voyageurs: le Mont-Blanc leur a-t-il paru fort élevé du fond de la vallée de Chamouni? Souvent un lac immense dans les Alpes a l'air d'un petit étang; vous croyez arriver en quelques pas au haut d'une pente que vous êtes trois heures à gravir; une journée entière vous suffit à peine pour sortir de cette gorge à l'extrémité de laquelle il vous semblait que vous touchiez de la main. Ainsi cette grandeur des montagnes dont on fait tant de bruit, n'est réelle que par la fatigue qu'elle vous donne. Quant au paysage, il n'est guère plus grand à l'oeil qu'un paysage ordinaire.

Mais ces monts qui perdent leur grandeur apparente, quand ils sont trop rapprochés du spectateur, sont toutefois si gigantesques qu'ils écrasent ce qui pourrait leur servir d'ornement. Ainsi, par des lois contraires, tout se rapetisse à la fois dans le défilé des Alpes, et l'ensemble et les détails. Si la nature avait fait les arbres cent fois plus grands sur les montagnes que dans les plaines; si les fleuves et les cascades y versaient des eaux cent fois plus abondantes, ces grands bois, ces grandes eaux, pourraient produire des effets pleins de majesté sur les flancs élargis de la terre; mais il n'en est pas de la sorte: le cadre du tableau s'accroît démesurément, et les rivières, les forêts, les villages, les troupeaux gardent les proportions ordinaires. Alors il n'y a plus de rapport entre le tout et la partie, entre le théâtre et la décoration. Le plan des montagnes étant vertical devient en outre une échelle toujours dressée, où l'oeil rapporte et compare malgré vous les objets qu'il embrasse, et ces objets viennent accuser tour à tour leur petitesse sur cette énorme mesure. Les pins les plus altiers, par exemple, se distinguent à peine dans l'escarpement des vallons, où ils paraissent collés comme des flocons de suie. La trace des eaux pluviales est marquée dans ces bois grêles et noirs, par de petites rayures jaunes et parallèles, et les torrents les plus larges, les cataractes les plus élevées ressemblent à de maigres filets d'eau, ou à des vapeurs bleuâtres. 

Ceux qui ont aperçu des diamants, des topazes, des émeraudes dans les glaciers sont plus heureux que moi; mon imagination n'a jamais pu découvrir ces trésors. Les neiges du bas du Glacier des Bois, mêlées à la poussière du granit, m'ont paru semblables à de la cendre; on pourrait prendre la Mer de Glace, dans plusieurs endroits, pour des carrières de chaux et de plâtre; ses crevasses seules offrent quelques teintes du prisme, et quand les couches de glace sont appuyées sur le roc, elles ressemblent à de gros verre de boutelle.

Ces draperies blanches des Alpes ont d'ailleurs un grand inconvénient; elles noircissent tout ce qui les environne, et jusqu'au ciel dont elles rembrunissent l'azur. Et ne croyez pas que l'on soit dédommagé de cet effet désagréable par les beaux accidents de la lumière sur les neiges. La couleur dont se peignent les montagnes lointaines, est nulle pour le spectateur placé à leurs pieds. La pompe dont le soleil couchant couvre la cime des Alpes de la Savoie, n'a lieuque pour l'habitant de Lausanne. Quant au voyageur de la vallée de Chamouni, c'est en vain qu'il attend ce brillant spectacle. Il voit comme du fond d'un entonnoir au-dessus de sa tête, une petite portion d'un ciel bleu et dur sans couchant et sans aurore; triste séjour où le soleil jette à peine un regard à midi, par-dessus une barrière glacée.

François-René de Chateaubriand, Voyage au Mont-Blanc et réflexions sur les paysages de montagnes (Séquences, 1994)

image: Massif du Mont-Blanc (blog.bikersequipement.com)

16:18 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; voyages; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

Le goût de la lecture

9782715229426.gifLe goût de la lecture - présenté par Michèle Gazier (Coll. Le petit Mercure / Mercure de France, 2010)

La particularité du Petit Mercure consiste à présenter dans chacun de ses ouvrages - plus petits en taille et prix qu'un livre de poche - un sujet vu par les écrivains venus de tous les horizons et de tous les temps. Une trentaine de noms par volumes vient ainsi éclairer votre perception des voyages (Lisbonne, Naples, Istanbul, Montréal ou Vienne) et autres thèmes intéressants (les chats, le désert, la danse, les parfums, le café ou le tabac) qui agrémentent cette promenade littéraire. Dans le présent titre, Le goût de la lecture, vos pas épouseront ceux de Jean-Jacques Rousseau, Marcel Proust, Valéry Larbaud, John Ruskin mais aussi, plus près de nous, Henry Miller, Alberto Manguel, Pascal Quignard, Daniel Pennac. Pour ma part, je retiens l'extrait consacré à Michel de Montaigne: Je ne cherche dans les livres que le moyen de me donner du plaisir pur une honnête distraction, ou, si j'étudie, je n'y cherche que la science qui traite de la connaissance de moi-même - et une science qui m'apprenne à bien mourir et à bien vivre: Tel est le but vers lequel mon cheval doit courir en sueur...

A vous de choisir un autre texte emblématique de cette anthologie aux multiples clartés!

07:44 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature francophone, Marcel Proust, Pascal Quignard | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; anthologie | |  Imprimer |  Facebook | | |

24/06/2012

Morceaux choisis - Paul Fort

Paul Fort

Femme pressée FB.jpg

Le silence orageux ronronne.
Il ne passera donc personne?
Les pavés comptent les géraniums.
Les géraniums comptent les pavés.
Rêve, jeune fille, à ta croisée.
 
Les petits pois sont écossés.
Ils bombent ton blanc tablier
que tes doigts roses vont lier.
 
Jeune fille,
ou c'est donc ma vue?
Tes petits pois tombent dans la rue.
Sombre je passe.
Derrière moi les pavés
comptent les petits pois.
Le silence orageux ronronne.
Il ne passera donc personne?
 

Paul Fort, Ballades du beau hasard - Poèmes inédits et autres poèmes (coll. GF/Flammarion, 2009)

image: Place Champollion, Figeac (http://www.fond-ecran-image.com)

00:02 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

22/06/2012

Prix Edelweiss 2012

Prix Edelweiss 2012 - Première sélection

Editorial de Joëlle Brack, Payot Libraire (extrait)

edelweiss-2012.jpg

Lancé en 2007 à l’initiative du magazine féminin romand Edelweiss avec Payot Libraire pour partenaire, le Prix des Lectrices Edelweiss a immédiatement gagné ses lettres de noblesse! 

D’un côté, dix femmes, lectrices du magazine Edelweiss mais de bien d’autres choses aussi, qui ont proposé de mettre leur été - voire un peu plus - de lectures à la disposition de la littérature. De l’autre, dix romans francophones parus au premier semestre 2012, que cinq libraires Payot ont (é)lus pour faire partie de la première vague de sélection. Entre eux, Laurence Desbordes, rédactrice en chef d’Edelweiss, et Pascal Vandenberghe, directeur général de Payot Libraire, qui arbitrent les choix et les débats. 

Le schéma a beau rester le même – et Payot Libraire est partenaire de l’aventure depuis la première heure – l’excitation est chaque fois renouvelée, les curiosités affûtées à neuf, la soif de découverte et la disponibilité à la séduction du texte intactes! Et cet enthousiasme n’est pas de trop pour aborder ces centaines de pages aux styles divers, aux thèmes variés, aux sensibilités multiples… Un kaléidoscope littéraire à savourer pour les jurées Edelweiss en pro de la lecture et de la critique, tandis que les libraires Payot traquent déjà parmi les promesses de la Rentrée les sept nouveautés qui, dès le mois d’août, complèteront le choix des candidats au Prix des Lectrices 2012!

Première sélection

Emmanuel Arnaud, Le théorème de Kropst (Métailié)

Delphine Bertholon, Grâce (Lattès)

Caroline Boidé, Les impurs (Serge Safran)

Yasmine Char, Le palais des autres jours (Gallimard)

Caroline de Bodinat, Marâtre (Fayard)

Kéthévane Davrichewy, Les séparées (Sabine Wespieser)

Grégoire Delacourt, La liste de mes envies (Lattès)

Raphaël Jérusalmy, Sauver Mozart - Le journal d'Otto J. Steiner (Actes Sud)

Sabri Louatah, Les sauvages (Flammarion)

Marc Michel-Amadry, Deux zèbres sur la 30e Rue (Héloïse d'Ormesson)

Au cours des éditions précédentes, ont été couronnés: Olivier Adam, A l'abri de rien (L'Olivier, 2007); Claudie Gallay, Les déferlantes (Rouergue, 2008); Véronique Ovaldé, Ce que je sais de Vera Candida (Olivier, 2009); Fatou Diome, Celles qui attendent (Flammarion, 2010); Tonino Benacquista, Homo Erectus (Gallimard, 2011).

Vous pouvez retrouver l'ensemble des présentations de ce prix littéraire Edelweiss, sur le site Payot mentionné ci-dessous.

http://www.payot.ch/fr/nosLivres/selections/edelweiss.html

http://www.edelweissmag.ch 

16:34 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Littérature suisse | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; romans; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

20/06/2012

Au bar à Jules - Du hasard

Un abécédaire - H comme hasard

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Alors que j'étais un jeune premier plutôt décalé, le propos de Jacques Monod - célèbre biologiste, professeur et directeur du Collège de France - concluant son ouvrage Le hasard et la nécessité, a longtemps voyagé dans ma tête, tel un météore qui refuserait obstinément de s'écraser sur la terre: L’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers, d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part. A lui de choisir entre le royaume et les ténèbres.

Il est vrai que le hasard - ou la chance? - a marqué bon nombre d'épisodes de ma vie: une armoire en bois massif qui s'est abattue dans mon dos à l'âge de neuf ans - à la suite d'un balancement suspect à l'une de ses portes - sans autres séquelles qu'une dent cassée; un choc frontal en scooter avec une Mercedes toute neuve à la descente du Salève, vingt ans plus tard, qui me vit atterir indemne dans un champ; enfin une rencontre de plein fouet, en piéton distrait, avec un tramway de la ligne 12 à Genève qui m'a projetté sur le trottoir - détail cocasse - devant une pharmacie du quartier de Plainpalais avec là aussi, une veine éclatée, spectaculaire mais sans danger! A trois reprises donc, j'en conclus que mon heure n'était pas encore venue, l'ayant ardemment souhaitée à l'époque des culottes courtes, et soudain réjoui de jouer les prolongations.

De quoi m'interroger tout de même. Au mot de hasard, je préfère sans doute aujourd'hui celui de providence, au sens le plus large du terme: cet étrange globe qu'on nomme le monde et qui, entre des mains parfois inconnues ou mystérieures, semble gouverner la vie... Le destin, ce mystère de la survie que tant de sans nom ont vécu - par une situation traumatisante, un accident de la route, un deuil ou pire - sans forger davantage de réponses que je ne le puis.

Demain, un autre hasard - par une cellule devenue folle et se multipliant en quelques secondes - me signifiera peut-être qu'il est temps. Et alors? La belle affaire... Tant que l'oeil s'accroche aux beautés du moment présent, tant que la douleur physique est aux abonnés absents, tant que les amitiés vraies supplantent les doléances les plus mesquines, tant que l'espérance et l'insurrection l'emportent sur le cynisme, chaque jour qui passe est un bal de lumière plutôt qu'une leçon de ténèbres. En compagnie de ce proche et insaisissable ami dont parle Blaise Pascal: Votre béatitude? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas: si vous gagnez, vous gagnez tout; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter.

Pari tenu! 

Jean Monod, Le hasard et la nécessité (coll. Points Essais/Seuil, 1973)

Blaise Pascal, Les pensées (coll. GF/Flammarion, 2006)

image: Sophie Delaporte (http://www.sophiedelaporte.com)

Le poème de la semaine

René-Guy Cadou

Je ne crois pas en les miracles de Lourdes
Je crois dans une belle journée
Avec des ramasseuses de colchiques
Et des jeunes gens égayés
Car Dieu sur la montagne est bien près de me plaire
Qui dans la double écuelle de ses mains

Assaisonne la soupe noire de la terre

D'un peu de sel puisé dans les yeux du matin

 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle

08:03 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie | |  Imprimer |  Facebook | | |

18/06/2012

Jean-Denis Bredin

littérature; récit; livresJean-Denis Bredin, Trop bien élevé (Coll. Livre de poche, 2009)

A travers le regard d’un enfant de dix ans, Jean-Denis Bredin raconte sa propre histoire entre 1939 et 1945 : la mort prématurée de son père, ses camarades dont il cherche les traces, sa mère aimante et aimée, dont les sentiments n’ont jamais véritablement franchi les lèvres… Comme devant une carte postale jaunie par le temps, vous resterez proche de ces instantanés empreints de sensibilité, de courage, hors de toute dérive mélodramatique. Attachant !

02:33 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

17/06/2012

Morceaux choisis - S.Corinna Bille

S. Corinna Bille

S.Corinna Bille 1.jpg

Elle avait choisi de demeurer seule dans sa tanière. La nuit, elle fut réveillée par un bruit d'avion et s'inquiéta. De jour aussi il en passait. "Un pays solitaire dont le ciel est habité." Ces bruits lui indiquaient les heures. "Mes horloges ronflantes."

Elle sortait peu de la cabane, craignant d'être vue, et plongeait dans le sommeil comme on se noie. Ou bien elle parlait à l'homme absent: "Tu m'as réconciliée avec la vie. Ton regard roux, tes taches de son, ta sévérité quand je te raconte des choses qui ne te plaisent pas... Ta douceur adulte. Si rare. Tu dois te courber pour entrer dans ma tanière et toujours tu devras te pencher sur moi. Homme-Soleil. Pour venir jusqu'à toi j'ai traversé les neiges sales, les roches gluantes, je me suis suspendue aux racines et j'avais peur. Dans ces forêts noires, il y a autant de serpents que de racines, les sapins sont d'un vert si sombre qu'ils m'étouffent, ils pourrissent sur la mauvaise rive du torrent, leurs lichens se collent à ma bouche. J'ai désiré mourir. Mais tu es là."

Elle reconnaissait en elle le bourdonnement d'amour. Elle avait des mains chantantes, des mains fermées pleines d'abeilles et très chaudes. Elle avait une poitrine heurtée par les battements d'un coeur dont elle sentait les coups jusqu'au sommet du crâne. Elle avait un ventre tendre, prêt à s'ouvrir. Elle était créée pour des phénomènes de lévitation. Mais ses yeux se bridaient, curieusement alanguis par l'insomnie. 

Elle s'aventura vers la source, remplissant le seau, s'y lavant toute, dans une odeur forte de menthe écrasée. Les blessures se cicatrisaient bien. Elle alla dans la prairie, écartant les touffes de ciguës, les jeunes arbres, les buissons d'églantier. Elle renouvela les herbes de sa couche. Elle trouva dans un creux un squelette blanchi de renard. Elle arracha, un jour, d'un geste brusque, une grosse marguerite et se mit à en tirer les pétales: un peu, beaucoup, passionnément; elle s'aperçut en faisant virer la tige, qu'elle oubliait le pas du tout! Tant pis. Le dernier pétale disait: il m'aime un peu"C'est ça, il m'aime un peu. Tandis que moi..."

L'excès d'amour la rendait farouchement réservée, presque hautaine. Qu'elle eût préféré rire, elle qui était rieuse de nature. Mais devant cet homme, elle ne riait plus, à peine pouvait-elle parler.

"Cette nuit j'ai vu un oiseau blanc. Tu dis qu'il n'existe pas de huppe blanche dans ces bois, ni de pigeon? Pourtant je l'ai vu. Deux fois. A l'aube, il a sauté sur le rebord de la fenêtre. Il est devenu si grand qu'il la remplissait toute. J'ai bien observé ses pattes recouvertes de plumes bouclées et ses énormes serres. Il a un oeil rond très noir. Mais j'ai fait un signe et il s'est envolé."

S. Corinna Bille, La demoiselle sauvage - Nouvelles (Gallimard, 1992)

image: S. Corinna Bille (theweb.ch)