28/04/2010
Le poème de la semaine
Charles Péguy
Nous ne demandons pas que le grain sous la meule
Soit jamais replacé dans le coeur de l'épi,
Nous ne demandons pas que l'âme errante et seule
Soit jamais reposée en un jardin fleuri.
Nous ne demandons pas que la grappe écrasée
Soit jamais replacée au fronton de la treille,
Et que le lourd frelon et que la jeune abeille
Y reviennent jamais se gorger de rosée.
Nous ne demandons pas que la rose vermeille
Soit jamais replacée aux cerceaux du rosier,
Et que le paneton et la lourde corbeille
Retourne vers le fleuve et redevienne osier.
Nous ne demandons pas que cette page écrite
Soit jamais effacée au livre de mémoire,
Et que le lourd soupçon et que la jeune histoire
Vienne remémorer cette peine prescrite.
Nous ne demandons pas que la tige ployée
Soit jamais redressée au livre de nature,
Et que le lourd bourgeon et la jeune nervure
Perce jamais l'écorce et soit redéployée.
Nous ne demandons pas que le rameau broyé
Reverdisse jamais au livre de la grâce,
Et que le lourd surgeon et que la jeune race
Rejaillisse jamais de l'arbre fourvoyé.
Nous ne demandons pas que la banche effeuillée
Se tourne jamais plus vers un jeune printemps,
Et que la lourde sève et que le jeune temps
Sauve une cime au moins dans la forêt noyée.
Nous ne demandons pas que le pli de la nappe
Soit effacé devant que revienne le maître,
Et que votre servante et qu'un malheureux être
Soient libérés jamais de cette lourde chape.
Nous ne demandons pas que cette auguste table
Soit jamais resserve, à moins que pour un Dieu,
Mais nous n'espérons pas que le grand connétable
Chauffe deux fois ses mains vers un si maigre feu.
Nous ne demandons pas qu'une âme fourvoyée
Soit jamais replacée au chemin du bonheur,
O reine il nous suffit d'avoir gardé l'honneur
Et nous ne voulons pas qu'une aide apitoyée
Nous remette jamais au chemin de plaisance,
Et nous ne voulons pas qu'une amour soudoyée
Nous remette jamais au chemin d'allégeance,
O seul gouvernement 'une âme guerroyée,
Régente de la mer et de l'illustre port
Nous ne demandons rien dans ces amendements
Reine que de garder sous vos commandements
Une fidélité plus forte que la mort.
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle
06:18 Écrit par Claude Amstutz dans Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |
21/04/2010
Le poème de la semaine
Maurice Chappaz
Je voudrais que les baisers
remplacent les chants d'oiseaux.
Qu'ils pépient dès l'aube
sur tes joues, tes paupières.
Je voudrais que la nuit
remplace le jour,
que la prière
remplace le travail,
que le silence
remplace les paroles.
Je voudrais que l'éternité
remplace cette vie
ne serait-ce qu'un instant.
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle
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14/04/2010
Le poème de la semaine
Francis Jammes
J'aime l'âne si doux
marchant le long des houx.
Il prend garde aux abeilles
et bouge ses oreilles;
et il porte les pauvres
et des sacs remplis d'orge.
Il va, près des fossés,
d'un petit pas cassé.
Mon amie le croit bête
parce qu'il est poète.
Il réfléchit toujours.
Ses yeux sont en velours.
Jeune fille au doux coeur,
tu n'as pas sa douceur:
car il est devant Dieu
l'âne doux du ciel bleu.
Et il reste à l'étable,
fatigué, misérable,
ayant bien fatigué
ses pauvres petits pieds.
Il a fait son devoir
du matin jusqu'au soir.
Qu'as-tu fait jeune fille?
Tu as tiré l'aiguille...
Mais l'âne s'est blessé:
la mouche l'a piqué.
Il a tant travaillé
que ça vous fait pitié.
Qu'as-tu mangé petite?
- T'as mangé des cerises.
L'âne n'a pas eu d'orge,
car le maître est trop pauvre.
Il a sucé la corde,
puis a dormi dans l'ombre...
La corde de ton coeur
n'a pas cette douceur.
Il est l'âne si doux
marchant le long des houx.
J'ai le coeur ulcéré:
Ce mot-là te plairait.
Dis-moi donc, machérie,
si je pleure ou je ris?
Va trouver le vieil âne,
et dis-lui que mon âme
est sur les grands chemins,
comme lui le matin.
Demande-lui, chérie,
si je pleure ou je ris?
Je doute qu'il réponde:
Il marchera dans l'ombre,
crevé par la douceur,
sur le chemin en fleurs.
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle
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07/04/2010
Le poème de la semaine
Philippe Jaccottet
Rose, soudain comme une rose
apparue à la saison froide.
Il n'y a pas de neige,
mais beaucoup d'eau vaillante dans les roches
et des violettes en plein sentier.
De l'eau verte à cause de l'herbe.
Rose, portière de l'année.
Comme la rose furtive à la joue,
la neige qui s'efface avant de toucher le sol,
bienfaisante.
Cette combe verte, sans fleurs et sans oiseaux,
suspendue,
cette espèce de terrasse verte,
au-dessus de laquelle passent les nuages rapides
surgis comme des troupeaux
du gouffre invisible et froid creusé derrière,
ces pâturages où il n'y a plus de bétail depuis longtemps.
Dans la lumière brillante
qui, à contre-jour, s'embrume,
cette sorte d'hamac d'herbe,
l'air vif dans les hauteurs et doux près du sol,
la bergerie d'ivoire usé comme une lampe
restée allumée en plein jour,
comme la lune, justement,
que l'on devine, le sein laiteux.
Allez encore vers ces lacs de montagne,
qui sont comme des prés changés en émeraudes.
Peut-être n'y boira-t-on plus,
peut-être est-ce pour cela qu'on les voit maintenant.
Il y a des émeraudes dans la montagne
comme on y croise des bêtes fuyantes.
Et le printemps est poussière lumineuse.
Quelques traces de craie dans le ciel,
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30/03/2010
le poème de la semaine
Francis Carco
Je me souviens de la bohème,
De mes amours de ce temps-là!
O mes amours, j'ai trop de peine
Quand refleurissent les lilas...
Qu'est-ce que c'est que cette antienne?
Qu'est-ce que c'est que cet air-là?
O mes amours, j'ai trop de peine...
Le temps n'est plus de la bohème.
Au diable soient tous les lilas!
Il pleut dans le petit jour blême.
Il pleut, nous n'irons plus au bois.
Toutes les amours sont les mêmes,
Les morts ne ressuscitent pas.
Un vieil orgue, comme autrefois,
Moud, essouflé "La Marjolaine".
O mes amours de ce temps-là,
Jamais les mortes ne reviennent.
Elles dorment sous les lilas
Où les oiseaux chantent ma peine,
Sous les lilas qu'on a mis là...
Les jours s'en vont et les semaines:
O mes amours, priez pour moi...
Quelques traces de craie dans le ciel,
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24/03/2010
Le poème de la semaine
Antonin Artaud
Toute l'écriture est de la cochonnerie.
Les gens qui sortent du vague
pour essayer de préciser quoique ce soit
de ce qui se passe dans leur pensée,
sont des cochons.
Toute la gent littéraire est cochonne,
et spécialement celle de ce temps-ci.
Tous ceux qui ont des points de repère dans l'esprit,
je veux dire d'un certain côté de la tête,
sur des emplacements bien localisés de leur cerveau,
tous ceux qui sont maîtres de leur langue,
tous ceux pour qui les mots ont un sens,
tous ceux pour qui il existe des altitudes dans l'âme,
et des courants dans la pensée,
ceux qui sont esprit de l'époque,
et qui ont nommé ces courants de pensée,
je pense à leurs besognes précises,
et à ce grincement d'automate que rend à tous vents leur esprit,
- sont des cochons.
Ceux pour qui certains mots ont un sens,
et certaines manières d'être,
ceux qui font si bien des façons,
ceux pour qui les sentiments ont des classes
et qui discutent sur un degré quelconque
de leurs hilarantes classifications,
ceux qui croient encore à des "termes",
ceux qui remuent des idéologies
ayant pris rang dans l'époque,
ceux dont les femmes parlent si bien
et ces femmes aussi qui parlent si bien
et qui parlent des courants de l'époque,
ceux qui croient encore à une orientation de l'esprit,
ceux qui suivent des voies,
qui agitent des noms,
qui font crier les pages des livres,
- ceux-là sont les pires cochons.
Vous êtes bien gratuit, jeune homme!
Non, je pense à des critiques barbus.
Et je vous l'ai dit:
pas d'oeuvres, pas de langue,
pas de parole, pas d'esprit,
rien.
Rien,
sinon un beau Pèse-Nerfs ...
Quelques traces de craie dans le ciel,
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00:18 Écrit par Claude Amstutz dans Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |
17/03/2010
Le poème de la semaine
Andrée Chedid
Ma lande mon enfant ma bruyère
Ma réelle mon flocon mon genêt
Je te regarde demain t'emporte
Où je ne saurais aller.
Ma bleue mon avril ma filante
Ma vie s'éloigne à reculons
A toi les oiseaux et la lampe
A toi les torches et le vent.
Mon cygne mon amande ma vermeille
A toi l'impossible que j'aimais
A toi la vie sel et soleil
A toi brève invitée.
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05:44 Écrit par Claude Amstutz dans Andrée Chedid, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |
10/03/2010
Le poème de la semaine
Marie Noël
Quand il est entré dans mon logis clos,
J'ourlais un drap lourd près de la fenêtre,
L'hiver dans les doigts, l'ombre sur le dos...
Sais-je depuis quand j'étais là sans être?
Et je cousais, je cousais, je cousais...
- Mon coeur, qu'est-ce que tu faisais?
Il m'a demandé des outils à nous.
Mes pieds ont couru, si vifs, dans la salle,
Qu'ils tremblaient, - si gais, si légers, si doux, -
Deux petits oiseaux caressant la dalle.
De-ci, de-là, j'allais, j'allais, j'allais...
- Mon coeur, qu'est-ce que tu voulais?
Il m'a demandé du beurre, du pain,
- Ma main en l'ouvrant caressait la huche -
Du cidre nouveau, j'allais et ma main
Caressait les bols, la table, la cruche.
Deux fois, dix fois, vingt fois je les touchais...
- Mon coeur, qu'est-ce que tu cherchais?
Il m'a fait sur tout trente-six pourquoi.
J'ai parlé de tout, des poules, des chèvres,
Du froid et du chaud, des gens, et ma voix
En sortant de moi caressait mes lèvres...
Et je causais, je causais, je causais...
- Mon coeur, qu'est-ce que tu disais?
Quand il est parti, pour finir l'ourlet
Que j'avais laissé, je me suis assise...
L'aiguille chantait, l'aiguille volait,
Mes doigts caressaient notre toile bise...
Et je cousais, je cousais, je cousais...
- Mon coeur, qu'est-ce que tu faisais?
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle
08:27 Écrit par Claude Amstutz dans Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |
24/02/2010
Le poème de la semaine
Jacques Prévert
Pour faire le portrait d'un oiseau
Peindre d'abord une cage
avec une porte ouverte
peindre ensuite
quelque chose de joli
quelque chose de simple
quelque chose de beau
quelque chose d'utile
pour l'oiseau
placer ensuite la toile contre un arbre
dans un jardin
dans un bois
ou dans une forêt
se cacher derrière l'arbre
sans rien dire
sans bouger ...
Parfois l'oiseau arrive vite
mais il peut aussi bien mettre de longues années
avant de se décider
Ne pas se décourager
attendre
attendre s'il le faut pendant des années
la vitesse ou la lenteur de l'arrivée de l'oiseau
n'ayant aucun rapport
avec la réussite du tableau
Quand l'oiseau arrive
s'il arrive
observer le plus profond silence
attendre que l'oiseau entre dans la cage
et quand il est entré
fermer doucement la porte avec le pinceau
puis
effacer un à un tous les barreaux
en ayant soin de ne toucher aucune des plumes de l'oiseau
Faire ensuite le portrait de l'arbre
en choisissant la plus belle de ses branches
pour l'oiseau
peindre aussi le vert feuillage et la fraîcheur du vent
la poussière du soleil
et le bruit des bêtes de l'herbe dans la chaleur de l'été
et puis attendre que l'oiseau se décide à chanter
Si l'oiseau ne chante pas
c'est mauvais signe
signe que le tableau est mauvais
mais s'il chante c'est bon signe
signe que vous pouvez signer
Alors vous arrachez tout doucement
une des plumes de l'oiseau
et vous écrivez votre nom dans un coin du tableau
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle
10:22 Écrit par Claude Amstutz dans Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |
17/02/2010
Le poème de la semaine
Alexandre Voisard
Passé mille ans d'errance,
me voici revenu au pays que je n'ai jamais quitté.
Voici la contrée que je ne quitterai plus,
la plaine autrefois parcourue que je retrouve
sans l'avoir à aucun instant perdue.
Voici mon pays tremblant
que j'emporterai vers le secret de l'aube,
mon étendue matinale
qui ne sommeille bien qu'entre mes bras.
Je te retrouve, mon aire chaude
traversée d'odeurs de noix et du bruissement des feuilles.
Tu es semblable à la forêt
où je retourne en sommeillant,
tu es la rivière qui ne cesse de recourir à son enfance.
Mon pays de fougère qui habite ma main
comme une horloge endormie.
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle
01:00 Écrit par Claude Amstutz dans Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |