19/08/2013
Lire les classiques - Hildegarde von Bingen
Hildegarde von Bingen
Depuis mon enfance, avant que mes os, mes nerfs et mes veines se fussent affermis, jusqu'à ce jour où je suis plus que septuagénaire, je vois toujours en mon âme cette vision: la lumière que je vois n'est pas locale; mais elle est infiniment plus brillante que la nuée qui enveloppe le soleil. Je ne puis considérer en cette lumière ni hauteur, ni longueur, ni largeur; pour moi cette lumière se nomme l'ombre de la lumière vivante. Il ne m'est pas plus possible de connaître la forme de cette lumière que de pénétrer parfaitement la sphère du soleil. En cette lumière, de temps à autres, et non fréquemment, je vois une autre lumière qui pour moi se nomme la lumière vivante.
Je ne puis dire quand et comment je la vois; mais tandis que je la considère, toute angoisse m'est enlevée à tel point que, dépouillant des allures de vieille femme, je prends alors celle d'une simple jeune fille. Ainsi mon âme ne manque jamais de cette lumière décrite plus haut, appelée ombre de la lumière vivante; et je la vois comme je regarde un ciel sans étoiles à travers une nuée lumineuse. C'est en cette lumière que souvent je vois ce que je dois dire et que je réponds à qui m'interroge sur la splendeur de ladite lumière vivante. Ce que je ne vois pas en cette lumière, je l'ignore...
Hildegarde von Bingen, Lettre VIII, dans: François Cali, L'ordre cistercien (Arthaud, 1972)
image: Hildegarde von Bingen (konigsberg.centerblog.net)
00:05 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; spiritualité; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
17/08/2013
Morceaux choisis - Ann Beattie
Ann Beattie
Je passe la journée dans le parc, à méditer la proposition que Noel m'a faite de m'installer chez lui. Nous aurions plus d'argent... Nous passons tellement de temps ensemble de toute manière... Ou bien il pourrait emménager chez moi, si les grandes baies de mon appartement comptent autant. Je rencontre toujours des hommes raisonnables.
- Mais je ne t'aime pas, lui ai-je dit. Tu n'as pas envie de vivre avec une femme qui t'aime?
- Personne ne m'a jamais aimé et personne ne m'aimera jamais, a-t-il répondu. Je n'ai rien à perdre.
Je suis venue ici pour réfléchir à ce que j'ai à perdre. Rien. Alors, pourquoi est-ce que je ne sors pas de ce parc pour lui téléphoner au bureau et lui dire qu'à mon sens, c'est un projet très cohérent?
Un petit garçon joufflu passe vêtu d'une veste courte et d'un pantalon qui glisse. Il tient un bateau jaune. Il respire une telle joie de vivre que j'ai envie de l'aborder pour lui demander: Faut-il que j'emménage chez Noel? Pourquoi suis-je aussi réticente? Les jeunes ont une grande sagesse - certains des meilleurs comme des pires penseurs l'ont cru: Wordsworth, les disciples du gourou Maharaji... Faites les méditations, ou je vous battrai avec un bâton, leur disait-il. Donne-moi la réponse, petit, sinon je te prends ton bateau.
Je m'affale sur un banc. Ensuite. Noel va me demander en mariage. Il essaie de me piéger. Pire, il n'essaie pas de me piéger, mais veut que j'emménage chez lui uniquement par souci d'économie. Il ne m'aime pas. Puisque personne ne l'a jamais aimé, il est incapable d'éprouver de l'amour pour quiconque. Ou peut-être que si?
Je trouve une cabine téléphonique et j'attends devant qu'une femme munie d'un sac à provisions en sorte. Elle a une bouche de poisson, peinte en orange vif. Je n'ai pas mis de rouge à lèvres. J'ai enfilé un imperméable sur ma chemise de nuit, emprunté des chaussettes à Noel, et je porte des sandales.
- Noel, dis-je quand il décroche, tu parlais sérieusement lorsque tu m'as déclaré que personne ne t'avait jamais aimé?
- Bon Dieu, c'était déjà assez embarrassant de le reconnaître, rétorque-t-il. Il faut en plus que tu me questionnes à ce sujet?
- J'ai besoin de savoir.
- Eh bien, je t'ai parlé de toutes les femmes avec lesquelles j'avais couché. Laquelle aurait pu m'aimer, à ton avis?
J'ai gâché sa journée. Je raccroche, je pose la tête contre l'appareil. Moi, dis-je tout bas. Je t'aime...
Ann Beattie, Sur une colline du Vermont / extrait, dans: Nouvelles du New Yorker (Bourgois, 2013)
traduit de l'américain par Anne Rabinovitch
image: Edward Hopper, Room in New York (journaldespeintres.com)
23:39 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; nouvelles; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
Musica présente - 75 Michel Chapuis
Michel Chapuis
organiste français, né en 1930
*
Michel Chapuis
Improvisations, 1993
07:49 Écrit par Claude Amstutz dans Musica présente, Musique classique | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique classique | | Imprimer | Facebook |
16/08/2013
Françoise Cloarec
Françoise Cloarec, Séraphine - La vie rêvée de Séraphine de Senlis (Phébus, 2008)
Ce récit est un voyage au cœur de l’intériorité d’une peintre méconnue du grand public, décédée en 1942, dont l’itinéraire ne manque pas de rappeler le destin tragique de Camille Claudel. Illustré par des portraits de Séraphine, de ses tableaux ainsi que de quelques images tirées du film de Martin Provost réalisé en 2008, ce livre à l’écriture épurée lève le voile sur un personnage riche, à la frontière du mysticisme et de la folie. Il est aussi – et surtout – une méditation sur la création artistique, sa ferveur, l’incompréhension ou la moquerie qu’elle suscite chez les autres. Ce texte qui puise à toute la documentation disponible son contenu, est rendu extrêmement attachant par les réflexions de Séraphine elle-même, dont l’intimité semble se dévoiler sous nos yeux. Lumineux et bouleversant.
également en format de poche (coll. Libretto/Phébus, 2011)
09:36 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; livres | | Imprimer | Facebook |
14/08/2013
Le poème de la semaine
Catherine Pozzi
La grande amour que vous m'aviez donnéeLe vent des jours a rompu ses rayons -Où fut la flamme, où fut la destinéeOù nous étions, où par la main serréeNous nous tenions Notre soleil, dont l'ardeur fut penséeL'orbe pour nous de l'être sans secondLe second ciel d'une âme diviséeLe double exil où le double se fond Son lieu pour vous apparaît cendre et crainte,Vos yeux vers lui ne l'ont pas reconnuL'astre enchanté qui portait hors d'atteinteL'extrême instant de votre seule étreinteVers l'inconnu. Mais le futur dont vous attendez vivreEst moins présent que le bien disparu.Toute vendange à la fin qui vous livreVous la boirez sans pouvoir être qu'ivreDe vin perdu. J'ai retrouvé le céleste et sauvageLe paradis où l'angoisse est désir.Le haut passé qui grandit d'âge en âgeIl est mon corps et sera mon partageAprès mourir. Quand dans un corps ma délice oubliéeOù fut ton nom, prendra forme de cœurJe revivrai notre grande journée,Et cette amour que je t’avais donnéePour la douleur. Quelques traces de craie dans le ciel,Anthologie poétique francophone du XXe siècle
00:12 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |
13/08/2013
La citation du jour
Frank Kafka
Journée pluvieuse. On est couché et la pluie frappe de tels coups sur le toit qu'on a l'impression qu'elle les dirige contre votre propre poitrine. Dans l'angle du toit qui fait saillie, les gouttes apparaissent mécaniquement, comme les lumières allumées le loin d'un trottoir. Puis elles tombent. Un vieillard, tel un animal sauvage, se précipite soudain sur le pré et prend un bain de pluie. Le rythme des gouttes dans la nuit. On est assis là comme dans une boîte à violon. Le matin, on court et l'on sent la terre molle sous ses pieds.
Franz Kafka, Notes de voyage, dans: Journal (Grasset, 1954)
image: John Dyess, Franz Kafka - Collage (journalofseeing.wordpress.com)
07:43 Écrit par Claude Amstutz dans Franz Kafka, La citation du jour, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : citation; livres | | Imprimer | Facebook |
12/08/2013
Wendy Guerra
Wendy Guerra, Mère Cuba (Stock, 2009)
Hommage au courage des femmes trop longtemps vouées au silence, ce roman qui oscille entre fiction et documentaire, évoque surtout Cuba et s’étend sur trois générations. Il se lit avec un plaisir contagieux et malgré son cortège de désillusions, de critiques, de révoltes, laisse s’exprimer, parfois avec légèreté et humour, la passion viscérale de l’auteur pour un pays qu’elle n’a jamais voulu quitter et dont elle dit, dans une interview, qu’elle est une terre entourée d'eau et de beaucoup de silence … Un récit intense, chaleureux et grave dont le personnage central, Nadia, incarne l’espérance de sa génération ainsi que toute la complexité de l’âme cubaine. Une belle réussite littéraire!
Egalement disponible en format de poche (Livre de poche/LGF, 2011)
06:58 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature sud-américaine | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature: roman; livres | | Imprimer | Facebook |
11/08/2013
Les pièces de Shakespeare 9b
La tempête
En 1980, la BBC a réalisé sous la direction de John Gorrie, une superbe adaptation de La tempête, avec Michael Hordern, Warren Clarke, Pipa Guard et l'ensemble de la Royal Shakespeare Company. En voici l'épilogue, précédé du texte français et suivi du texte original en anglais, dont l'harmonie est sans équivalent.
Maintenant, mes charmes sont abolis.A mon chétif pouvoir je suis réduit.Maintenant c'est à vous de déciderSi je reste ici confinéOu si je suis à Naples renvoyé.Mais puisque j'ai mon duché reconquisEn pardonnant à qui me l'avait pris,Ne me laissez pas sur ce rocher nu,Par votre pouvoir retenu,Mais libérez-moi de mes liensA l'aide de vos bonnes mains.Que le souffle de bienveillants murmuresVienne souffler dans la mâture,Gonflant ma voile, car, sinon,J'aurai manqué mon but: vous plaire.Je n'ai plus d'esprits pour règnerNi de magie pour enchanter.Faut-il donc que je désespère?Non, si m'assiste la prièreQui du Ciel force la MerciEt toutes les fautes délie.Vous voudriez être pardonnés pour vos offenses?Moi de même.Ainsi donc, que me délie votre indulgence.Now my charms are all overthrown, And what strength I have's mine own, Which is most faint: now, 'tis true, I must be here confined by you, Or sent to Naples. Let me not, Since I have my dukedom got And pardon'd the deceiver, dwell In this bare island by your spell; But release me from my bandsWith the help of your good hands: Gentle breath of yours my sails Must fill, or else my project fails, Which was to please. Now I want Spirits to enforce, art to enchant, And my ending is despair, Unless I be relieved by prayer, Which pierces so that it assaults Mercy itself and frees all faults. As you from crimes would pardon'd be,Let your indulgence set me free.
La tempête, traduit par Jean-Louis Curtis (coll. Papiers/Actes Sud, 1986)
00:24 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Théâtre, William Shakespeare | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; théâtre; livres | | Imprimer | Facebook |
Les pièces de Shakespeare 9a
La tempête
S'il me fallait emporter sur une île déserte une seule pièce du grand William Shakespeare, je crois bien que je choisirais La tempête, malgré mon admiration pour Comme il vous plaira, Le songe d'une nuit d'été et Un conte d'hiver, entre autres chefs-d'oeuvre.
On y retrouve en effet tous les thèmes chers à son auteur, mais jugez plutôt: Prospero, le duc de Milan, après avoir été déchu et exilé par son frère, se retrouve avec sa fille Miranda sur une île déserte. Grâce à la magie que lui confèrent ses livres, il maîtrise les éléments naturels et les esprits; notamment Ariel, esprit de l'air et de la joie de vivre ainsi que Caliban, être sombre et instinctif symbolisant la terre, la violence et la mort. Le premier acte s'ouvre sur le naufrage - orchestré par Prospero et executé par Ariel - d'un navire portant le roi de Naples, son fils Ferdinand ainsi que le frère parjure de Prospero, Antonio. Usant de ses pouvoirs surnaturels, Prospero fait subir aux trois personnages échoués sur l'île diverses épreuves destinées à les punir de leur trahison, mais qui contiennent aussi, peut-être, un caractère salvateur. Au dernier acte, Prospero se réconcilie avec son frère et le roi, marie sa fille avec Ferdinand, libère Ariel et Caliban puis renonce à la magie pour retrouver son duché.
Critique de la société, de la démocratie et du pouvoir - comme dans Coriolan, Jules César, Richard III ou Henry VI - l'humour, la fantaisie et la féérie occupent néanmoins dans La tempête une place prépondérante, au fil de cette plongée au coeur des méandres de la nature humaine: avec Prospero qui dans son exil amer, médite sur la vieillesse et la mort, mais dans sa solitude, aspire de même à la paix du coeur, la justice et la compassion; avec Ariel au service de Prospero, de nature joyeuse et amoureux des arts, sensible au malheur des hommes; avec Miranda, incarnant l'amour véritable dans toute sa simplicité, sa fraîcheur, sa sincérité envers son père, mais aussi de Ferdinand qui nous réserve une des plus belles scènes d'amour, aux côtes de celles de Roméo et Juliette et Un conte d'hiver.
Le portrait de Caliban est plus complexe: souvent décrit comme un monstre, un médiocre dépourvu de sens moral, il symbolise l'insoumission, la félonie, la sauvagerie, le désir irréfléchi. Oui, sans doute, et pourtant, n'est-il pas le personnage le plus émouvant - le plus humain - de cette pièce, incarnant à lui seul un monde privé de grâce, voué au désespoir, et dont Prospero croit que le destin n'est pas définitivement tracé, s'il est traversé d'affection et d'une patiente éducation capable de l'enrichir de valeurs qui lui sont inconnues?
En Angleterre, cette oeuvre n'est pas assimilée à une comédie - terme souvent galvaudé chez nous - mais à une romance pastorale. A la différence de Un conte d'hiver qui aboutit aussi au pardon et à la réconciliation, cette pièce est celle de l'apprentissage et de la sagesse dans laquelle tous les questionnements - comme au sein d'une prison sans barreaux - aboutissent au triomphe de l'amour en dissolvant les rancoeurs, les haines, les illusions, devant la précarité de la vie qui prend ses distances.
Pour terminer, sachez que c'est dans La tempête qu'on trouve ce célèbre extrait: Nous sommes de la même étoffe que nos songes et notre infime vie est cernée de sommeil...
En annexe, vous pouvez découvrir - en version bilingue - l'éblouissant épilogue de Prospero...
La tempête, traduit par Jean-Louis Curtis (coll. Papiers/Actes Sud, 1986)
00:15 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Théâtre, William Shakespeare | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; théâtre; livres | | Imprimer | Facebook |
10/08/2013
Lire les classiques - John Keats
John Keats
Tout objet de beauté est une joie éternelle:Le charme en croît sans cesse;jamais Il ne glissera dans le néant,mais il gardera toujours pour nous une paisible retraite,un sommeil habité de doux songes,plein de santé, et qui paisiblement respire. Aussi, chaque matin, tressons-nous des guirlandes de fleurspour mieux nous lier à la terre,malgré les désespoirs et la cruelle disettede nobles natures, malgré les sombres journéeset tous les sentiers malsains et enténébrésouverts à notre quête;oui, malgré tout cela, une forme de beautéécarte le suaire de nos âmes endeuillées. Tels sont le soleil, la lune, les arbres vieux ou jeunesqui offrent le bienfait de leurs printaniers ombragesaux humbles brebis;tels sont encore les narcisses et le monde verdoyant où ils se logent,les ruisseaux limpides qui se bâtissent un frais couverten vue de l'ardente saison.
John Keats, Endymion / extrait, dans: Poèmes choisis - édition bilingue (Aubier, 1968)
traduit de l'anglais par Albert Laffay
image: Antonio Corradini, Endymion (theartnewspaper.com)
02:11 Écrit par Claude Amstutz dans Lire les classiques, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |