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23/09/2010

Philippe Claudel 1b

En complément au roman de Philippe Claudel, L'enquête, voici le texte de Franz Kafka, Devant la loi, lu par Orson Welles, en introduction à son film Le procès, réalisé en 1962, avec pour interprètes principaux Anthony Perkins, Jeanne Moreau, Akim Tamiroff, Madeleine Robinson et Orson Welles. A la suite de ce document, vous pouvez découvrir le texte en langue française.



 

Devant la loi se dresse le gardien de la porte. Un homme de la campagne se présente et demande à entrer dans la loi. Mais le gardien dit que pour l'instant il ne peut pas lui accorder l'entrée. L'homme réfléchit, puis demande s'il lui sera permis d'entrer plus tard. «C'est possible», dit le gardien, «mais pas maintenant». Le gardien s'efface devant la porte, ouverte comme toujours, et l'homme se baisse pour regarder à l'intérieur. Le gardien s'en aperçoit, et rit. «Si cela t'attire tellement», dit-il, «essaie donc d'entrer malgré ma défense. Mais retiens ceci: je suis puissant. Et je ne suis que le dernier des gardiens. Devant chaque salle il y a des gardiens de plus en plus puissants, je ne puis même pas supporter l'aspect du troisième après moi.» L'homme de la campagne ne s'attendait pas à de telles difficultés; la loi ne doit-elle pas être accessible à tous et toujours, mais comme il regarde maintenant de plus près le gardien dans son manteau de fourrure, avec son nez pointu, sa barbe de Tartare longue et maigre et noire, il en arrive à préférer d'attendre, jusqu'à ce qu'on lui accorde la permission d'entrer. Le gardien lui donne un tabouret et le fait asseoir auprès de la porte, un peu à l'écart. Là, il reste assis des jours, des années. Il fait de nombreuses tentatives pour être admis à l'intérieur, et fatigue le gardien de ses prières. Parfois, le gardien fait subir à l'homme de petits interrogatoires, il le questionne sur sa patrie et sur beaucoup d'autres choses, mais ce sont là questions posées avec indifférence à la manière des grands seigneurs. Et il finit par lui répéter qu'il ne peut pas encore le faire entrer. L'homme, qui s'était bien équipé pour le voyage, emploie tous les moyens, si coûteux soient-ils, afin de corrompre le gardien. Celui-ci accepte tout, c'est vrai, mais il ajoute: «J'accepte seulement afin que tu sois bien persuadé que tu n'as rien omis». Des années et des années durant, l'homme observe le gardien presque sans interruption. Il oublie les autres gardiens. Le premier lui semble être le seul obstacle. Les premières années, il maudit sa malchance sans égard et à haute voix. Plus tard, se faisant vieux, il se borne à grommeler entre les dents. Il tombe en enfance et comme, à force d'examiner le gardien pendant des années, il a fini par connaître jusqu'aux puces de sa fourrure, il prie les puces de lui venir en aide et de changer l'humeur du gardien; enfin sa vue faiblit et il ne sait vraiment pas s'il fait plus sombre autour de lui ou si ses yeux le trompent. Mais il reconnaît bien maintenant dans l'obscurité une glorieuse lueur qui jaillit éternellement de la porte de la loi. À présent, il n'a plus longtemps à vivre. Avant sa mort toutes les expériences de tant d'années, accumulées dans sa tête, vont aboutir à une question que jusqu'alors il n'a pas encore posée au gardien. Il lui fait signe, parce qu'il ne peut plus redresser son corps roidi. Le gardien de la porte doit se pencher bien bas, car la différence de taille s'est modifiée à l'entier désavantage de l'homme de la campagne. «Que veux-tu donc savoir encore?» demande le gardien. «Tu es insatiable.» «Si chacun aspire à la loi», dit l'homme, «comment se fait-il que durant toutes ces années personne autre que moi n'ait demandé à entrer?» Le gardien de la porte, sentant venir la fin de l'homme, lui rugit à l'oreille pour mieux atteindre son tympan presque inerte: «Ici nul autre que toi ne pouvait pénétrer, car cette entrée n'était faite que pour toi. Maintenant, je m'en vais et je ferme la porte.»

Franz Kafka, Devant la loi - Le procès (coll. Folio/Gallimard, 1998)

 

02/09/2010

Pascal Mercier

Bloc-Notes, 3 septembre / Les Saules

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Le dernier roman de Pascal Mercier, Léa, est l'un des points forts de cette rentrée littéraire, du côté des auteurs suisses. Paru en langue originale allemande en 2007, il nous expose l'histoire de deux hommes, Martjn van Vliet et Adrian Herzog, qui font connaissance dans un café en Provence. Découvrant qu'ils sont tous deux originaires de Berne, ils sympathisent, et lors de leur voyage de retour en Suisse, Van Vliet confie à son ami de passage l'éblouissement et le drame de sa vie: Léa, sa fille. Depuis le décès de sa mère Cécile, elle est renfermée, figée, comme retirée du monde, jusqu'au jour où, à l'âge de huit ans, en pleine gare de Berne, elle entend un violoniste des rues jouer une partita de Bach. Elle sent instantanément que son salut - ou sa libération - passe par l'exercice de cet instrument. Elle s'avère très vite exceptionnelle, enchaînant les succès. Mais est-elle guérie pour autant?

 

 


Méditation sur l'art, source d'épanouissement mais aussi d'éloignement des autres, Léa ravira sans doute tous les mélomanes. Un des aspects les plus poignants est la mélancolie de Van Vliet qui réalise, impuissant, que sa fille - de plus en plus immergée dans son monde - s'éloigne à tout jamais, à proportion des efforts qu'il opère pour se rapprocher d'elle.

Adulée par les connaisseurs et ses proches, Léa pourtant, sent que son propre destin lui échappe, réveille son agressivité, son trouble, sa peur du naufrage. Un des passages les plus poignants, dans la dernière partie du livre, dépeint admirablement cette sensibilité exacerbée, sur tous les registres: Léa jouait, comme quelque temps auparavant chez nous dans la cage d'escalier, la musique que nous avions entendue autrefois dans la gare de Berne. Elle jouait comme jamais je ne l'avais entendue: furieusement, avec des coups d'archet si violents qu'ils raclaient les cordes, les crins blancs se cassaient l'un après l'autre et ils lui fouettaient le visage, c'était un spectacle de défi, de désespoir et d'abandon, des paupières closes s'échappaient des coulées de mascara, à présent, on voyait aussi les larmes, Léa luttait contre elles, un dernier combat, c'était encore une violoniste qui se défendait, de ses doigts fermes, contre l'assaut intérieur, elle pressait ses paupières contre les prunelles de ses yeux, pressait et pressait, l'archet glissa, les sons dérapèrent, une femme à côté de moi aspira l'air, épouvantée, et alors Léa, les yeux pleins de larmes, abaissa son violon.

On peut regretter, avec un sujet aussi original ouvrant sur tant d'aspects liés à l'expression artistique, que Pascal Mercier ne se soit pas davantage concentré sur l'intériorité de Léa - ses rapports avec la musique, sa perception des autres, sa quête obsédante de perfection - plutôt qu'au seul amour inachevé entre un père et sa fille. Enfin, la construction narrative choisie, par les confidences faites plutôt que suggérées par Van Vliet, coupe court à toute progression dramatique. Le lecteur sait à chaque tournant de page, ce qu'il va advenir. Aucune surprise donc, et sur le plan romanesque c'est vraiment dommage...  

Ces réserves faites, l'auteur de Train de nuit pour Lisbonne et L'accordeur de pianos, par ses études de caractère - jusque dans les personnages secondaires de Marie ou Lévy - et un thème captivant, se laisse lire avec beaucoup de plaisir. Il lui manque peu de choses, somme toute, pour figurer parmi les meilleurs... 

Pascal Mercier, Léa (Libella/Maren Sell, 2010)


07:51 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature étrangère, Littérature suisse | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; romans; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

22/08/2010

Andrew O'Hagan 1a

Bloc-Notes, 22 août / Les Saules 

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Les chiens ont de la chance : ils peuvent s’introduire en toute impunité là où la plupart des humains sont éconduits! Tel est le cas de Maf, au pedigree irréprochable, qui a passé des mains de Vanessa Bell - la soeur aînée de Virginia Woolf - à celles de Natalie Wood, puis de Frank Sinatra, enfin à celles de Marilyn Monroe, aux dernières années de sa vie. Un brin intellectuel et snob – il a hérité du collier de Pinker, la chienne de Vita Sackville-West, compagne de Virginia Woolf à une certaine époque – ce dernier nous entraîne dans un voyage sentimental, amusant et inventif pour tous les amoureux de la vie culturelle américaine. Car il a voix humaine, Maf! Avec un penchant pour la philosophie et la littérature - au fil de quelques passages savoureux consacrés à Aristote, Descartes ou Montaigne - il est un incorrigible optimiste qui, servi par des dialogues souvent désopilants jette sur ce petit monde en pleine mutation un regard tendre et plein de malice. 

Bien sûr, les rencontres les plus illustres de Maf - diminutif de Mafia Honey - gravitent autour de Hollywood, avec une Nathalie Wood qui se fait constamment un film ou Frank Sinatra dépeint comme un crooner frustre, vulgaire, dépourvu de culture et paranoïaque. A son contact, Maf nous réserve les chapitres les plus hilarants de cette histoire. On y croise ainsi Georges Cukor, Ernst Lubitsch, Liliane Gish, Peter Lawford ou John Wayne dont Frankie dresse un portrait peu flatteur: Ca fait trente ans que ce mec est à côté de la plaque. C'est un taré. (...) Je vais te dire, princesse. Ce type enverrait un millier de gars qui valent mieux que lui en prison rien que pour montrer que c'est lui le gros dur qui fait la police en ville. Il brûlerait un millier de livres plutôt que d'avoir à en lire un.

Mais le coeur de ce roman délicieux et sympathique est voué à Marilyn Monroe. Pas de révélations fracassantes sur les circonstances de sa mort ou ses liens avec le clan des Kennedy, car Andrew O'Hagan s'attache surtout à la personnalité intérieure de son idole: Sa solitude, sa tristesse, sa quête du respect des autres, son manque de confiance sur la scène et dans la vie, sa soif de connaissance, son chemin de douleur qui aboutit à un excès de pilules un certain samedi soir. Un tableau attachant et follement drôle à la fois, car de l'humour, elle en n'en manque pas, cette prétendue ravissante idiote... Un très beau moment du roman se déroule devant la tombe de sa meilleure amie, Alice Tuttle, emportée par une crise d'asthme à l'âge de douze ans: Elle passe un moment à caresser l'inscription de la plaque, suivant chaque mot du doigt comme si elle voulait graver quelque chose de personnel dans sa loi d'airain. (...) Marilyn expliqua qu'elle voulait apporter des fleurs, mais qu'elle n'en avait pas, elle toucha la plaque et se toucha la bouche avant de prendre dix dollars dans sa pochette pour les mettre dans un petit vase en verre plein de poussière. L'herbe semblait très verte, comme de l'herbe de cinéma, mais le vent était réel.

Maf survivra à tous ces héros de légende, nimbé de mélancolie et de reconnaissance. Il mourra néanmoins - comme tout le monde, me direz-vous! - auprès de la gouvernante de Marilyn, Mme Murray, le jour de la démission de Richard Nixon.

La vie et les opinions de Maf le chien et de son amie Marilyn Monroe est le quatrième roman de l'écossais Andrew O'Hagan. Il a déjà publié, en traduction française, Le crépuscule des pères (Flammarion, 2000), Personnalité (Flammarion, 2000) et Sois près de moi (Bourgois, 2008).

Andrew O'Hagan, La vie et les opinions de Maf le chien et de son amie Marilyn Monroe (Bourgois, 2010)

11:33 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

20/08/2010

Issa Makhlouf

Bloc-Notes, 19 août / Les Saules

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Certains livres - fort rares - charment dès les premières lignes, par la pureté de leur style et la qualité de leurs émotions. C'est le cas du roman La vie lente des hommes de Sylvie Aymard (Maurice Nadeau, 2010) déjà évoqué dans ces colonnes, ainsi que de L'embrasure de Douna Loup (Mercure de France, 2010) dont il sera question, très bientôt.

Le livre de ce jour, Lettre aux deux soeurs de Issa Makhlouf, répond aux mêmes critères. En voici le début, d'une beauté à couper le souffle: Paris. La voix de Kathleen Ferrier interprétant "la Passion selon Saint Matthieu" de Bach monte d'un coin éloigné de la salle, quelque part à ma droite. Elle filtre à travers le pâle éclairage et me parvient, ténue, sauf par à-coups où elle s'élève en une vague puissante qui tout aussitôt retombe. Je m'arrête d'écrire et me mets dans son sillage. Elle pénètre partout et, quand le disque s'arrête, elle continue à vibrer et à scintiller telle une lame acérée. Elle me confie ce que la parole peine à exprimer, débarrasse l'âme de sa couverture et lance son appel. Elle oscille, mue, se lève et se couche comme un astre, frappe aux portes fermées, s'insinue dans l'instant qui sépare la pénombre de la clarté.

Telle est l'introduction de cette longue lettre qu'un homme écrit à son amante, espérant par ce biais se découvrir et lui partager ce qu'il n'a jamais pu faire auprès d'une autre personne. Plus tard, il réalisera que sa soeur les a également lues. Deux soeurs : une flamme double. Un jeu de miroirs qui se retrouve également dans le style de l'écriture où la parole est multiple, car l'auteur confond la sienne propre et celle d'autrui, trouvée dans d'autres livres, sur une main peinte clans une grotte préhistorique, sur une toile du Caravage, dans une statue de femme nue au Parc de Bagatelle ou parmi les anges de Giotto.

Véritable hymne à l'amour, à la beauté, à l'harmonie, à la paix, ce texte est à chaque page un enchantement conjugué en deux couleurs: la première exprimée par la lettre elle-même, la seconde - en italique dans le récit - mûrie par la réflexion du narrateur sur la vie, le temps, l'écriture, l'inexprimé, la sagesse:

Je cueille ma rose à même la neige tombant sur les réverbères du sommeil. J'allume le feu de l'attente. Je coupe la folie en deux et dis au chanteur suborneur: Libère ton chant! Des fleuves éternels et provisoires filtrent d'entre tes cuisses croisées comme pour la prière. Et quand tu les ouvres en inspirant profondément, puis quand tu les soulèves comme si tu escaladais l'air, ce dernier gagne en éclat et transparence. Tu dénoues le fil du soir avec les effluves de l'animal qui court autour de toi. Je te marie au soleil. A l'ange en flammes dans tes pupilles. Entre les paroles éthérées et la chair radieuse, je choisis la chair radieuse. De mes deux yeux, je regarde son eau. Je la choisis en sachant ce qu'elle recèle dans son autre versant.

Tout simplement splendide!

Issa Makhlouf, Lettre aux deux soeurs, traduit par Abdellatif Laâbi (José Corti, 2010)

Photo: Thierry Rambaud/IMA

00:29 Écrit par Claude Amstutz dans Abdellatif Laâbi, Bloc-Notes, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

02/08/2010

Alejandra Pizarnik 1b

Bloc-Notes, 1er août / Les Saules

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Voici quelques extraits des oeuvres poétiques de Alejandra Pizarnik:

Le vent meurt dans ma blessure. La nuit mendie mon sang. (Les aventures perdues)

*

Elle saute, chemise en flammes d'étoile en étoile, d'ombre en ombre. Elle meurt de mort lointaine l'amoureuse du vent. (L'arbre de Diane)

*

Finies les douces métamorphoses d'une enfant toute de soie, somnambule à présent sur la corniche de brouillard. Son réveil de main qui respire de fleur que le vent fait éclore. (L'arbre de Diane)

*

Vis, ma vie, laisse-toi choir, laisse-toi endolorir, ma vie, laisse-toi prendre au noeud du feu, du silence ingénu, des pierres vertes dans la maison de la nuit, laisse-toi choir et endolorir, ma vie. (L'arbre de Diane)

*

Si moi j'ose regarder et dire, c'est par son ombre unie, si douce à mon nom là-bas, loin, dans la pluie, dans ma mémoire, par son visage qui brûle dans mon poème, et répand magiquement un parfum de visage aimé disparu. (Les travaux et les nuits)

*

J'étais la source de la discordance, la maîtresse de la dissonance, la petite fille de l'âpre contrepoint. Je m'ouvrais et je me fermais dans un rythme animal très pur. (Poèmes inédits)

*

Quelqu'un dans le jardin retarde le passage du temps. (Textes de l'ombre)

*

Ne plus désirer vivre sans savoir ce qui vit à ma place, ni écrire, puisque pour me blesser, la vie prend des formes si étranges. (Textes de l'ombre)


Alejandra Pizarnik, Oeuvre poétique / traduit par Sylvie Baron Supervielle et Claude Gouffon (Actes Sud, 2005)

00:18 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature étrangère, Littérature sud-américaine | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

01/08/2010

Alejandra Pizarnik 1a

Bloc-Notes, 1er août / Les Saules

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Oeuvre singulière - semblable à un écrin noir et lumineux à la fois - que celle de la poétesse argentine Alejandra Pizarnik, dont les textes nous sont parvenus grâce à l'intuition et au courage d'éditeurs tels Granit, Actes Sud et José Corti.

Née à Buenos Aires le 29 avril 1936 au sein d'une famille d'immigrants juifs d'Europe Centrale, très tôt, elle perd son père alors que sa mère sombre dans une profonde dépression. Admise en 1954 à la faculté de philosophie, elle abandonne bien vite ce cursus pour se tourner vers la littérature, sa voie véritable. Elle publie ses premiers poèmes à vingt ans à peine, traduit Hölderlin, Michaux, Bonnefoy et Aimé Césaire. Entre 1960 et 1964, elle séjourne à Paris, participe à l'activité culturelle parisienne, rencontre de nombreux écrivains et se lie d'amitié avec - entre autres - André Pieyre de Mandiargues, Julio Cortazar et Octavio Paz. Elle rentre ensuite en Argentine et publie, dans les années suivantes, ses ouvrages les plus importants. Elle obtient la bourse Guggenheim, effectue un séjour bref à New York et - une nouvelle fois - à Paris. Après deux tentatives de suicide en 1970 et 1972, elle se donne la mort le 25 septembre 1972, à l'âge de 36 ans, après avoir passé les cinq derniers mois de sa vie dans un hôpital psychiatrique de Buenos Aires. Dans son Journal, dix ans plus tôt, elle avait noté: Ne pas oublier de me suicider, répondant à cette phrase d'Antonin Artaud accrochée au-dessus de son bureau: Il fallait d'abord avoir envie de vivre...

C'est à Sylvie Baron Supervielle, traductrice de la plupart de ses poèmes, que revient le plus grand mérite d'avoir révélé Alejandra Pizarnik au grand public, en France. Son Oeuvre poétique disponible aux éditions Actes Sud, reprend La dernière innocence, Les aventures perdues, L'arbre de Diane, Les travaux et les nuits, L'enfer musical, Les textes de l'ombre et autres fragments inédits.

Il faut y ajouter aujourd'hui les Journaux 1959-1971, dans la collection Ibériques, chez José Corti, où sa voix cherche dans l'écriture un sens à sa souffrance, à sa solitude intérieure, au sentiment d'abandon qui l'habite et l'entraîne dans un élan de désespoir, de morbidité ou de destruction. Mystique à sa manière, elle ne parviendra pas à réconcilier ces extrêmes convergeant vers une douleur tangible et pourtant si étrangère à elle-même: Fatigue, fatigue, comme une longue caravane...

Hâtez-vous de lire Alejandra Pizarnik. Dans son sillage, vous y croiserez peut-être vos propres fantômes, nus et à découvert...

Alejandra Pizarnik, Oeuvre poétique / traduit par Sylvie Baron Supervielle et Claude Gouffon (Actes Sud, 2005)

Alejandra Pizarnik, Journaux 1959-1971 / traduit par Anne Picard (José Corti, 2010)

 

26/07/2010

Herman Melville

9782752902665.gifHerman Melville, Moby Dick (Coll. Libretto/Phébus)

Roman d’aventures et méditation sur le sens de la vie, ce roman tragique narre l’épopée d’Achab à bord du baleinier Pequod et sa quête obsessionnelle de la baleine blanche. En mal d’absolu, la perception de la nature humaine de son héros soulève des interrogations très modernes. Pour les amoureux de Melville, la traduction d'Armel Guerne de ce chef-d'oeuvre est un monument indépassable: le traducteur et poète est allé jusqu'à s'initier au parler salé des matelots américains du XIXe siècle et à inventer un français hautement melvillien, puisque le grand romancier aimait à dire qu'il n'écrivait pas en anglais mais en outlandish, la langue du grand Ailleurs...

publié dans le supplément La bibliothèque idéale des vaudois / 24 Heures

08:38 Écrit par Claude Amstutz dans La bibliothèque idéale des vaudois, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

16/07/2010

Elizabeth George

9782258071735.gifElizabeth George, Le rouge du péché (Presses de la Cité, 2008)

Après, et malgré, les événements dramatiques qui ont entraîné la mort de son épouse – voir Sans l’ombre d’un témoin et Anatomie d’un crime – l’inspecteur Thomas Lynley, pour le plaisir de tous ses fans, est de retour ! Fragile et désemparé, il vit retiré en Cornouailles, lorsqu’une tache rouge, apparue au loin au cours d’une de ses promenades solitaires, s’avère être un cadavre… Elizabeth George parvient une fois encore à surprendre ses lecteurs, puisque dans cet opus nous ferons connaissance, dans le rôle principal, de l’inspectrice locale Bea Hannaford, un personnage truculent et sympathique : ses conversations privées avec Barbara Havers – qui rejoint son ex-chef au cours de l’enquête - sont des morceaux d’anthologie sur la nature humaine ! Ébranlé dans ses certitudes, Lynley, qui se borne à une aide discrète pour élucider ce crime, nous montre un visage plus compatissant et humble que par le passé, alors que ses rapports souvent conflictuels avec Barbara gagnent en profondeur et en réciprocité.

Egalement disponible en coll. de poche (Pocket, 2009)

00:31 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature policière | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Imprimer |  Facebook | | |

09/07/2010

Les pièces de Shakespeare - 4b

La tragédie de Richard III

00:33 Écrit par Claude Amstutz dans Films inoubliables, Littérature étrangère, William Shakespeare | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; théâtre; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

Les pièces de Shakespeare - 4a

La tragédie de Richard III

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Tout comme les trois parties de Henry VI, Richard III fait partie des oeuvres de jeunesse de son auteur. Très populaire, cette oeuvre théâtrale demeure célèbre pour sa première scène: Ores voici l'hiver de notre déplaisir (...) Moi qui suis marqué au sceau de la rudesse et n'ai pas la majesté de l'amour, pour m'aller pavaner devant une impudique nymphe minaudière; moi qui suis tronqué de nobles proportions, floué d'attraits par la trompeuse nature, difforme, inachevé, dépêché avant terme dans ce monde haletant à peine à moitié fait, si boiteux et si laid que les chiens aboient quand je les croise en claudiquant; eh bien, moi, en ce temps de paix alangui à la voix de fausset, je n'ai d'autre plaisir pour passer le temps que d'épier mon ombre au soleil...

Richard ajoute: Si je ne puis être l'amant qui charmera ces jours si beaux parleurs, je suis déterminé à être un scélérat, et à haïr les plaisirs frivoles de ces jours. J'ai tramé des intrigues, de perfides prologues...

Nous voilà fixés sur ses dessins, car sa vengeance sera machiavélique, terrible, sanglante. Ainsi, révolté contre la nature qui ne l'a pas favorisé et avide de pouvoir, il va dresser l'un contre l'autre ses deux frères, le roi Edouard IV et Georges duc de Clarence. Ce dernier sera emprisonné, puis assassiné et jeté dans un tonneau de malvoisie. Au décès du roi - la seule mort naturelle de cette histoire - il fait la cour à Anne, la veuve du prince de Galles, alors qu'elle suit le cercueil de son époux! Devenu régent pendant la minorité d'Edouard V, il complote afin de s'emparer du trône, avec la complicité du duc de Buckingham, et fait enfermer le futur roi ainsi que son frère à la Tour de Londres. Il les fait assassiner, eux aussi. Répudiant sa première femme afin d'épouser sa nièce, il fait ensuite exécuter Buckingham. Il sera finalement rattrapé par son destin, hanté par les fantômes de toutes ces morts qui jalonnent son règne, vaincu et tué au cours de la bataille de Bosworth, par les troupes du futur Henri VII d'Angleterre.

Résumée ainsi, l'intrigue suggère sans ambiguïté que Richard III est l'incarnation du Mal absolu. Vraiment? Méfions-nous, car avec Shakespeare, une vérité en cache souvent une autre, car manipulateur, tyrannique et cynique, Richard III l'est indiscutablement, mais il se joue avec intelligence des mesquineries de la cour, des conflits de famille, des trahisons, des ambitions de ses futures victimes - qui, souvent impopulaires, sans envergure ou changeantes, ne sont pas forcément des anges! - et souligne avec une cruelle ironie les caprices de la fortune, de même que la vanité et l'absurdité du pouvoir, car s'il compose un personnage qu'il s'est délibérément choisi - qui est-il vraiment derrière ses masques? - le roi n'en est pas moins lucide jusqu'au bout de sa folie.

Les cendres de Richard III seront dispersées sans égard ni rituel royal et de nos jours, il n'existe pas même une stèle funéraire célébrant la mémoire de ce roi usurpateur. Pourtant, il demeure l'un des héros les plus connus de Shakespeare, même auprès de ceux qui ne l'ont pas lu. Le mal fascine, vous en conviendrez...

traduit par Jean-Michel Déprats (édition bilingue: Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 2008)

00:20 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, William Shakespeare | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Imprimer |  Facebook | | |