Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

21/07/2012

Morceaux choisis - Charles Ferdinand Ramuz

Charles Ferdinand Ramuz

atelier-de-cezanne.jpg

Faut-il parler de ce petit voyage? Faut-il dire comment on prend le tramway sur une place tout à côté de la Cannebière, et il ne part pas tout de suite, certes, n'étant pas pressé, mais il fait si beau? C'est un matin d'automne à Marseille, et l'automne y est chaud comme les étés de chez nous, mais une brise vient de la mer; qu'est-ce qu'il y a donc qu'on soit pareillement heureux?

Est-ce l'animation de la rue, toutes ces filles en cheveux, si parfaitement coiffées et chaussées (et le reste va comme il peut), l'heureux débraillé d'une foule qui tourne vite à la cohue, ces uniformes, ces cols bleus, ces turbans, ces robes, ces fez? Mais il se fait, comme ça, tout de suite, un changement dans votre nature: tout vous paraît à sa place, tout vous paraît arrangé pour le mieux. On demande à l'employé quelle est la durée du trajet; il n'y a pas que l'accent qui enchante quand il vous répond sans sourire: Deux heures, sauf "accidents de route". Y croirait-on, qu'ils ne nous feraient pas peur, ces accidents de route-là; on s'amuse d'avance d'un déraillement possible; ou bien est-ce qu'il y aurait des pilleurs de trains, comme dans le Far-West, qui seraient embusqués, quelque part, au bord de la route, guettant l'Anglais cossu, qui, d'ailleurs, fait défaut? 

Je voyage en compagnie de quatre ou cinq jeunes gens du pays, qui viennent de passer devant le conseil de révision, à cause de quoi ils ont arboré à leur boutonnière des flots de rubans tricolores. Ils parlent entre eux posément; ils sont maigres, plutôt grands et pas toujours noirs, graves, avec des gestes sobres. Rien de cette grosse vulgarité, que je craignais de trouver ici; un mélange de réserve et de confiance dans la bonhomie qui tout de suite m'avait frappé, étant juste le contraire de ce à quoi je m'attendais; une apparente naïveté parfois qui n'est qu'un masque mis sur beaucoup de finesse, de l'ardeur peut-être, mais qui se contient.

On longe d'abord par derrière (autant qu'il m'en souvient) les entrepôts du port; ensuite seulement on commence à monter. C'est un quartier d'usines et surtout de savonneries, comme on le devine à l'odeur; de grandes cheminées fument sur notre gauche, sans parvenir pourtant à ternir la pureté du grand ciel, qui est presque noir, tant il est bleu. Plus on va, plus on s'élève: les usines ont fait place à des petites maisons basses, nues, simples de lignes, passées à la chaux, le toit de tuiles jaunes coupé au ras des murs; alors on commence à voir se lever les premières falaises rousses, couronnées de pins; et la mer qui s'aperçoit toujours par les vides entre les feuillages est une mer qu'on domine, une mer vue d'en haut.

Il n'a pas voulu connaître les ports, les mâts entrecroisés, les coques noires des navires, ces hommes qui vont et viennent, une main sur la hanche, courbés sous le poids des sacs: son pays à lui est plus en arrière, son pays est le haut-pays. Une enseigne où on lit: Cézanne, bottier, et dont il aurait aimé la forme des lettres et la couleur, m'a averti qu'on arrivait. On atteint le haut de l'épaulement, tout à coup la pente casse, la route se met à aller à plat devant vous, même elle redescend un peu. Et le plateau tout entier se présente, dont les vallonnements, le hérissement, les cassures et sa quantité de maisons éparses (il n'y a point de villages, il y a partout seulement ces cubes gris et blancs comme posés au hasard), mènent l'oeil plus en arrière à la grande chaîne blanchâtre, au pied de laquelle Aix est assise.

Et tout à coup il m'a semblé rentrer chez moi; au lieu d'être dépaysé par la soudaineté du changement, est-ce que l'impression serait assez précise, si je disais que je me sentais, au contraire, repaysé? Il ne faudrait pourtant pas comprendre qu'on se retrouve et rien de plus: l'accent, l'allure, ces vues plongeantes, le bleu de la mer entrevu n'avaient été qu'une préparation. Il me semble rentrer chez moi, mais un chez moi ou un "chez nous" plus abouti, plus mûri, plus conscient, et s'affirmant enfin dans son intégrité.

Charles Ferdinand Ramuz, L'exemple de Cézanne, dans: Paul Cézanne (Bibliothèque des Arts, 1995)

image:  Atelier de Cézanne / Aix-en-Provence (atelier-cezanne.com)

19/07/2012

Morceaux choisis - Laurent Gaudé

Laurent Gaudé

littérature; roman; morceaux choisis; livres

Le vent est doux. Me voici arrivé à Càlena. j'ai garé la voiture sur le petit parterre de gravier, au pied de l'abbaye. Tout est calme et la nuit est immobile. Les oliviers font un léger murmure de feuillage. L'abbaye est là, silencieuse et sombre. Je fais le tour du mur. Il est trop haut pour que je puisse apercevoir la cour intérieure. L'épaisse porte en bois est vérouillée. On dirait une forteresse à l'abandon.

Une immense tristesse m'étreint. Je n'escaladerai pas le mur. Je veux juste marcher. Un champ d'oliviers monte à flanc de colline. Il me semble parfois entendre le bruit lointain des vagues. Le calme de la terre qui m'entoure me passe dans les veines. Je n'ai plus peur. Je ne suis plus fébrile. Je m'agenouille au pied d'un olivier et je sors le dernier doigt de Cullaccio. Je le pose là, dans la terre de Càlena, pour que mon père le sente et s'en réjouisse. Je l'ai apporté comme un présent. Durant tout le voyage, je me suis fait une joie de lui montrer ce que j'avais fait. Qu'il sache que son fils était devenu un homme et qu'il se chargeait de solder les vieilles vengeances. Mais il n'y a pas de joie. Je pose le doigt dans la terre sèche de Càlena et je sais que je ne descendrai pas. Je voulais trouver l'entrée des Enfers, aller chercher mon père comme il l'avait fait avec moi. Je voulais le ramener à la vie mais je ne suis pas aussi fort que lui. Je trébuche et j'hésite. J'ai, au fond de moi, une peur que rien n'éteint.

Alors je reste là, à genoux devant l'abbaye, et je sais qu'il n'y aura pas de porte pour moi. Je n'aurai pas la force d'affronter les ombres. Elles me happeraient, me tireraient à elles, m'avaleraient et je n'y résisterais pas. Je suis faible. La vie m'a fait ainsi. Je suis un enfant blessé au ventre, un enfant qui pleure aux Enfers, terrifié par ce qui l'entoure. Pardonne-moi, mon père. Je suis venu jusqu'ici mais je ne descendrai pas. Les oliviers me contemplent en souriant avec lenteur. Je suis trop petit et mon souffle se perd dans l'air humide des collines. 

Laurent Gaudé, La Porte des Enfers (coll. Babel/Actes Sud, 2010)

image:  Historical pictures archives / Corbis

03:42 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

18/07/2012

Le poème de la semaine

Philippe Jaccottet

Sois tranquille, cela viendra ! Tu te rapproches, 
tu brûles ! Car le mot qui sera à la fin 
du poème, plus que le premier sera proche 
de ta mort, qui ne s'arrête pas en chemin. 
 
Ne crois pas qu'elle aille s'endormir sous des branches 
ou reprendre souffle pendant que tu écris. 
Même quand tu bois à la bouche qui étanche 
la pire soif, la douce bouche avec ses cris 
 
doux, même quand tu serres avec force le noeud 
de vos quatre bras pour être bien immobiles 
dans la brûlante obscurité de vos cheveux, 
 
elle vient, Dieu sait par quels détours, vers vous deux, 
de très loin ou déjà tout près, mais sois tranquille, 
elle vient : d'un à l'autre mot tu es plus vieux.
 
 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle
 

17/07/2012

Lire les classiques - Charles Baudelaire 1b

Charles Baudelaire

Si toutes les poèmes de Baudelaire supportent mal une mise en musique, celle-ci, signée Léo Ferré, est en revanche une réussite...


Lire les classiques - Charles Baudelaire 1a

Charles Baudelaire

50778604.jpg

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits;
 
Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris;
 
Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,
 
Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.
 
Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
 

Charles Baudelaire, Les fleurs du mal / Oeuvres complètes (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1961)

image: spleenetideaux.canalblog.com

Morceaux choisis - Albert Camus

Albert Camus

Albert Camus.jpg

Après avoir dit la noblesse du métier d'écrire, j'aurais remis l'écrivain à sa vraie place, n'ayant d'autres titres que ceux qu'il partage avec ses compagnons de lutte, vulnérable et entêté, injuste et passionné de justice, construisant son oeuvre sans honte ni orgueil à la vue de tous, toujours partagé entre la douleur et la beauté, et voué enfin à tirer de son être double les créations qu'il essaie obstinément d'édifier dans le mouvement destructeur de l'histoire.

Qui, après cela, pourrait attendre de lui des solutions toutes faites et de belles morales? La vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu'exaltante. Nous devons marcher vers ces deux buts, péniblement, mais résolument, certains d'avance de nos défaillances sur un si long chemin. Quel écrivain dès lors oserait, dans la bonne conscience, se faire prêcheur de vertu? Quant à moi, il me faut dire une fois de plus que je ne suis rien de tout cela. Je n'ai jamais pu renoncer à la lumière, au bonheur d'être, à la vie libre où j'ai grandi. Mais bien que cette nostalgie explique beaucoup de mes erreurs et de mes fautes, elle m'a aidé sans doute à mieux comprendre mon métier, elle m'aide encore à me tenir, aveuglément, auprès de tous ces hommes silencieux qui ne supportent dans le monde la vie qui leur est faite que par le souvenir ou le retour de brefs et libres bonheurs.

Albert Camus, Discours de Suède (coll. Folio/Gallimard, 1997)

06:30 Écrit par Claude Amstutz dans Albert Camus, Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

15/07/2012

La citation du jour

Louis Aragon

Le bruit des vagues FB.jpg

Il faut bien accepter ce qui nous transfigure, tout orage a son temps, toute haine s'éteint. Le ciel toujours redevient pur, toute nuit fait place au matin.

Louis Aragon, Le roman inachevé (coll. Poésie/Gallimard, 1994) 

image: http://lebruitdesvagues.canalblog.com

08:59 Écrit par Claude Amstutz dans La citation du jour, Littérature francophone, Louis Aragon | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : citation; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

12/07/2012

Yves Navarre

images-4.jpegYves Navarre, Le temps voulu (Flammarion, 1979 et LGF, 1983 - épuisés)

Ce roman est l'histoire d'un coup de foudre entre Pierre Forgue, un professeur de lettres, et Daniel Carbon dit Duck, un jeune homme dont le coeur est trop grand pour habiter celui d'un seul homme. Le temps voulu est celui de l'espoir, de l'attente, de la rupture, de l'absence, thèmes chers à son auteur et abordés avec une sensibilité poignante. Sur le plan de l'écriture, le roman le plus abouti d'Yves Navarre.

Quand ça arrive, en fait, on ne s'y attend pas. On n'attend plus. Un petit moment d'étourderie, et quelqu'un entre dans votre vie, bouscule, caresse, attaque, prend place. Avant même que tout commence, c'est déjà trop tard. On ne sait pas qui choisit qui, quand, comment, pourquoi. On ne le sait qu'après, quand tout est terminé, l'un rejetant sur l'autre toute la responsabilité, et inversement. Et si je te raconte l'histoire du jeune homme de l'été dernier, ce ne sera pas pour l'accabler. Ce que nous avons vécu, ensemble, un temps, est accablant, vivant, exaltant, blessant, dérisoire. Je dois aller jusqu'au bout de cette histoire. Non pour m'en défaire mais pour la porter, comme un habit neuf, pour les jours à venir. (Yves Navarre, Le temps voulu)

à nouveau disponible (Editions H & O, 2010)

 

07:34 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Yves Navarre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

11/07/2012

Le poème de la semaine

Henri Michaux

Je peux rarement voir quelqu'un sans le battre.
D'autres préfèrent le monologue intérieur.
Moi non.
J'aime mieux battre.
Il y a des gens
qui s'assoient en face de moi au restaurant
et ne disent rien,
ils restent un certain temps,
car ils ont décidé de manger.
En voici un.
Je te l'agrippe, toc.
Je te le ragrippe, toc.
Je le pends au portemanteau.
Je le décroche.
Je le repends.
Je le décroche.
Je le mets sur la table, je le tasse et l'étouffe.
Je le salis, je l'inonde.
Il revit.
Je le rince, je l'étire
(je commence à m'énerver, il faut en finir),
je le masse, je le serre, je le résume
et l'introduis dans mon verre,
et jette ostensiblement le contenu par terre,
et dis au garçon: Mettez-moi donc un verre plus propre...
 
Mais je me sens mal,
je règle promptement l'addition et je m'en vais

 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle
 

08:55 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | |  Imprimer |  Facebook | | |

10/07/2012

Pierre Magnan

Pierre Magnan.jpgPierre Magnan, Elégie pour Laviolette - Une enquête du commissaire Laviolette (coll. Folio Policier/Gallimard, 2012)

Je l’aime décidément beaucoup, ce commissaire Laviolette: émouvant, drôle, érudit, malicieux, fin limier de surcroît. Aucune de ses enquêtes tortueuses à souhait - situées au pays de Giono en Provence – ne m’a déçu à ce jour et cette dernière pas davantage, dans laquelle un cimetière joue une nouvelle fois un rôle déterminant… Laissé pour mort dans un précédent roman - Le parme convient à Laviolette - le nez dans une touffe de thym, et baignant dans une mare de sang, guéri de ses sept impacts de chevrotine dans le dos, il est chargé d’une nouvelle enquête: la routine, soi-disant, comme l’affirme le conseiller Honnoraty. Presque rien, en somme: un homme vient de mourir à l’hôpital de Gap, et les neveux spoliés portent plainte pour captation d’héritage. Le coup classique, quoi! Pas de quoi fouetter un chat. On a même demandé une autopsie et ça n’a rien donné: la mort est naturelle. Deux détails pourtant: la veuve avait célébré ses noces avec le mourant quatre jours auparavant en évinçant la maîtresse en titre, et on avait trouvé sur les mains de la victime d’abondantes traces de talc….C’est ainsi que Laviolette et le juge Chabrand se retrouvent pour l’enterrement à  La Roque-du-Champsaur...

Une agréable lecture de vacances, qui clôt le cycle de Laviolette. Si vous n'en avez jamais lu, suivez ses enquêtes dans l'ordre chronologique: toutes disponibles dans la même collection de poche. C'est mieux!

Pierre Magnan nous a quittés au mois de mai 2012...

08:34 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Littérature policière | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; policier; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |