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17/03/2011

Le choix des libraires

Bloc-Notes, 17 mars / Les Saules

littérature; essais; livres

Depuis 2006, Jean Morzadec crée et anime un site Internet, lechoixdeslibraires.com que je vous invite à visiter. Très bien présenté, en lien avec France Info, France Inter et France 5, il accorde une large place aux coups de coeur des libraires: près de 2'000 choix à ce jour. Vous y trouvez également une présentation par les éditeurs ou les auteurs, de titres susceptibles d'aiguiser votre curiosité, ainsi que la revue de presse consacrée au livre. 

De cette aventure et de ce partenariat est né un livre au format de poche - à peine 8 euros - Les écrivains préférés des libraires. 17 titres de l'année courante ont ainsi été choisis par Jean Morzadec. Si j'y retrouve l'écho des enthousiasmes de nombreux collègues - Vincent Borel, Tatiana Arfel, Blandine Le Callet, Mathias Enard ou Jérôme Ferrari - et de mes propres lectures mémorables - Fatou Diome, Fouad Laroui et Douna Loup -, l'intérêt de cet ouvrage tient en peu de mots, car plutôt que de recenser les critiques des lecteurs, visibles ailleurs, la parole a été donnée aux auteurs.

Ils nous parlent ainsi de leur dernier livre, mais aussi de son accouchement, des circonstances ou des conditions dans lesquelles ils ont vu le jour. La lecture, l'environnement ou leur appréhension du métier d'écrivain, leur perception des librairies et des librairies, leurs rêves enfin, tout cela dresse un profil d'auteurs dont, à ce jour, nous savons - heureusement peut-être - peu de choses.

Quelques éclairages sur l'écriture et le rôle des livres méritent d'être retenus. Par la plume de Tatiana Arfel par exemple, qui nous dit: Je ne sais pas à quoi servent les écrivains, mais je sais à quoi servent les livres; un livre sert à ouvrir, à étendre son âme, à sentir avec, à respirer plus grand, à se sentir plus libre. A quoi répond Douna Loup: La littérature permet au regard de s'affiner, de se complexifier. En tant que lectrice ou en tant qu'écrivain, c'est faire un voyage, se décentrer de sa propre perception de la vie, et ce déplacement enrichit notre accès au réel.

Les écrivains sont des témoins, des porteurs d'énergie, nous confie encore Vincent Borel. Et ils vivent d'espoir, attendent beaucoup du lecteur comme Fouad Laroui: Si mon livre peut introduire un peu plus de nuances et de compréhension dans les jugements, je pense alors que mon livre aura atteint son but

Fatou Diome, sur le même thème, use d'une jolie image: Je considère tous ceux qui me lisent comme les miens, parce qu'écrire, pour moi, c'est juste tendre la main de l'autre côté, c'est creuser un trou dans le mur existentiel et tendre la main. Toutes les personnes qui attrapent l'autre bout du livre et s'y intéressent, ce sont les miens, parce que nous partageons peut-être les mêmes révoltes, les mêmes lectures et les mêmes désirs pour un monde meilleur.

A propos de cette caverne d'Ali-Baba qu'évoque souvent une librairie - et que j'éprouve surtout quand je me ballade chez les autres - le mot de la fin revient à Marie-Sabine Roger: Si j'étais un chat, je ronronnerais en franchissant la porte d'une librairie. J'y entre comme d'autres en religion. J'anticipe la grâce...

Jean Morzadec présente: Les écrivains préférés des libraires (France Info/Hoëbeke, 2011)

http://www.lechoixdeslibraires.com/

photographie: Fouad Laroui

00:26 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone, Littérature suisse | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essais; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

13/03/2011

Jour de grève

Bloc-Notes, 13 mars / Les Saules

littérature; récit; livres

Aujourd'hui, ça y est. C'est décidé. Je m'offre un luxe dominical, celui de mettre - comme on dit chez nous - les pieds contre le mur! Quel mur? Celui de la déferlante des nouveautés qui, Salon du Livre de Paris oblige, éveillent certes ma curiosité, parfois me désespèrent et tout à coup, me submergent. Ce qui forge parmi mes moments de bonheur les plus miraculeux ou inattendus, soudain cède le pas aux humeurs cruelles, probablement injustes et un brin cyniques, ce qui, à dire vrai, n'est pas vraiment, aussi loin qu'il m'en souvienne, dans ma nature. L'impression désagréable qu'ayant à peine quitté le restaurant de Philippe Chevrier à Satigny, je suis déjà sur le pas de porte de celui de Gérard Rabaey à Brent... L'abondance nuit à la saveur, au plaisir, à la dégustation des mots, au balancement agréable et doux éprouvé à la découverte d'un auteur, nouveau venu sur cette terre généreuse de l'écrit.

Une dizaine de livres parus au cours du premier trimestre de cette année, attendent ce déclic intérieur et parmi ces derniers, combien en lirai-je dans les semaines qui viennent? Deux ou trois peut-être, faute de temps, comme tout le monde, sans doute. D'autant plus que ceux à paraître entre mars et avril - une autre dizaine - garnissent déjà abondamment mon unique fauteuil réservé aux lectures incontournables, à entrepredre sans tarder. Alors oui, devant la pléthore de ces instants d'émotions possibles liés à l'actualité du livre, eh bien oui, je bois la tasse et... fais la grève! 

Tous les sens en éveil, devant les teintes rougeoyantes du ciel en cette fin de dimanche, déambulant dans notre jardin en toute tranquillité, j'observe le manège amoureux des oiseaux autour de la maison de bois en face de la fenêtre de notre cuisine, émerveillé et reconnaissant de cette joie intérieure qu'accompagnent les perce-neige, crocus de toutes les couleurs - bleus striés de blanc, jaunes ou violets - qu'accompagnent les premières éclosions du camélia et des primevères, cette sorte de sourire que sont parfois les fleurs au milieu des herbes graves, comme le dit si bien Philippe Jaccottet.

Je m'accorde un temps de marche pour peaufiner de nouveaux projets qui me trottent dans la tête, dont celui qui verra bientôt le jour sur le blog de La scie rêveuse - en avril probablement - consacré aux plus belles musiques classiques découvertes ou ravivées par Facebook. 

Et maintenant? Retour au livre aimé, choisi, aussi libre que l'air respiré. Celui entrepris voici quelques jours, signé Jacques Perrin, Dits du gisant, dont les mauvaises langues pourraient dire qu'il s'agit d'un vieux livre, puisque paru en septembre 2009! C'est l'histoire de Jasper, un alpiniste de l'extrême qui, à la suite d'un accident de montagne avec son ami Robert, se retrouve cassé, émietté, immobilisé sur un lit d'hôpital d'où il tirera sur le fil ténu qui abolit les frontières invisibles entre la vie et la mort, amorçant une lente reconstruction tant physique qu'intérieure, vivifiée par le souvenir, la magie des instants uniques, les rencontres, les visages. La littérature y est un levier crucial: Arthur Rimbaud, mais aussi Maurice Chappaz, Robert Walser ou Rainer-Maria Rilke. Il est vrai que ce récit, par de nombreuses évocations, se situe aux confins de la poésie. Il a neigé hier; l'ombre est venue sur ce blanc; des pas d'oiseaux menus - signes à déchiffrer peut-être? Tu penses à Nietzsche, aux grands événements qui, selon lui, arrivaient dans la discrétion, sur des pattes de colombe; transformation du temps, la pluie et un peu de neige sur les hauteurs aujourd'hui; ces flocons qui demeurent suspendus, accrochés aux paraisons glacées de la paroi...   

Rarement j'ai lu de si belles pages consacrées à la montagne, au temps du vin - qui occupe aussi une place de choix dans le coeur de Jasper - aux possibles fins dernières dont le narrateur par le biais d'un Journal entrevoit les lueurs imprévues: D'ici j'ai peine à deviner tes traits. Je voudrais me relever, me pencher pour mieux te voir. Impossible. Je ne vois que le vide qui nous sépare. Je suis pris de vertige. Le vent s'est levé et souffle avec une rare violence. Il me traverse, me glace encore davantage au passage. Mon corps ne lui offre aucune prise. Je suis ouvert, transparent, dépouillé, sans forme précise. Qui me regarde ne me verra pas. Qui me parle n'entendra pas ma réponse. Qui me touche me brisera davantage encore. J'entends que tu souffres à côté de moi. Je t'envies: tu existes. On peut dire au moins quelque chose de ta souffrance.

Dits du gisant est l'une des plus belles parmi mes lectures récentes et pour vous - moins sensibles que je ne le suis au rythme obsédant du calendrier - il suscitera un jour proche, je l'espère, un de ces bonheurs de lecture savourés au pas lent, régulier et attentif du montagnard, en compagnie d'un écrivain, un vrai.

Le dernier opus de X attendra bien un peu...

Jacques Perrin, Dits du gisant (L'Aire, 2009)

20/02/2011

Frédéric Mairy

littérature: essai; livresFrédéric Mairy, Bref éloge de la fin (D'Autre Part, 2011)

Frédéric Mairy déroule pour nous un tapis rouge, celui des fins dernières. Pas seulement le signe annonciateur de la mort définitive, mais aussi cette boucle qui clôt une journée, concrétise la conclusion d'un spectacle ou marque l'achèvement d'une réflexion. Avec tristesse? Pas du tout, et la citation de Charles-Ferdinand Ramuz s'adressant à sa fille, mentionnée par l'auteur dans sa préface - et qui mériterait d'être apprise par coeur dans les écoles - en dit assez long sur sa perception sensible des choses: C'est à cause que tout doit finir que tout est si beau. C'est à cause que tout doit avoir une fin que tout commence. C'est à cause que tout commence que tu as connu le grand émerveillement. Tâche seulement d'être toujours émerveillée.

Dans cette promenade à travers le temps et l'espace distillée non sans humour, nous côtoyons ces écrivains qui sont en quelque sorte le fil rouge de ses observations, rêveries ou méditations: Nicolas Bouvier, Luigi Pirandello, Anton Tchekhov, Paul Claudel - pour n'en citer que quelques-uns - auxquels, pour illustrer les travers de la tragicomédie moderne, il convient d'ajouter Pierre Desproges et Woody Allen. Des mots simples dont on éprouve la proximité pour dire un monde qui souffre sous un manteau de fleurs.

Né en 1973 dans le Val-de-Travers, Frédéric Mairy partage son temps entre le théâtre, l'écriture et la lecture d'auteurs auxquels ce livre rend un bel et subtil hommage. 

00:13 Écrit par Claude Amstutz dans Charles Ferdinand Ramuz, Littérature francophone, Littérature suisse | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: essai; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

01/02/2011

Jean-Louis Kuffer

Bloc-Notes, 1er février / Les Saules 

littérature; récit; livres

Tout commence avec un jardin, la lumière dans la maison, le chant du merle, ces visages sur une photo sépia, ces voix convoquées au gré du temps qui passe, ces sensations qui forgent les images et les mots. Le narrateur du roman de Jean-Louis Kuffer, L'enfant prodigue, d'une seule envolée comme dans un poème symphonique qui se démultiplie sous nos yeux - je pense à la ballade de la Karelia Suite de Jean Sibelius, ou Au matin extrait de Peer Gynt d'Edvard Grieg - visite avec tendresse et nostalgie, les moments de son enfance qui à eux seuls sont tout un roman: Je réentends le vieux Coboye à travers les années ou mon grand-père le Président, notre père le taiseux ou sa mère, mère-grand la râleuse, ou Grossvater le sentencieux, Greta la prêcheuse ou Lena la rieuse toujours à claironner son allègre soprano: je les connais mieux, eux tous et leur voix, que je ne me connais moi-même dont je n'entends pas la voix.

Comme du chapeau d'un magicien, au rendez-vous de sa mémoire émerge le quartier des Oiseauxle jeune Pilou - dont la mort est peut-être le passage le plus bouleversant du livre - Mickey de la tribu maudite, mêlés au souvenir des Pieds Nickelés et de Winnetou aiguisant le regard au dedans comme au dehors de celui dont la demoiselle Champoussin, son institutrice, note qu'il se laisse entraîner par son imagination. 

Un peu bohème, voué à être artiste, futur scribe de rien comme il le dit lui-même, promenant sa plume ou son pinceau sous le choc de l'émouvante beauté de l'or du temps, il comprend très tôt que sa vraie vie sera dans la voie tangente et que toute conformité à la loi de tous relèverait d'un malentendu...

Si Jean-Louis Kuffer laisse danser les mots de son narrateur - auquel il doit souvent ressembler comme un frère - avec douceur, humour et gratitude sur la toile de l'univers célébrant l’émerveillement renouvelé des miracles de chaque jour et la mélancolie qui pèse sur les ombres du cimetière, c'est pourtant au vertige du présent, auprès de Ludmila et de leur enfant qui recrée le monde à lui tout seul dans un rire, qu'il voue sa plus durable reconnaissance: Il a suffi d'une paire de ciseaux en plastique bleu pour faire éclater le premier rire de l'enfant. L'enfant est devenu Quelqu'un en voyant le père jouer avec cette petite paire de ciseaux de plastique qui ne coupe rien mais peut faire le loup ou le crocodile, ou les oreilles de lapin, ou les oreilles d'âne.

Entre mémoire et devenir, entre singularité et filiation, Jean-Louis Kuffer dessine avec L'enfant prodigue - vie et mort inextricablement mêlées - un bien beau chant du monde:

Tout nous échappe de plus en plus, avions-nous pensé, mais c'est aujourd'hui de moins en moins qu'il faut dire puisque tout est plus clair d'approcher le mystère prochain, tout est plus beau d'apparaître pour la dernière fois peut-être - vous vous dites parfois qu'il ne restera de tout ça que des mots sans suite, mais avec les mots les choses vous reviennent et leur murmure d'eau sourde sous les herbes, les mots affluent et refluent comme la foule à la marée des rues du matin au soir - et les images se déplient et se déploient comme autant de reflets des choses réelles qui viennent et reviennent à chaque déroulé du jour dans son aura.

Jean-Louis Kuffer, L'enfant prodigue (coll. Le Passe Muraille/D'Autre Part, 2011)

07/01/2011

Rentrée littéraire

Bloc-Notes, 7 janvier / Les Saules

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Depuis mardi dernier, la rentrée littéraire marque son passage à l'an nouveau avec un livre très attendu, Des gens très bien d'Alexandre Jardin (Grasset) qui, contrairement au Roman des Jardin, revient avec une émotion douloureuse sur le passé de son grand-père aux commandes administratives d'une certaine rafle du Vel d'Hiv - de triste mémoire - et de son père pour un récit qui, dit-il, aurait pu s'intituler: Fini de rire... Controversé, haï ou adulé par des critiques qui ne l'ont probablement lu qu'en diagonale, il mérite, contrairement à d'autres de ses textes, une lecture plus attentive et réfléchie...

Chez les auteurs francophones, il est agréable d'évoquer aussi, brièvement - dans un premier temps! - Trésor d'amour de Philippe Sollers (Gallimard), un auteur qui vieillit plutôt bien. Une lecture jubilatoire qui nous emmène une fois encore à Venise, pour une histoire où se mêlent la célébration de la vie, de l'amour, de la beauté et de la musique, avec un personnage central qui n'est autre que Stendhal. Un autre univers - pas moins intéressant - nous est proposé avec La nonne et le brigand de Frédérique Deghelt (Actes Sud), où Lysange vivant une passion amoureuse avec Pierre découvre le manuscrit du journal écrit dans les années 50 par sa soeur Madeleine qui relate ses déchirements entre foi et amour, dont le contenu va modifier son regard sur sa propre vie. Quant à Aline Kiner - nouvelle venue dans le monde des lettres - elle nous offre, avec Le jeu du pendu (Liana Levi) l'un des meilleurs romans policiers français de ces dernières années, avec une intrigue solide qui se déroule en Lorraine dans un village où resurgissent les blessures secrètes de la guerre, la fermeture des mines de fer, les haines inavouables que déchiffrent tant bien que mal un couple d'enquêteurs fort sympathiques. Avec plaisir, nous retrouvons aussi Jean-Louis Kuffer qui, avec L'enfant prodigue (D'Autre Part) au rythme des saisons et des temps de la vie, de l'obscurité et de la lumière, nous livre des points de convergences et de rencontres où dansent les mots avec douceur et gratitude comme sur la toile d'un peintre, à jamais inachevée. Enfin, Les insurrections singulières de Jeanne Benameur (Actes Sud) scrute le monde ouvrier, le drame des délocalisations et du chômage à travers le destin d'Antoine, à lui seul la voix intime de ceux qu'on ne veut entendre...

Parmi les auteurs étrangers, est attendu Dernière nuit à Twisted River de John Irving (Seuil). Il y renoue avec ses thèmes de prédilection, les contrées sauvages - ici les bûcherons, les flotteurs de bois, les ours une fois encore - où se joue le destin d'un père et de son fils. Il en va de même pour La vie très privée de Mr. Sim de Jonathan Coe (Gallimard), l’histoire d’un quarantenaire raté qui est amené à percer les secrets de son propre passé. Mais la palme revient sans doute à Versions de Teresa de Andrès Barba (Bourgois) qui scrute les mécanismes du désir, de la passion et de la culpabilité dans ce roman choral abordant l'amour fou de Manuel pour Teresa, une jeune handicapée rencontrée dans un centre de vacances dont il est le moniteur. Le désir aussi de Véronica, sœur aînée de Teresa pour Manuel. Des voix - celles de Manuel et Veronica - qui se réverbèrent comme un écho, face au mondu du silence: Teresa. Une écriture lyrique, mais sobre échappant au dérapage ou au voyeurisme. Enfin, les fidèles de Donna Leon pourront retrouver le célèbre et sympathique commissaire Brunetti dans La petite fille de ses rêves (Calmann-Lévy), aux prises avec une secte, des secrets de famille et une fillette assassinée qui hante ses nuits...

Pour terminer, un document exceptionnel et un immense succès - mérité - à sa sortie en Italie: Dans la mer il y a des crocodiles - l'histoire vraie d'Enaiatollah Akbari de Fabio Geda (Liana Levi), le récit d'un gamin de 10 ans qui fuyant son pays d'origine, l'Afghanistan, est abandonné par sa mère à la frontière pakistanaise. S'en suit un périple de cinq ans à travers l'Iran, la Turquie et la Grèce avant qu'il atteigne l'Italie. Dans cette réalité dure et cruelle, tout n'est pas noir et de nombreux personnages sont attachants, généreux, dépeints souvent avec humour. A ne manquer sous aucun prétexte, mais ce titre sera plus longuement évoqué dans les semaines qui suivent, ce qui vaut de même pour la plupart des textes cités dans cet article!    

18/12/2010

Editions D'autre Part, Genève (Suisse)

Bloc-Notes, 18 décembre / Les Saules

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A raison de deux à cinq livres par an, publiés depuis 1997 - sous la direction de Pascal Rebetez - les éditions d'Autre Part ont su se frayer un chemin dans le petit monde éditorial de Suisse romande: Avec les écrits de Claude-Inga Barbey - Petite dépression centrée sur le jardin, Le palais de sucre, Le portrait de Madame Mélo, Les petits arrangements, Chroniques d'un coeur d'artichaut - mais aussi ceux de Anne-Lise Grobéty - L'abat-jour - ou encore, parmi les plus récents, de Sylvain Boggio -Bas étages - et de Odile Cornuz - Biseaux -, autant de textes qui dégagent, au-delà de leurs différences, une même respiration délicate, une écriture exigeante et intimiste qui s'accompagne mal d'une lecture hâtive. Comme les vins d'exception, il faut donc prendre le temps de les déguster.

Il en est ainsi de François Beuchat qui, après L'inadapté - fragments du roman d'une vie, nous revient avec Le moineau dans un bocal - fragments d'une vie II. Ce jurassien d'origine qui vit à Nidau, près de Bienne, nous livre ses réflexions, pensées ou observations au fil des saisons qui rythment les humeurs de sa vie à géométrie variable avec des mots de tous les jours, ancrés dans la terre, dont se dégage une chaleur bienfaisante: J'étais dans la rigueur étonnante et muette. Le soleil des morts inondait la vallée, les lapins s'enfuyaient et battaient la campagne, le tronc d'un arbre sec me parlait de terreur. Alors vint la fée maligne, au détour d'un chemin, sous le clocher fugace de la belle de mai, ou près d'un dôme ancien que l'air bleu rendait noir. C'est quand elle me croisa avec son rire léger que je vis que ma vie était rance et fermée. Mais la moutarde même sait monter au nez es vieux chevaux de bois, et le manège tourna, dans la gloire toute seule, avec des chemises blanches et des cravates grises. Sous tel dôme d'ici, sous tel rocher d'ailleurs, avec des chevaux gris que la nuit rendait blancs, avec des rides masquées par l'ombre des platanes.

Pierre-Alain Milhit, qui vit à Montorge, près de Sion, mérite lui aussi d'être découvert. Avec L'inventaire des lunes, sur un registre un peu différent, il nous invite à feuilleter son almanach des saisons, en poésie: La lune de novembre est la lune de renarde absente / c'est la lune des grandes fatigues et des errements / la lune de novembre est la lune des amours dérobées / c'est la lune des désarrois et des contritions / cette lune de novembre est une lune cruelle et pure / c'est la lune des sottes décisions et des sanctions trompeuses. Quelques interludes à ce poétique étirement du temps, apportent une note de fraîcheur, de sagesse ou d'humour bienvenu: Quand la lune est suisse, le sage dort dans un safe et le fou marche sur le lac d'argent, oubien, Quand la lune est au cimetière, le sage se confesse et le fou prépare carnaval.

Au début de l'année prochaine, une nouvelle collection - le Passe Muraille - verra le jour avec un premier titre sous la plume de Jean-Louis Kuffer, L'enfant prodigue, mais de ce récit, il sera question un peu plus tard, à l'occasion de la prochaine rentrée littéraire... 

Enfin, vous pouvez retrouver toutes les publications des éditions d'Autre Part - une trentaine de livres environ - dans les liens de La Scie rêveuse ou sur le site: http://www.dautrepart.ch/

Pierre-André Milhit, L'inventaire des lunes (D'Autre Part, 2010)

François Beuchat, Le moineau dans un bocal - Fragments du roman d'une vie II (D'Autre Part, 2010)

Jean-Louis Kuffer, L'enfant prodigue (coll. Passe Muraille/D'Autre Part, 2011)

06:05 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Le Passe Muraille, Littérature francophone, Littérature suisse | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; édition | |  Imprimer |  Facebook | | |

29/11/2010

Actualité de la poésie

Bloc-Notes, 29 novembre / Les Saules

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La poésie demeure le poumon de l'humanité et poursuit sa marche exigeante, discrète, individuelle à l'encontre d'une pensée unique, si présente dans les conversations ou les médias, voire dans la production littéraire de bon nombre d'éditeurs. Cela se vérifie tous les jours, et si vous naviguez parfois sur Facebook, vous serez étonnés par l'omniprésence de la poésie: sous toutes ses formes, obéissant à des desseins différents, surgie d'horizons multiples souvent inattendus, célébrant l'écrit sans frontières autour duquel les lecteurs attentifs se régénèrent, invités à prolonger l'émotion, la confronter à leur vécu, l'intégrer à leur culture. Un bel exemple pour louer au passage les moyens d'expression de ces nouvelles voies de la communication qui prennent le relais des supports traditionnels - plus restrictifs, figés ou absents - afin de favoriser la lecture et l'écriture partagées, signes palpables d'une ouverture au monde, reflets d'un besoin salutaire dans de nombreux domaines, dont la poésie - ou la musique, malheureusement - qui voit son espace réduit de jour en jour, dans les grandes chaînes commerciales... 

J'espère toutefois que les trois nouveautés choisies ci-dessous, échapperont à la règle des 44 jours de présence moyenne en librairie et que vous ne serez pas contraints de vous les procurer par Internet! Pour le premier titre proposé, le mérite en revient aux éditions Gallimard qui, sous la conduite de Eglal Errera, nous proposent une anthologie poétique, Les Poètes de la Méditerranée. Un travail extraordinaire, qui, sur 960 pages au format poche - mais avec une présentation et une typographie très soignées - nous présente les auteurs actuels de 24 pays, en édition bilingue. Si certains poètes sont disponibles dans d'autres éditions courantes - Adonis, Vénus Khoury-Ghata, Abdelattif Laâbi, Nuno Judice, Bernard Noël, Ismail Kadaré - la plupart nous sont inconnus, originaires de Grèce ou de Syrie, d'Egypte ou de Tunisie, du Montenegro ou de Slovénie. Dans la préface de ce livre, Yves Bonnefoy note: La Méditerranée est confiée à la poésie. On peut espérer que la poésie la gardera avec elle; en elle, à combattre, à espérer. Cette anthologie est à chaque page un enchantement, une découverte, une confirmation du rôle essentiel que représente la poésie, véritable contre-pouvoir à la culture de masse, par l'acuité de son regard et l'indépendance de son esprit.

Une autre nouveauté mérite d'être signalée: Comme un morceau de nuit, découpé dans son étoffe, né de la plume de Deborah Heissler, seconde publication de cet auteur paru aux éditions Cheyne, vouées à la poésie contre vents et marées depuis trente ans! Un bel objet en parfaite adéquation avec son contenu. Une écriture fine et légère, plus chaleureuse que dans son précédent ouvrage - Près d'eux, la nuit sous la neige - pour dire la force du silence, les sensations mêlées à l'observation de la nature ou de la lumière qui déconstruisent notre vide intérieur et lui redonnent un centre de gravité, pour autant que nous prenions du temps de le lire sans hâte et d'en respirer les senteurs invisibles: J'entre dans la lumière advenant comme un miracle au sein de la durée irréelle de l'hiver. Atonalité des formes, de leurs contours tremblés, qui favorise un autre ordonnancement des lieux, la redécouverte de l'horizon avec au loin l'accord du solide et de l'ajouré. Un des plus beaux recueils poétiques de l'année, dont un autre extrait figurera sous peu dans Le poème de la semaine.

Enfin, j'achève ce tour d'horizon avec Poésies - 1997/2004, écrit par Claire Genoud, qui a publié auprès du même éditeur - Bernard Campiche - deux recueils de nouvelles, Poitrine d'écorce et plus récemment Ses pieds nus, déjà présenté dans ces colonnes. Une écriture viscérale, au plus près du corps, sur le fil continu d'une déchirure: celle du poème en miroir qui tourbillonne au-dessus du vide, tremble au bord du gouffre comme le signale Alexandre Voisard. Le lac peut bien lècher mes sandales comme un chat trop fidèle. Je n'ai qu'une envie, celle de plâtrer ses rives et de sangler sa peau battante au brouillard hivernal, car je ne veux plus des saisons qu'il s'obstine à dresser sur nos toits. D'un coup de plume, je ferai souffler la bise pour assécher son eau. Magnifique!

A cette grande méditerranéenne, Andrée Chedid, le mot de la fin: Il est vital pour le poète de lever des échos, et de le savoir. Nul mieux que lui ne s'accorde aux solitudes ; mais aussi, nul n'a plus besoin que sa terre soit visitée. 

Eglal Errera, Les poètes de la Méditerranée - Anthologie (coll. Poésie/Gallimard, 2010)

Deborah Heissler, Comme un morceau de nuit, découpé dans son étoffe (Cheyne, 2010)

Claire Genoux, Poésies / 1997-2004 (coll. Campoche/Campiche, 2010)

Image: Georges Braque, Deux oiseaux sur fond bleu (1963)

14/11/2010

Le Passe Muraille

Le Passe-Muraille no 84, par Jean-Louis Kuffer

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Dans une semaine paraîtra la nouvelle livraison du Passe-Muraille, No 84. Le numéro est marqué par une cohérence particulière, fondée sur une série de lectures se faisant écho à de multiples égards, autour du thème central de l'Amérique vue et vécue, fantasmée ou critiquée. Auteurs américains et européens s'y croisent...   

Au sommaire:

AMERIQUES

Jean-Stéphane Bron: Matthieu Ruf, jeune écrivain et rédacteur économique à L'Hebdo, analyse le film du réalisateur romand consacré à la crise des subprimes, Cleveland contre Wall Street

Annie Dillard: René Zahnd présente Les Vivants,  roman épique de la conquête de cette auteure majeure, encore trop peu connue, et Jean-Louis Kuffer rend compte d'un recueil de réflexions vertigineuses, intitulé Au présent.

Bret Easton Ellis: Bruno Pellegrino, écrivain et étudiant en lettres actuellement en séjour aux USA, commente le dernier roman traduit de l'observateur aigu du cauchemar climatisé à la manière californienne, dans Suite(s) impériale(s), où l'on retrouve le protagoniste de Moins que zéro vingt ans après...

Adam Haslett: Matthieu Ruf a lu L'Intrusion, roman de la crise américaine contemporaine qui met en scène une vieille prof d'histoire et un trader aux dents longues. 

Barbara  Kingsolver: Hélène Mauler, traductrice et critique, a lu Un autre monde, dernier roman paru en traduction  de la romancière et essayiste.

John Kennedy Toole: Patrick Vallon, éditeur et critique, revisite un classique pré-punk de la littérature américain contemporaine, évoquant aussi les tribulations personnelles de l'auteur de La Conjuration des imbéciles.

Andy Warhol: Jean-François Thomas, critique spécialisé dans le domaine de la SF, décrit le roman très original de Philippe Lafitte, Vies d'Andy, qui offre une seconde vie à l'illustre plasticien, débouchant sur une histoire d'amour pour le moins atypique.

RENTREE 2010

Michel Houellebecq: Antonin Moeri, écrivain et critique, revient sur La carte et le territoire, Prix Goncourt 2010 et roman-essai captivant.

Maylis de Kerangal: Jean-Louis Kuffer détaille son coup de coeur de la rentrée, pour Naissance d'un pont, prix Médicis 2010. 

Douna Loup: Claude Amstutz, libraire et critique, dit tout le bien qu'il pense de L'Embrasure,  très beau premier roman de l'auteure genevoise.

LETTRES ROMANDES

Vincent Gessler: Jean-François Thomas présente un court roman âpre  et captivant d'un jeune auteur roman de science fiction, intitulé Cygnis.

Sébastien Meyer: Jean-Louis Kuffer a aimé le nouveau roman du jeune auteur-éditeur, Wagner=1, qui tient de l'éducation sentimentale et où alternent grand désarroi et rêves fous.

Antonin Moeri: Jean-Louis Kuffer présente également Tam-Tam d'Eden, fresque sensible et drôle de notre dr'ole de société, modulée en un peu moins de vingt nouvelles.

Jean-Michel Olivier: Jean-Louis Kuffer a failli détester L'Amour nègre, satire carabinée de la société mondialisée, entre Hollywood, les îles de rêve et la Suisse, puis le deuxième degré pas immédiatement évident du roman lui est apparu...  

INEDIT

Luisa Campanile: Comédienne et traductrice, elle nous offre deux poèmes extraits de son nouveau recueil, De l'eau et d'autres désirs, paru ces jours chez Samizdat.

Louis Imbert: Voyageur et reporter, il nous a confié des pages de ses Carnets new-yorkais de cette année.

Sébastien Meyer: Pour notre rubrique L'Epistole, le jeune auteur adresse une lettre au Passe-Muraille d'une très belle verve existentielle et poétique.

Le Passe-Muraille se trouve en vente dans certains kiosques et librairies de Suisse romande. On s'y abonne à cette adresse: http://www.revuelepassemuraille.ch/

 

02/09/2010

Pascal Mercier

Bloc-Notes, 3 septembre / Les Saules

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Le dernier roman de Pascal Mercier, Léa, est l'un des points forts de cette rentrée littéraire, du côté des auteurs suisses. Paru en langue originale allemande en 2007, il nous expose l'histoire de deux hommes, Martjn van Vliet et Adrian Herzog, qui font connaissance dans un café en Provence. Découvrant qu'ils sont tous deux originaires de Berne, ils sympathisent, et lors de leur voyage de retour en Suisse, Van Vliet confie à son ami de passage l'éblouissement et le drame de sa vie: Léa, sa fille. Depuis le décès de sa mère Cécile, elle est renfermée, figée, comme retirée du monde, jusqu'au jour où, à l'âge de huit ans, en pleine gare de Berne, elle entend un violoniste des rues jouer une partita de Bach. Elle sent instantanément que son salut - ou sa libération - passe par l'exercice de cet instrument. Elle s'avère très vite exceptionnelle, enchaînant les succès. Mais est-elle guérie pour autant?

 

 


Méditation sur l'art, source d'épanouissement mais aussi d'éloignement des autres, Léa ravira sans doute tous les mélomanes. Un des aspects les plus poignants est la mélancolie de Van Vliet qui réalise, impuissant, que sa fille - de plus en plus immergée dans son monde - s'éloigne à tout jamais, à proportion des efforts qu'il opère pour se rapprocher d'elle.

Adulée par les connaisseurs et ses proches, Léa pourtant, sent que son propre destin lui échappe, réveille son agressivité, son trouble, sa peur du naufrage. Un des passages les plus poignants, dans la dernière partie du livre, dépeint admirablement cette sensibilité exacerbée, sur tous les registres: Léa jouait, comme quelque temps auparavant chez nous dans la cage d'escalier, la musique que nous avions entendue autrefois dans la gare de Berne. Elle jouait comme jamais je ne l'avais entendue: furieusement, avec des coups d'archet si violents qu'ils raclaient les cordes, les crins blancs se cassaient l'un après l'autre et ils lui fouettaient le visage, c'était un spectacle de défi, de désespoir et d'abandon, des paupières closes s'échappaient des coulées de mascara, à présent, on voyait aussi les larmes, Léa luttait contre elles, un dernier combat, c'était encore une violoniste qui se défendait, de ses doigts fermes, contre l'assaut intérieur, elle pressait ses paupières contre les prunelles de ses yeux, pressait et pressait, l'archet glissa, les sons dérapèrent, une femme à côté de moi aspira l'air, épouvantée, et alors Léa, les yeux pleins de larmes, abaissa son violon.

On peut regretter, avec un sujet aussi original ouvrant sur tant d'aspects liés à l'expression artistique, que Pascal Mercier ne se soit pas davantage concentré sur l'intériorité de Léa - ses rapports avec la musique, sa perception des autres, sa quête obsédante de perfection - plutôt qu'au seul amour inachevé entre un père et sa fille. Enfin, la construction narrative choisie, par les confidences faites plutôt que suggérées par Van Vliet, coupe court à toute progression dramatique. Le lecteur sait à chaque tournant de page, ce qu'il va advenir. Aucune surprise donc, et sur le plan romanesque c'est vraiment dommage...  

Ces réserves faites, l'auteur de Train de nuit pour Lisbonne et L'accordeur de pianos, par ses études de caractère - jusque dans les personnages secondaires de Marie ou Lévy - et un thème captivant, se laisse lire avec beaucoup de plaisir. Il lui manque peu de choses, somme toute, pour figurer parmi les meilleurs... 

Pascal Mercier, Léa (Libella/Maren Sell, 2010)


07:51 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature étrangère, Littérature suisse | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; romans; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

29/08/2010

Douna Loup

Bloc-Notes, 29 août 2010 / Les Saules

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La forêt est grande, profonde, vibrante, vivante et vivifiante. Elle est quelque chose comme une femme qui voudrait l'homme sans lui dire. Quelque chose qui dit oui sous la robe mais qui s'est perdu dans la bouche, qui devient tendre dans l'humus et vous jette les ronces au visage. La forêt est comme ça, ici. Le sauvage sait y faire. L'attirance qu'elle éprouve à se faire explorer, elle la garde au-dedans, de la sève en puissance qui coule sous la terre, qui monte comme une odeur et vous emballe sur-le-champ. Même le ciel, au-dessus, ne reste pas indifférent. Qu'elle soit froissée après la pluie, comme les femmes qui préfèrent se doucher avant, qu'elle soit bouillante de soleil, comme celles qui brûlent après la porte d'entrée, la forêt, ici, elle ne laisse personne sortir indemne. elle retient un peu de notre substance dans sa rivière profonde. Elle se charge d'enseigner l'ardeur. 

Ainsi commence le roman de Douna Loup, L'embrasure, qui nous raconte l'histoire d'un jeune chasseur pour lequel la forêt est son monde, à lui, à la fois inépuisable - il en découvre les odeurs, les murmures, les couleurs au gré des saisons - et rassurant - il est le chasseur, le maître du jeu et des heures - au point que, hormis auprès de quelques amis qu'il fréquente au café du village ou des femmes de passage, rien d'autre ne l'intéresse, ni personne. Seulement voilà, deux événements vont bousculer le petit monde de cet être frustre, quoique plus complexe qu'il n'y paraît au premier regard. Il découvre un mort dans sa forêt. Un étranger. Que cherchait-il? Qui est-il? Près de son cadavre - son nom est Laurent Martin - il s'empare d'un carnet qui va l'interpeller et le conduire où il n'aurait voulu aller.

Mais notre jeune homme n'est pas au bout de ses surprises, car il va rencontrer une femme peu ordinaire, Eva - Zorah, dans une autre vie qu'elle ne veut raviver - qu'il accepte d'héberger pour la nuit, mais quand il veut s'approcher d'elle, il se voit maintenu de force à l'écart par... un flingue! Pourtant, peu après ce moment de leur rencontre, il sent que la situation lui échappe: Je m'approche, je vois qu'elle a les yeux fermés, j'aimerais la toucher mais je ne peux pas, sa respiration fait comme une brise profonde sous ses omoplates. Je n'ai même plus envie de la prendre ou de la serrer, juste la regarder me met dans une paix formidable et je m'aperçois que je n'ai jamais vu quelqu'un dormir. J'ai vu des femmes abandonnées un moment après l'étreinte. J'ai vu des morts, j'ai vu des bébés dans leurs poussettes, mais je n'ai jamais vu une femme dormir.

Auprès d'Eva qui l'ouvre à une humanité insoupçonnée, tout bascule et s'il se laisse apprivoiser, à son rythme, ce n'est pas sans connaître sur ce délicat parcours les affres de l'angoisse, de la résistance et du doute. La perte de son indépendance, de son territoire, de ses habitudes? Pour Eva, je sens les larmes toutes proches, comme des bombes prêtes à éclater, peut-être parce qu'elle dégage quelque chose comme du sel qui vous fouette le visage, ou parce qu'elle fait voyager de façon inconnue dans les lieux que je connais le mieux au monde.

La lente maturation des êtres touchés par la grâce - cette attirance, cette légèreté, cette élévation impossibles à décrire - nous réserve les plus beaux passages de ce livre qui ne verse à aucun moment dans l'invraisemblable ou l'artificiel: La musique, dans le salon de thé, force le silence à se ramasser en boule dans mon cerveau. Je me réjouis de boire et manger. La nuit passée est comme l'inverse d'une bombe, elle a fait de moi un homme rassemblé en entier. Un bloc. C'est pour cela que mes mots se forcent à être au plus proche d'eux-mêmes avant de sortir tout en vrac, pour ne pas briser l'unité qui résonne dedans. Eva n'a pas peur de mon silence. Elle voit bien mes yeux bafouiller de lumière.

Je suis ébloui par ce premier roman - la plus remarquable découverte de l'année! - dont la beauté du style n’est pas le moindre des mérites. D'une construction irréprochable, servi par une écriture sensuelle jouant habilement de la progression dramatique de ses personnages, il réjouira les amoureux de la langue, de l'intimité et de la nature. 

Le site Internet des éditions du Mercure de France nous apprend que Douna Loup est née en 1982 en Suisse, de parents marionnettistes. Elle passe son enfance et son adolescence dans la Drôme. À dix-huit ans, son Baccalauréat Littéraire en poche, elle part pour six mois à Madagascar en tant que bénévole dans un orphelinat. À son retour elle s'essaye à l'ethnologie, elle nettoie une banque suisse pendant trois mois, garde des enfants durant une année, écrit sa première nouvelle, puis devient mère, et étudie les plantes médicinales. Après avoir vendu des tisanes sur les marchés et obtenu un certificat en Ethno-médecine, elle se consacre pleinement à l'écriture, en même temps qu'à ses deux filles. Elle vit aujourd’hui en Suisse.

Sur Dailymotion - http://www.dailymotion.com/video/xdsjth_douna-loup-l-embrasure_creation - vous pouvez rencontrer l'auteur qui présente son roman et en lit quelques extraits.

Avec Gabriel Nganga Nseka, elle a publié Mopaya, récit d'une traversée du Congo à la Suisse, aux éditions de L'Harmattan, en avril 2010. 

 Douna Loup, L’embrasure (Mercure de France, 2010)

photographie: Stéphane Haskell 

publié dans Le Passe Muraille no 84 - novembre 2010