10/06/2012
Morceaux choisis - Marcel Proust
Marcel Proust
Cette patrie perdue, les musiciens ne se la rappellent pas, mais chacun d'eux reste toujours inconsciemment accordé en un certain unisson avec elle; il délire de joie quand il chante selon sa patrie, la trahit parfois par amour de la gloire, mais alors en cherchant la gloire il la fuit, et ce n'est qu'en la dédaignant qu'il la trouve, quand il entonne ce chant singulier dont la monotonie - car quel que soit le sujet qu'il traite, il reste identique à soi-même - prouve chez le musicien la fixité des éléments, tout ce résidu réel que nous sommes obligés de garder pour nous-mêmes, que la causerie ne peut transmettre même de l'ami à l'ami, du maître au disciple, de l'amant à la maîtresse, cet ineffable qui différencie qualitativement ce que chacun a senti et qu'il est obligé de laisser au seuil des phrases où il ne peut communiquer avec autrui qu'ense limitant à des points extérieurs communs à tous et sans intérêt, l'art, l'art d'un Vinteuil comme celui d'Elstir, le fait apparaître, extériorisant dans les couleurs du spectre la composition intime de ces mondes que nous appelons les individus, et que sans l'art nous ne connaîtrions jamais? Des ailes, un autre appareil respiratoire, et qui nous permissent de traverser l'immensité, ne nous serviraient à rien, car si nous allons dans Mars et dans Vénus en gardant les mêmes sens, ils revêtiraient du même aspect que les choses de la Terre tout ce que nous pourrions voir. Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d'aller vers de nouveaux paysages, mais d'avoir d'autres yeux, de voir l'univers avec les yeux d'un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d'eux voit, que chacun d'eux est; et cela nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil, avec leurs pareils, nous volons vraiment d'étoiles en étoiles.
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu - La prisonnière (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1954)
image: http://sososan.wordpress.com
23:19 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Marcel Proust, Musica présente | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
Actualité de la poésie 1/2
Bloc-Notes, 10 juin / Les Saules
Après les cinq premiers livres tirés de la besace offerte par mes libraire préférés, en voici cinq autres qui ne manqueront pas d'intéresser tous les passionnés de poésie.
Honneur à la littérature suisse, pour commencer, avec Figures de la patience sous la plume de ce grand poète et prosateur qu'est François Debluë. Des méditations, réflexions, pensées ou poèmes courts traversent ces pages autour de l'attente, de la soif, de la nature et des êtres gonflant les voiles... de nos impatiences. Vrai que la beauté peut être mortelle: celle d'un paysage, celle d'un corps, celle d'un chef-d'oeuvre. Mais ce n'est pas tant la beauté même qui nous atteint si dangereusement, que l'imposibilité où nous sommes de la rejoindre, de l'épouser. L'impossibilité que nous éprouvons des joies éternelles de noces sans fin...
Un seul geste de Laurence Verrey - née à Lausanne - emprunte un style à la fois sensuel, sobre, fiévreux pour dire l'ivresse et la fusion possible avec la nature, avec l'autre: une quête douloureuse, fulgurante comme le désir, éphémère et changeante comme le vent dans les arbres. A toi la fenêtre, les mains blanches de la lune, à vous les sables, le toucher subtil du graveur, l'écriture du Christ sur le sol: ce jour-là, aucune pierre ne fut ramassée pour lapider une femme. A toi la terre effleurée, ces signes tracés dans le silence. Rime légère, c'était le doigt d'un roi.
Avec L'invention des désirades et autres poèmes, nous quittons l'Helvétie. Daniel Maximim - poète, romancier et essayiste guadeloupéen - le texte ressemble à une danse où se mêlent soleil, musique, corps à coeur et bonheur présent, malgré les heures fragiles, le doute, la solitude. Les chants les plus beaux - donc - ne sont pas forcément les plus désespérés: Fidèle pour ma part j'écoute ton silence: une embellie de confidence en lisant dans tes lucioles tout ce qu'il y a de ferveur dans une désirade, ce qu'il y a de justice dans une mémoire bonne, ce qu'il y a de fertile dans nos frissons, de fontaines dans ta forêt, de sentiers dans nos destinées.
Autre petit bijou que ce recueil de Julie Delaloye, Dans un ciel de février. Une beauté intérieure où les mots empruntent la trajectoire des heures et saisons, telle une respiration naturelle qui saurait fixer sur le papier ce que - sans talent créateur - nous devons nous contenter de ressentir: Elle entre à peine, s'adosse à la fraîcheur, souveraine, sortie de l'obscur des sapins. Comme elle la respire, cette lumière, cachée dans l'embrasure de ses songes apaisés. Fragile instant, avant le jour, dont on recueille l'élan, le souffle si simple, entre les formes du vent et de sa voix claire.
Pour terminer ce tour d'horizon, voici L'heure injuste - Anthologie poétique. Présenté par Valère Staraselski, ce volume se décline en thèmes - L'heure injuste, Pays d'écueil, Avenirs solitaires, Avenirs des espérés - et regroupe une vingtaine d'auteurs qui, Thierry Renard excepté, sont peu connus et dont la voix, à l'image de Marc Rousselet, ravit le lecteur de poésie: Vous osez, gens de maraude à rêves d'épiciers, bluter les scories d'un passé casqué. Rendez-vous est pris. A ce jour, nous n'avons à vous opposer que l'arc de notre âme romane et la flèche bleue de nos cyprès. Mais entre Montmirail et Vetoux germe notre cri de ralliement. Le bruit de vos actes avoue vos ténèbres, il vous désigne du carnage et du charnier. Des dèmain nous apprendrons des renardeaux l'art de vous traiter.
Une bien belle gerbe de poèmes que vous réservent les auteurs présentés hier et aujourd'hui, pas toujours faciles à trouver en présentation, chez nos amis libraires...
François Debluë, Figures de la patience (Empreintes, 1998)
Laurence Verrey, Un seul geste (Empreintes, 2010)
Daniel Maximin, L'invention des désirades et autres poèmes (coll. Points/Seuil, 2009)
Julie Delaloye, Dans un ciel de février (Cheyne, 2008)
Valère Staraselski, L'heure injuste - Anthologie poétique (La Passe du Vent, 2005)
image: Thierry Renard
20:18 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; livres | | Imprimer | Facebook |
09/06/2012
Actualité de la poésie 1/1
Bloc-Notes, 9 juin / Les Saules
La poésie continue de nous réserver de bien belles surprises au fil des parutions récentes. Parmi celles-ci, peuvent être citées deux anthologies intéressantes, parues dans la collection Points, aux éditions du Seuil. La première, conçue par Abdelmadjid Kaouah, nous présente Quand la nuit se brise - Anthologie / Poésie algérienne. Une opportunité de découvrir une cinquantaine d'auteurs, dont la plupart - à l'exception de Rachid Boudjera, Mohammed Dib, Tahar Djaout, Assia Djebar, Nabile Farès ou Jean Sénac - sont inconnus du grand public, tels Mohammed Haddadi: Il a neigé gris sur nos coeurs. Toutes nos peines ont germé, au mépris des saisons. Le jour s'est revêtu de sa très fade ardeur. Le ciel est noir...
La seconde anthologie - en édition bilingue - aux bons soins de Jean Amrouche, s'intitule Chants berbères de Kabylie - Poésie kabyle. Regroupés par thèmes - l'exil, l'amour, la satire, le travail, la danse, la méditation - ces chants témoignent, ainsi que le mentionne l'auteur dans sa présentation, de l'appartenance à un peuple: ses épreuves, ses misères, son humiliation, sa gloire secrète, ses espoirs, sa volonté de survivre: Comment exhumer la joie souterraine sans la déraciner du jour, comment fleurir le combat sans tarir les larmes? Qu'aimer soit notre seule gloire à tout jamais éternelle, qu'aimer soit notre seule prière au plus divin de l'humain.
Autres publications valant mieux qu'un détour, deux recueils parus aux éditions Lire et Méditer. Sous la plume de An Ishtar et Abbassia Naïmi, voici De l'amertume fleurissent les jasmins, célèbrant la blessure, la révolte, l'indignation, mais aussi l'amour, la musique intérieure, le langage: cette graine d'espoir capable de traverser même les murs. A quoi bon parler quand ils ne peuvent écouter, à quoi bon crier pour ceux qui ne peuvent entendre, pourtant se taire et laisser faire je ne peux le comprendre...
Signé Marie Hurtrel, Un tilleul au Cameroun chante la magie que lui inspire ce pays, ses points de convergences et de contradictions, avec des mots égrenés sur le ton de la confidence et souvent de l'anecdote, où la petite histoire - personnelle - rejoint par des chemins imprévus la grande: Je voudrais briser les frontières de la vie et la terre, voler aux palombes leurs ailes, prendre le premier nuage qui passe, je voudrais suivre le vent...
Enfin, dans la collection Poésie chez Gallimard, est édité Eros émerveillé - Anthologie de la poésie érotique française, sous la direction de Zéno Bianu. L'intérêt de cet ouvrage est de nous présenter un vaste panorama de l'érotisme en poésie - près de 600 pages - du Moyen-Age à nos jours, avec parfois des textes rares d'auteurs connus - Robert Desnos ou Edmond Jabès, par exemple - mais l'ensemble de ce choix assez inégal pèche par manque de rigueur, bon nombre de textes en prose se mêlant à la poésie. De plus, certains écrivains modernes - chez les surréalistes surtout - ne méritent pas vraiment d'être exhumés, leur qualité littéraire étant avec le recul du temps, plutôt affligeante, à mon sens. Mais à vous de juger!
Demain, suite de ce voyage en poésie, avec quelques autres perles rares: pas liées au calendrier des parutions, cette fois-ci...
Abdelmadjid Kaouah, Quand la nuit se brise - Anthologie / Poésie algérienne (coll. Points/Seuil, 2012)
Jean Amrouche, Chants berbères de Kabylie - Poésie kabyle (coll. Points/Seuil, 2012)
An Ishtar et Abbassia Naïmi, De l'amertume fleurissent les jasmins (Lire et Méditer, 2011)
Marie Hurtrel, Un tilleul au Cameroun (Lire et Méditer, 2012)
Zéno Bianu, Eros émerveillé - Anthologie de la poésie érotique française (coll. Poésie/Gallimard, 2012)
image: Quint Buchholz, Art on Books - http://www.libriantichionline.com/
23:53 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature étrangère, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; livres | | Imprimer | Facebook |
Morceaux choisis - Edouard Zarifian
Edouard Zarifian
Il y a deux choses que personne ne peut faire à votre place: désirer et engager votre volonté. Ne laissez pas les autres désirer pour vous et n'attendez que de vous la mise en oeuvre de votre volonté. C'est difficile, c'est vrai. Surtout au début. Mais, dès que vous avez commencé, sans vous lasser, en sachant attendre un peu, les premiers changements vous encouragent à persévérer et vous n'avez plus besoin de personne pour vous encourager. Or, dans notre société, tout est fait pour dissuader de l'effort et de la volonté. La raison est simple: cela ne se vend pas dans la société marchande. La volonté est même le concurrent le plus puissant de la publicité, de l'objet vendu, de l'illusion d'une possession matérielle.
C'est pourquoi on ne vous dira jamais que cette force existe en vous et que vous avez tort de dire: "Moi, je n'y arriverai jamais." La seule chose qui devrait être encouragée et fortifiée à l'école, c'est le culte de l'effort et de la volonté. Angélisme? Idéalisation? Non, arme terrible à laquelle rien ne résiste. Obtenir tout sans effort est tellement tentant que cette idée est facile à vendre. Ne vous occupez de rien. Achetez. Je vous vends la santé, la beauté, la jeunesse. L'intelligence, c'est plus difficile à vendre et, de nos jours, cela ne tente pas grand monde. Alors, précipitez-vous sur les recettes (toujours miracles), les appareils (être musclé en huit jours), les régimes (toujours sans effort), le bonheur en gélules, la beauté en crème, que sais-je encore... Il suffit d'ouvrir les yeux, chez soi, dans la rue, à la télévision, sur les routes, partout où une annonce peut accrocher votre intérêt pour se voir proposer l'illusion du réel et les symboles de la réussite. A condition de payer...
Il est légitime que certains, les plus nombreux, préfèrent une vie sans effort. Pourquoi modifier mon alimentation si je peux maigrir en ne changeant rien à mes habitudes? Pourquoi marcher tous les jours, éliminer ce qui m'est nocif, cultiver ma volonté? C'est vrai, pourquoi prendre le temps de vivre vraiment, puisqu'on doit mourir un jour? La réponse, vous l'aurez au moment où vous dresserez le bilan de ce que cette attitude de refus de l'effort vous a apporté, ou quand il sera déjà trop tard...
Je sais, mon discours n'est pas facile. Je ne vends rien, pas même ce livre puisque c'est déjà fait et que vous le lisez. Je n'ai à vous proposer aucun produit sur Internet, aucune recette à effet immédiat, aucune illusion. La volonté, votre volonté, c'est de l'effort prolongé dans le temps. L'effort et le temps forment une alliance qui vous surprendra.
Edouard Zarifian, Le goût de vivre - Retrouver la parole perdue (coll. Poche/Odile Jacob, 2007)
02:24 Écrit par Claude Amstutz dans Le monde comme il va, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : sciences humaines; livres | | Imprimer | Facebook |
Kim Thuy
Kim Thuy, Ru (Liana Levi, 2010)
Le parcours de Nguyen An Tinh ressemble à celui de nombreuses autres femmes, contraintes à fuir le Vietnam à l'arrivée des communistes au pouvoir, pour se réfugier au Québec ou aux Amériques. Pourtant, l'auteur de ce premier roman, par ses souvenirs ou anecdotes puisées dans la quotidien, sait montrer, avec beaucoup de lucidité, de fraîcheur, de contrastes, la singularité de son héroïne qui n'a reçu, pour tout héritage, que la mémoire prolongeant la vie de sa mère jusqu'à l'exil, qui la rend à son tour étrangère aux siens. Au fil de sa destinée où s'entremêlent guerre et paix, elle fait sienne le proverbe qu'elle a autrefois entendu: La vie est un combat où la tristesse entraîne la défaite. Sa survie, puis ses moments de bonheur, n'ont su lui épargner le pire qu'à ce prix.
En français, ru signifie petit ruisseau et au figuré, écoulement (de larmes, de sang, d'argent). En vietnamien, ru signifie berceuse, bercer. (note de l'auteur)
également disponible en format de poche (coll. Piccolo/Liana Levi, 2011 et Livre de Poche/LGF, 2012)
02:05 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récit; livres | | Imprimer | Facebook |
Morceaux choisis - Mahmoud Darwich
Mahmoud Darwich
Si cet automne est le dernier,demandons pardonpour le sac et le ressac de la mer,pour les souvenirs...pour ce que nous avons faitde nos frères avant l'âge du bronze.Nous avons blessé tant de créaturesavec des armes faites des os de nos frères,pour devenir leurs descendants près des sources.Demandons pardonà la harde de la gazellepour ce que nous lui avons fait subirprès des sources,quand un filet de pourpre serpenta sur l'eau.Nous ne savions pas que c'était notre sangqui consignait notre histoiredans les coquelicots de ce bel endroit. Si cet automne est le dernier,unissons-nous aux nuagespour apporter la pluie aux plantes suspenduesau-dessus de nos chants,pour pleuvoir sur les troncs des légendes...sur les mères revenues à leur enfance,pour recouvrer notre récitde conteurs qui ont rallongéles épisodes de la migration.Nous aurions pu les modifier un peuque s'apaisent en nous les cris des palmiers.
Mahmoud Darwich, Nous choisirons Sophocle et autres poèmes (Actes Sud, 2011)
traduit de l'arabe (Palestine) par Elias Sanbar
01:06 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Mahmoud Darwich | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
08/06/2012
Sophie Fontanel
Sophie Fontanel, Grandir (coll. Livre de poche/LGF, 2012)
La narratrice de ce récit a beaucoup de chance. auprès d'une mère comme la sienne - avec son sourire qui donne accès à la splendeur du monde - et elle le lui rend bien, à ce moment crucial de l'existence que nous redoutons tous, pour autant que nous aimions nos parents: La vieillesse, les accidents, la maladie, la dépendance réciproque, la proximité de la perte, le deuil.
A la première chute de sa maman, elle est désemparée. Le ciel lui tombe sur la tête: Une mère à terre, je pensais qu'il suffisait de la soulever (à deux, avec la gardienne de l'immeuble), de la remettre dans son lit pour que ça se tasse. Que le rétablissement se goupille de lui-même. Eh bien, j'ai appris. Dans son lit, avec deux fractures et des ligaments déchirés, ma mère se laissait mourir. Elle refusait que j'appelle une ambulance. Refusait le médecin. Refusait les soins. Refusait la nourriture. Refusait l'eau comme s'il se fût agi d'un breuvage où l'on aurait glissé des gouttes susceptibles de tuer sa résistance. Une porte blindée, ma mère. Refusait bien sûr de sourire, et quelle naïveté aussi j'avais de le lui demander dans une pareille détresse.
Pourtant, elle tient bon. Par amour pour sa mère de quatre-vingt six ans, indépendante, qui n'aime pas déranger, elle accepte de s'occuper d'elle au quotidien, subissant de plein fouet ses chutes répétitives, ses pertes de mémoire aussi. Elle connaît les couloirs des hôpitaux, les infirmières et les aides ménagères - dont elle parle avec une bienveillance naturelle - puis les maisons de repos, les soins. L'équilibre de sa propre vie s'en trouve mis à rude épreuve. Un jour, une de ses amies donne un sens à sa douleur et à son impuissance, en lui confiant: Ta maman est tombée encore une fois? Pauvre, pauvre, maman, je sais ce que tu ressens. Oh je sais que la vieille personne c'est toi-même. C'est à toi dans ces moments-là chaque minuscule vertèbre qui sort du dos de la personne âgée, des épines d'hippocampe, et ça lui fait si mal si on oublie de lui mettre les coussins. C'est à toi cette défaite, c'est ta pesanteur, et c'est toi aussi qui pèses ce poids de la vieille personne, et je sais que même la plus légère est insupportable, c'est à toi cette fin de vie...
Si le sujet du livre de Sophie Fontanel - probablement une autofiction - est grave, il est cependant parcouru par un formidable élan d'amour et de gratitude qui, la plupart du temps, transfigure jusqu'aux instants les plus pénibles. S'y ajoute une écriture pleine de fraîcheur qui vole de page en page comme une canne invisible auprès de cette mère qui ne veut pas disparaître: Sa meilleure amie sur terre. Elle saisit avec beaucoup de tendresse et d'humour les petits riens de ce quotidien à l'étroit qui font toute la différence: Sa gourmandise, ses coquetteries, ses espiègleries, ses rêves, ses désirs de croquer la vie à pleines dents, aujourd'hui, auprès de sa fille chérie.
Cette dernière grandira. Elle apprendra qu'être solidaire, c'est anticiper; que ce temps qui s'inverse, où la mémoire s'en va, paradoxalement s'accompagne d'une lucidité accrue; qu'une mère à de droit de céder au découragement; que l'amour partagé distille la force, le courage, le rire. Reste l'interrogation, à l'adresse de nous qui pour un temps encore foulons avec allégresse la terre sous nos pieds: Je pense qu'un jour moi aussi, je serai âgée, moi aussi je passerai un cap et je devrai m'en remettre à la bienveillance d'autrui. Lorsque ce jour viendra, qui dans ce monde pourra faire pour moi ce que je fais pour ma mère? Qui sera présent? Qui me soutiendra quand, à mon tour, je serai une personne vulnérable? Et est-ce que je me tuerai un jour, pour cause de ce manque d'amour très particulier qui est le manque d'aide?
L'amour vrai est éternel, selon Balzac, infini et toujours semblable à lui-même. Il est égal et pur, sans démonstrations violentes: On le voit avec les poils blancs et est toujours jeune au coeur.
Une première clef qui ouvre bien des tiroirs secrets...
07:26 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; livres | | Imprimer | Facebook |
07/06/2012
Stefan Zweig
Stefan Zweig, Le voyage dans le passé (Grasset, 2008)
Tout Stefan Zweig est contenu dans cette longue nouvelle – ou ce court roman – inédite en français, auquel l’éditeur joint le texte original en langue allemande. Admirable peintre des sentiments, l’auteur de Lettre à une inconnue s’interroge sur la survivance du désir, de la passion, de l’amour : fidélité à la personne ou vivacité du souvenir, de la silhouette de l’Autre qui nous étreint encore ? Beaucoup de pudeur et de délicatesse pour cette histoire qui n’a pas d’âge.
Egalement disponible en coll. Livre de poche (LGF, 2010)
06:29 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Stefan Zweig | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature: roman; livres | | Imprimer | Facebook |
La citation du jour
François de La Rochefoucauld
L'humilité n'est souvent qu'une feinte soumission, dont on se sert pour soumettre les autres. C'est un artifice de l'orgueil qui s'abaisse pour s'élever et, bien qu'il se transforme en mille manières, il n'est jamais mieux déguisé et plus capable de tromper que lorsqu'il se cache sous la figure de l'humilité.
François de La Rochefoucauld, Maximes et reflexions diverses (coll. GF/Flammarion, 1977)
06:28 Écrit par Claude Amstutz dans La citation du jour, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : citations; livres | | Imprimer | Facebook |
06/06/2012
Morceaux choisis - Raphaël Jerusalmy
Raphaël Jerusalmy
Après le rituel des accordements, des partitions qu'on pince sur les pupitres, des ultimes toussotements, Böhm a fait son entrée de maestro. Stefan a failli se lever pour se mettre au garde-à-vous. J'ai dû le retenir par la manche. Le pauvre était trop tendu pour profiter de l'ambiance magique qui règne dans une salle juste avant la représentation. Mais dès que la musique a commencé il a été envoûté, hypnotisé même. Pas moi. Jerger m'exaspère. Quelle lourdeur! Quel kitsch! Du lyrisme de boulevard, sans élan, du baroque de pâtisserie viennoise à la crème.
Et puis ça a été le tour de Mozart. J'ai pleuré. De joie. De colère. Notre Mozart! Pas le leur. Böhm s'est bien défendu et Schneiderhan était en pleine forme. Inspiré. Son violon menait l'orchestre avec assurance. Böhm a eu l'élégance de s'effacer, de laisser le jeune virtuose donner libre cours à son enthousiasme. Ce n'était pas splendide, non, mais convaincant. Bien maîtrisé. A prendre ou à laisser. J'ai pris. J'ai applaudi bien fort avec tout le monde. Et Stefan a hurlé des bravos comme seul un gars des montagnes sait le faire. A en décrocher les lustres.
Quel n'a pas été mon étonnement quand Schneiderhan est revenu sur scène, sans Böhm et, ayant demandé le silence, a annoncé qu'il allait jouer une courte pièce en solo. Hans avait donc lu la partition et le comité accepté qu'elle soit interprétée comme je l'avais suggéré. Pour marquer la fin du concerto moins abruptement, pour prolonger un peu la sauce avant l'entracte, avant Tchaïkovski. Pour sauver Mozart!
Dès les premiers accords, entraînants, immédiatement vivaces, sans aucun prélude, l'auditoire a semblé ravi. Sauf Stefan qui tendait le cou comme s'il avait du mal à entendre Schneiderhan, lui, était en train de gagner son pari. Le public, au début un peu surpris, un peu désemparé par ce morceau inconnu, a tout d'abord cherché un repère. Un arrangement, une improvisation, une première? Et puis Schneiderhan a emporté la salle d'un coup, tout souriant. Il a lancé un clin d'oeil charmeur à l'assistance et s'est mis à taper du pied. Invités à ce moment de licence, les officiers se sont aussitôt joints à lui, frappant le sol de leurs bottes. Les autres claquaient des mains en cadence. Le Mozarteum résonnait de gaieté, d'amour simple et pur pour la musique. Un hommage! Et pas seulement à Mozart.
Stefan s'est raidi de tout le corps. Il s'est tourné vers moi, choqué, incrédule. Il avait reconnu la mélodie dès les premières notes, la ritournelle du vieux, le vieil air yiddish. Les juifs n'étaient plus là, ni à Salzbourg, ni dans sa campagne. On s'en était débarrassé, comme il avait dit. Mais leur musique tonnait maintenant en plein Festspiele, au Mozarteum, tournant les nazis en bourrique. Je me suis levé, me montrant fort exalté par le talent de Schneiderhan, emballé. Alors,petit à petit, rangée par rangée, ils se sont tous mis debout, applaudissant, reprenant le refrain. Dans tout ce vacarme, j'ai murmuré les paroles, tant bien que mal, en yiddish. Comme une prière. Pour demander pardon à ceux qui les avaient chantées jadis, dans les mariages, les fêtes de communion. Pour m'excuser de cette fraude.
Ne suis-je pas moi-même comme cette chanson? Une contrefaçon. Un pot-pourri. Pas tout à fait juif, pas vraiment athée, mi-autrichien, mi-silésien, pas encore mort et pourtant déjà banni du monde des vivants.
Ils n'y ont vu que du feu. Même Hans à qui j'ai fait croire que cet air était une ancienne mélodie du Tyrol. Une perle du folklore germanique. Mozart l'aurait tournée à sa manière, en sonate. Elle a maintenu le vieux de la clinique en vie, pour un temps. Désormais, c'est à moi qu'elle offre un sursis, une sorte de rémission. Et maintenant, elle va aussi trotter dans la tête de quelques soldats allemands, de quelques SS, tel un écho lointain. Un fantôme.
Stefan n'a pas trouvé cela amusant. Il n'a pas ri, même quand la salle s'est mise à accompagner Schneiderhan. Il m'a ramené au sanatorium sans piper mot. Tout renfrogné. Je crains qu'il ne me dénonce. Mais n'est-il pas complice? Il a fourni l'encre, le papier, m'a escorté au concert. Et Hans? Et Schneiderhan? Le comité du Festspiele n'admettra jamais une telle bavure.
Tu vois, Dieter, ce geste un peu idiot, ce canular d'étudiant aura été mon seul acte de résistance. Je n'ai pas tué Hitler. Ni sauvé Mozart. J'ai pourtant le sentiment d'avoir accompli mon devoir. J'ai juste voulu empêcher qu'une voix soit tue. Une seule voix parmi des milliers d'autres mais qui, si elle avait été étouffée, aurait éteint la musique en moi. Et toute musique.
Un oratorio entier se ressent de l'absence d'un unique choriste. Il sonne faux malgré le retentissement de l'orchestre, la résonance du ténor. Cette lacune crie. Cette absence se fait entendre malgré tout. Comme un piano auquel il manque une touche. Il n'y a pas de musique par défaut.
Le Talmud dit que celui qui sauve une âme, c'est comme s'il avait sauvé le monde. Je n'ai sauvé l'âme de personne. Ai-je seulement sauvé la mienne?
Raphaël Jerusalmy, Sauver Mozart - Le Journal d'Otto J. Steiner (Actes Sud, 2012)
image: Salzburger Festspiele, 1938
11:16 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récit; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |