Miguel Syjuco (18/03/2011)
Bloc-Notes, 18 mars / Les Saules
Connaissez-vous le grand écrivain philippin Crispin Salvador? Né le 21 février 1937, cet auteur de romans, de nouvelles et d'essais qui dit de lui-même qu'il a vécu neuf vies, laissa, outre ses oeuvres controversées, une réputation sulfureuse derrière lui: ses soirées arrosées en compagnie de Lawrence Durrell; un certain tango au clair de lune dansé tout nu à Yaddo avec, dit-on, Germaine Greer; sa relation tumultueuse avec Anita Ilyich, une ballerine biélorusse reine du disco et adepte précoce de l'échangisme; enfin, les insultes à l'encontre de Georg Solti au Palais Garnier - traité de iota - au début du second mouvement du Deuxième concerto pour piano de Sergueï Rachmaninov. Le 20 février 2002, exilé aux Etats-Unis, on retrouve son cadavre flottant dans l'Hudson, les bras meurtris largement ouverts, une couronne ensanglantée ornant son front fracassé.
Son ami et biographe, Miguel Syjuco en personne - s'appuyant sur les écrits de Crispin Salvador, les articles de presse le concernant, le fil des actualités, les humeurs des bloggeurs se lâchant à son sujet - nous retrace l'ascension, l'exil et la chute de ce génie provocateur pour les uns, pilleur de mémoire et traître à la patrie pour les autres, dont Matador, surtout, fit couler beaucoup d'encre: une allégorie sur l'impact néocolonialiste où les Etats-Unis représentaient le matador et les Philippines, le taureau courageux - nommé Piroy Gigante - de toute évidence condamné. S'en suivirent A cause de toi, un récit épique et une attaque en règle contre les proches de la famille Marcos. Interdit aux Philippines, bien entendu, ce texte aurait pu lui valoir le prestigieux Prix Nobel décerné cette année-là - malheureusement pour lui - à Naguib Mahfouz. Reste Autoplagiaire, un volume de 2'572 pages, ses mémoires et probablement le plus personnel de ses livres, à propos duquel les critiques se perdirent en conjonctures. Quant à son dernier manuscrit, Ponts embrasés, qui promettait un règlement de comptes sans concessions, avec pour cible les autorités politiques, religieuses et aristocratiques du pays, il ne verra jamais le jour, interrompu par la fin tragique de son auteur, très attaché à ce projet: C'est une oeuvre nécessaire. Parce qu'elle les impliquera tous. Tous ces gens qui ont affirmé que l'espoir était désespéré, et qui se sont mis à mendier leur part du butin. Ou bien ils ont calfeutré leurs maisons, se sont blottis à l'intérieur, ont lu les textes sacrés, et ont attendu, ignorant que Dieu juge plus sévèrement le péché d'omission que la faute commise.
Comme la bobine d'un vieux film, l'auteur, s'interrogeant sur la mort de Crispin Salvador - meurtre ou suicide? - et de son dernier écrit testamentaire, se livre à un exercice de prestidigitation exceptionnel pour appréhender, au fil de rencontres, citations et interviews agrémentées de savantes notes en bas de pages, un personnage hors du commun qui dans la vraie vie... n'a jamais existé! Un tour de force où Miguel Syjuco va jusqu'à se mettre lui-même en scène, mêlant l'imagination et la réalité avec une rare maîtrise.
Fascinant roman dans le roman, il mélange ainsi plusieurs styles de narration pour nous conter, par le biais de l'écrivain et de son biographe, 150 ans de l'histoire des Philippines. A travers leur parcours qui offre bien des points communs - l'exil, une famille fortement impliquée en politique, la passion des hamburger et des échecs, un goût immodéré des plaisanteries - il ne craint pas de laisser transparaître les multiples contradictions forgées par les apparences et qui insufflent toute la force à ce récit: Aucun poème n'a arrêté un char, a affirmé Seamus Heaney. Auden a dit que la poésie n'a aucun influence sur les événements. Foutaises! Je rejette tout ça en bloc! Qu'est-ce qu'ils savent de la mécanique des chars? Comment peut-on évaluer les qualités balistiques des mots? Des choses invisibles se produisent dans des moments impalpables. Ce qui devrait nous empêcher d'écrire, c'est précisément ce risque d'explosion. Sinon, à quoi bon?
La vérité, pour Miguel Syjuco, n'est-elle pas dans ce rêve où lui apparaît Crispin Salvador en train de taper à la machine. Il lui dit: Tu n'es plus occupé à être mort? L'auteur réplique: Je ne peux pas mourir encore. Je suis en train d'écrire ton histoire...
Le grand Orson Welles aurait sans doute tiré de ces acrobatiques échafaudages de la création forgeant les légendes ou mythologies à venir, un film inoubliable...
Miguel Syjuco, Ilustrado (Bourgois, 2011)
08:24 Écrit par Claude Amstutz | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | | Imprimer | Facebook |