27/12/2013
Morceaux choisis - Angelina Lanza Damiani
Angelina Lanza Damiani
Dans les longues soirées étoilées, traversant les stridulements des grillons nocturnes, nous parvenait, des pentes d'en face, entièrement couvertes d'épais chênes verts, un doux son de cornemuse, continu, et pourtant varié dans la monotonie de l'intonation.
On eût dit la voix même du paysage, dormant et rêvant.
Il y avait, à la lisière du bois d'yeuses, en face, le clos qui existe encore, avec le pailler pour l'abri des bergers.
Peut-être était-ce un berger qui jouait.
La note d'accompagnement commençait seule; elle insistait, se poursuivait, se répétait. Elle faisait attendre la naissance de la cantilène.
Après une, deux ou trois reprises de cette note toute occupée à se répéter elle-même, le motif musical commençait, modulé sur quelques notes, mais avec des inflexions et des retards sentimentaux et tristes.
La cornemuse avait des forte et des piano. Effet du vent, ou volonté de l'instrumentiste? ...
Elle était, soudain, étouffée par un long aboiement de chiens, par une brusque agitation de sonnailles: les chèvres avaient-elles eu peur de l'alarme de leur gardien?
Puis le silence revenait. Et, sur le silence, la stridulation des grillons, et de nouveau la modulation, harmonieuse et plaintive, de l'instrument primitif.
Naissait dans le coeur la nostalgie de l'hiver recueilli et tranquille, de la crèche, des berceuses entonnées dans le fracas des rues citadines par de vieux joueurs de musette.
Les fillettes se serraient contre moi, émues:
- On dirait la musette de Noël; comme c'est beau!
Et la cornemuse infatigable chantait encore sous les étoiles, quand on fermait les fenêtres pour aller dormir...
Angelina Lanza Damiani, Le mélomane / extrait, dans: La maison dans la montagne - illustré par Pierre-Yves Gabioud (Ed. de la revue Conférence, 2013)
traduit de l'italien par Christophe Carraud
image: dirjournal.com
09:12 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature italienne, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; récits; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
26/12/2013
Conrad Ferdinand Meyer
Conrad-Ferdinand Meyer, Jürg Jenatsch (Coll. Poche Suisse/L'Age d'Homme, 1989)
Un pasteur réformé du canton de Suisse « Les Grisons », devenu chef de bande, assassin, puis héros national, colonel dans l’armée du Duc de Rohan, rénégat et négociateur de traités internationaux entre l’Espagne et la France de Richelieu, traître à la foi par amour exclusif de sa petite patrie et qui meurt assassiné par des voyous au soir de sa plus grande victoire, voilà un personnage de l’histoire suisse, troublant et difficilement compréhensible qui bouleverse toutes les idées reçues.
Un épisode de l'histoire des Grisons et en même temps une tragique histoire d'amour qui n'est pas sans rappeler les romans de cape et d'épée d'Alexandre Dumas. D'une écriture vive et éloquente, un chef d'oeuvre des lettres alémaniques du XIXe siècle.
publié dans le supplément La bibliothèque idéale des vaudois / 24 Heures
07:51 Écrit par Claude Amstutz dans La bibliothèque idéale des vaudois, Littérature francophone, Littérature suisse | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: roman; livresé | | Imprimer | Facebook |
25/12/2013
Le poème de la semaine
René Char
Redonne-leur ce qui n'est plus présent en eux,Ils reverront le grain de la moisson s'enfermer dans l'épi et s'agiter sur l'herbe. Apprenez-leur, de la chute à l'essor, les douze mois de leur visage,Ils chériront le vide de leur coeur jusqu'au désir suivant;Car rien ne fait naufrage ou ne se plaît aux cendres;Et qui sait voir la terre aboutir à des fruits,Point ne l'émeut l'échec quoiqu'il ait tout perdu.Quelques traces de craie dans le ciel, Anthologie poétique francophone du XXe siècle
01:07 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth, René Char | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie | | Imprimer | Facebook |
Heureuses fêtes
Bloc-Notes, 25 décembre / Les Saules
A toutes et à tous, je souhaite d'heureuses fêtes, nourries par la présence aimante de vos proches, ainsi que de celles et ceux qui ont quitté et rejoint le monde des étoiles: inextinguibles et glorieuses dans notre coeur. En ce jour de Noël, je vous propose ces Méditations d'Orient, interprétées par Soeur Marie Keyrouz.
Plus nous apprenons comment toucher la réalité de notre être par le beau et le sacré, plus nous offrons à notre humain, le privilège de vivre le spirituel infini qui nous habite et qui est à l'origine de toute chose. Une prière du Christ, une offrande lyrique de Tagore ou une poésie mystique, ces méditations sont choisies et chantées pour allumer une chandelle sur le chemin de l'homme, dans son pèlerinage vers son intérieur. Juif, chrétien ou musulman; religieux, croyant, ou antagoniste, l'être humain est à la recherche inlassable du sens de son existence et de la zone la plus profonde de son âme où il n'y a que consonance, harmonie, liberté et paix.
Avec ces méditations nous avons essayé de puiser dans les thèmes musicaux des traditions liturgiques: Araméenne, Byzantine, Syriaque et Maronite; de même que dans les plus subtiles des échelles de la musique orientale classique avec ses micro-intervalles et les couleurs qu'elle apporte pour soutenir le texte sacré. Quand la prière déborde d'émotion humaine et spirituelle, la voix et l'instrument prennent leur liberté pour exprimer l'inexprimable et dresser une échelle verticale vers l'au-delà. Ce phénomène qui est l'improvisation est très ancien dans l'histoire de la musique sacrée; il est né d'une confession de foi où les notes et les modes n'existaient que pour incarner le sens théologique de la prière et sacraliser l'émotion humaine.
Chaque instrument est choisi pour son timbre et l'atmosphère qu'il pourrait installer, laissant à la voix, toute la faveur de chercher le plus adéquats des siens, se servant de toutes les richesses des fioritures et les subtilités des intervalles non-tempérés nécessaires pour faire résonner ces prières dans les coins intimes du cœur humain. Pourrait-on, par la grâce de ces méditations, faire rencontrer l'Humain avec le Divin qui est dans son être et se laisser fondre dans le mystère du silence de la paix éternelle de Dieu?
Vous pouvez vous procurer ce CD - 20 euros - sur le site ci-dessous:
http://www.keyrouz.com/FR_meditations.html
illustration musicale: Marie Keyrouz, Méditations d'Orient (http://www.keyrouz.com/FR_meditations.html)
image: Orson Welles, Citizen Kane / 1941 (weeatfilms.com)
01:06 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Chant sacré, Le monde comme il va, Marie Keyrouz | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : musique classique; noël | | Imprimer | Facebook |
24/12/2013
Un conte de Noël 9/9
Charles Dickens
V. Conclusion
C’était une colonne de lit. Oui, et de son lit encore et dans sa chambre bien mieux. Le lendemain lui appartenait pour s’amender et réformer sa vie!
Je veux vivre dans le passé; le présent et l’avenir! répéta Scrooge en sautant à bas du lit. Les leçons des trois esprits demeureront gravées dans ma mémoire. O Jacob Marley! que le ciel et la fête de Noël soient bénis de leurs bienfaits! je le dis à genoux, vieux Jacob, oui, à genoux. Il était si animé, si échauffé par de bonnes résolutions, que sa voix brisée répondait à peine au sentiment qui l’inspirait. Il avait sangloté violemment dans sa lutte avec l’esprit, et son visage était inondé de larmes.
Ils ne sont pas arrachés, s’écria Scrooge embrassant un des rideaux de son lit, ils ne sont pas arrachés, ni les anneaux non plus. Ils sont ici, je suis ici; les images des choses qui auraient pu se réaliser peuvent s’évanouir; elles s’évanouiront, je le sais!
Cependant ses mains étaient occupées à brouiller ses vêtements; il les mettait à l’envers, les retournait sens dessus dessous, le bas en haut et le haut en bas ; dans son trouble, il les déchirait, les laissait tomber à terre, les rendait enfin complices de toutes sortes d’extravagances.
Je ne sais pas ce que fais! s’écria-t-il riant et pleurant à la fois, et se posant avec ses bas en copie parfaite du Laocoon antique et de ses serpents. Je suis léger comme une plume; je suis heureux comme un ange, gai comme un écolier, étourdi comme un homme ivre. Un joyeux Noël à tout le monde! une bonne, une heureuse année à tous! Holà! hé! ho! holà!
Il avait passé en gambadant de sa chambre dans le salon, et se trouvait là maintenant, tout hors d’haleine.
Voilà bien la casserole où était l’eau de gruau! s’écria-t-il en s’élançant de nouveau et recommençant ses cabrioles devant la cheminée. Voilà la porte par laquelle est entré le spectre de Marley! voilà le coin où était assis l’esprit de Noël présent! voilà la fenêtre où j’ai vu les âmes en peine: tout est à sa place, tout est vrai, tout est arrivé… Ah! ah! ah!
Réellement, pour un homme qui n’avait pas pratiqué depuis tant d’années, c’était un rire splendide, un des rires les plus magnifiques, le père d’une longue, longue lignée de rires éclatants!
Je ne sais quel jour du mois nous sommes aujourd’hui! continua Scrooge. Je ne sais combien de temps je suis demeuré parmi les esprits. Je ne sais rien: je suis comme un petit enfant. Cela m’est bien égal. je voudrais bien l’être, un petit enfant. Hé! holà! houp! holà! hé!
Il fut interrompu dans ses transports par les cloches des églises qui sonnaient le carillon le plus folichon qu’il eût jamais entendu. Ding, din, dong, boum! boum, ding, din, dong! Boum! boum! boum! dong! ding, din, dong! boum! Oh! superbe, superbe!
Courant à la fenêtre, il l’ouvrit et regarda dehors. Pas de brume, pas de brouillard; un froid clair, éclatant, un de ces froids qui vous égayent et vous ravigotent, un de ces froids qui sifflent à faire danser le sang dans vos veines; un soleil d’or; un ciel divin; un air frais et agréable; des cloches en gaieté. Oh! superbe, superbe!
- Quel jour sommes-nous aujourd’hui? cria Scrooge de sa fenêtre à un petit garçon endimanché qui s’était arrêté peut-être pour le regarder.
- Hein? répondit l’enfant ébahi.
- Quel jour sommes-nous aujourd’hui, mon beau garçon? dit Scrooge.
- Aujourd’hui! repartit l’enfant; mais c’est le jour de Noël.
Le jour de Noël! se dit Scrooge. Je ne l’ai donc pas manqué! Les esprits ont tout fait en une nuit. Ils peuvent faire tout ce qu’ils veulent; qui en doute? certainement qu’ils le peuvent. Holà! hé! mon beau petit garçon!
- Holà! répondit l’enfant.
- Connais-tu la boutique du marchand de volailles, au coin de la seconde rue?
- Je crois bien!
Un enfant plein d’intelligence! dit Scrooge. Un enfant remarquable! Sais-tu si l’on a vendu la belle dinde qui était hier en montre? pas la petite; la grosse?
- Ah! celle qui est aussi grosse que moi?
- Quel enfant délicieux! dit Scrooge. Il y a plaisir à causer avec lui. Oui, mon chat!
- Elle y est encore, dit l’enfant.
- Vraiment! continua Scrooge. Eh bien, va l’acheter!
- Farceur! s’écria l’enfant.
- Non, dit Scrooge, je parle sérieusement. Va acheter et dis qu’on me l’apporte; je leur donnerai ici l’adresse où il faut la porter. Reviens avec le garçon et je te donnerai un schelling. Tiens! si tu reviens avec lui en moins de cinq minutes, je te donnerai un écu.
L’enfant partit comme un trait. Il aurait fallu que l’archer eût une main bien ferme sur la détente pour lancer sa flèche moitié seulement aussi vite.
Je l’enverrai chez Bob Cratchit, murmura Scrooge se frottant les mains et éclatant de rire. Il ne saura pas d’où cela lui vient. Elle est deux fois grosse comme Tiny Tim. Je suis sûr que Bob goûtera la plaisanterie; jamais Joe Miller n’en a fait une pareille.
Il écrivit l’adresse d’une main qui n’était pas très ferme, mais il l’écrivit pourtant, tant bien que mal, et descendit ouvrir la porte de la rue pour recevoir le commis du marchand de volailles. Comme il restait là debout à l’attendre, le marteau frappa ses regards.
Je l’aimerai toute ma vie! s’écria-t-il en le caressant de la main. Et moi qui, jusqu’à présent, ne le regardais jamais, je crois. Quelle honnête expression dans sa figure! Ah! le bon, l’excellent marteau! Mais voici la dinde! Holà! hé! Houp, houp! comment vous va? Un joyeux Noël!
C’était une dinde, celle-là! Non, il n’est pas possible qu’il se soit jamais tenu sur ses jambes, ce volatile; il les aurait brisées en moins d’une minute, comme des bâtons de cire à cacheter. Mais j’y pense, vous ne pourrez pas porter cela jusqu’à Camden-Town, mon ami, dit Scrooge; il faut prendre un cab.
Le rire avec lequel il dit cela, le rire avec lequel il paya la dinde, le rire avec lequel il paya le cab, et le rire avec lequel il récompensa le petit garçon ne fut surpassé que par le fou rire avec lequel il se rassit dans son fauteuil, essoufflé, hors d’haleine, et il continua de rire jusqu’aux larmes.
Ce ne lui fut pas chose facile que de se raser, car sa main continuait à trembler beaucoup; et cette opération exige une grande attention, même quand vous ne dansez pas en vous faisant la barbe. Mais il se serait coupé le bout du nez, qu’il aurait mis tout tranquillement sur l’entaille un morceau de taffetas d’Angleterre sans rien perdre de sa bonne humeur.
Il s’habilla, mit tout ce qu’il avait de mieux, et, sa toilette faite, sortit pour se promener dans les rues. La foule s’y précipitait en ce moment, telle qu’il l’avait vue en compagnie du spectre de Noël présent. Marchant les mains croisées derrière le dos, Scrooge regardait tout le monde avec un sourire de satisfaction. Il avait l’air si parfaitement gracieux, en un mot, que trois ou quatre joyeux gaillards ne purent s’empêcher de l’interpeller: Bonjour, monsieur! Un joyeux Noël, monsieur! Et Scrooge affirma souvent plus tard que, de tous les sons agréables qu’il avait jamais entendus, ceux-là avaient été, sans contredit, les plus doux à son oreille.
Il n’avait pas fait beaucoup de chemin, lorsqu’il reconnut, se dirigeant de son côté, le monsieur à la tournure distinguée qui était venu le trouver la veille dans son comptoir, et lui disant: Scrooge et Marley, je crois? Il sentit une douleur poignante lui traverser le cœur à la pensée du regard qu’allait jeter sur lui le vieux monsieur au moment où ils se rencontreraient; mais il comprit aussitôt ce qu’il avait à faire, et prit bien vite son parti.
Mon cher monsieur, dit-il en pressant le pas pour lui prendre les deux mains, comment vous portez-vous? J’espère que votre journée d’hier a été bonne. C’est une démarche qui vous fait honneur! Un joyeux Noël, monsieur!
- Monsieur Scrooge?
- Oui, c’est mon nom; je crains qu’il ne vous soit pas des plus agréables. Permettez que je vous fasse mes excuses. Voudriez-vous avoir la bonté… (Ici Scrooge lui murmura quelques mots à l’oreille.)
- Est-il Dieu possible! s’écria ce dernier, comme suffoqué. Mon cher monsieur Scrooge, parlez-vous sérieusement?
- S’il vous plaît, dit Scrooge; pas un liard de moins. Je ne fais que solder l’arriéré, je vous assure. Me ferez-vous cette grâce?
- Mon cher monsieur, reprit l’autre en lui secouant la main cordialement, je ne sais comment louer tant de munifi…
- Pas un mot, je vous prie, interrompit Scrooge. Venez me voir; voulez-vous venir me voir?
- Oui! sans doute, s’écria le vieux monsieur. Évidemment, c’était son intention; on ne pouvait s’y méprendre, à son air.
- Merci, dit Scrooge. Je vous suis infiniment reconnaissant, je vous remercie mille fois. Adieu!
Il entra à l’église; il parcourut les rues, il examina les gens qui allaient et venaient en grande hâte, donna aux enfants de petites tapes caressantes sur la tête, interrogea les mendiants sur leurs besoins, laissa tomber des regards curieux dans les cuisines des maisons, les reporta ensuite aux fenêtres; tout ce qu’il voyait lui faisait plaisir. Il ne s’était jamais imaginé qu’une promenade, que rien au monde pût lui donner tant de bonheur. L’après-midi, il dirigea ses pas du côté de la maison de son neveu.
Il passa et repassa une douzaine de fois devant la porte, avant d’avoir le courage de monter le perron et de frapper. Mais enfin il s’enhardit et laissa retomber le marteau.
- Votre maître est-il chez lui, ma chère enfant? dit Scrooge à la servante… Beau brin de fille, ma foi!
- Oui, monsieur.
- Où est-il, mignonne?
- Dans la salle à manger, monsieur, avec madame. Je vais vous conduire au salon, s’il vous plaît.
- Merci; il me connaît, reprit Scrooge, la main déjà posée sur le bouton de la porte de la salle à manger; je vais entrer ici, mon enfant.
Il tourna le bouton tout doucement, et passa la tête de côté par la porte entrebâillée. Le jeune couple examinait alors la table (dressée comme pour un gala), car ces nouveaux mariés sont toujours excessivement pointilleux sur l’élégance du service: ils aiment à s’assurer que tout est comme il faut.
Fred! dit Scrooge.
Dieu du ciel! comme sa nièce par alliance tressaillit! Scrooge avait oublié, pour le moment, comment il l’avait vue assise dans son coin, un peu souffrante, sans quoi il ne serait point entré de la sorte; il n’aurait pas osé.
- Dieu me pardonne! s’écria Fred, qui est donc là?
- C’est moi, votre oncle Scrooge; je viens dîner. Voulez-vous que j’entre, Fred?
S’il voulait qu’il entrât! Peu s’en fallut qu’il ne lui disloquât le bras pour le faire entrer. Au bout de cinq minutes, Scrooge fut à son aise comme dans sa propre maison. Rien ne pouvait être plus cordial que la réception du neveu; la nièce imita son mari; Topper en fit autant, lorsqu’il arriva, et aussi la petite sœur rondelette, quand elle vint, et tous les autres convives, à mesure qu’ils entrèrent. Quelle admirable partie, quels admirables petits jeux, quelle admirable unanimité, quel admirable bonheur!
Mais le lendemain, Scrooge se rendit de bonne heure au comptoir, oh! de très bonne heure. S’il pouvait seulement y arriver le premier et surprendre Bob Cratchit en flagrant délit de retard! C’était en ce moment sa préoccupation la plus chère.
Il y réussit; oui, il eut ce plaisir! L’horloge sonna neuf heures, point de Bob; neuf heures un quart, point de Bob. Bob se trouva en retard de dix-huit minutes et demie. Scrooge était assis, la porte toute grande ouverte, afin qu’il le pût voir se glisser dans sa citerne.
Avant d’ouvrir la porte, Bob avait ôté son chapeau, puis son cache-nez: en un clin d’œil, il fut installé sur son tabouret et se mit à faire courir sa plume, comme pour essayer de rattraper neuf heures.
- Holà! grommela Scrooge, imitant le mieux qu’il pouvait son ton d’autrefois; qu’est-ce que cela veut dire de venir si tard?
- Je suis bien fâché, monsieur, dit Bob. Je suis en retard.
- En retard! reprit Scrooge. En effet, il me semble que vous êtes en retard. Venez un peu par ici, s’il vous plaît.
- Ce n’est qu’une fois tous les ans, monsieur, dit Bob timidement en sortant de sa citerne; cela ne m’arrivera plus. je me suis un peu amusé hier, monsieur.
- Fort bien; mais je vous dirai, mon ami, ajouta Scrooge, que je ne puis laisser plus longtemps aller les choses comme cela. Par conséquent, poursuivit-il, en sautant à bas de son tabouret et en portant à Bob une telle botte dans le flanc qu’il le fit trébucher jusque dans sa citerne; par conséquent, je vais augmenter vos appointements!
Bob trembla et se rapprocha de la règle de son bureau. Il eut un moment la pensée d’en assener un coup à Scrooge, de le saisir au collet et d’appeler à l’aide les gens qui passaient dans la ruelle pour lui faire mettre la camisole de force.
- Un joyeux Noël, Bob! dit Scrooge avec un air trop sérieux pour qu’on pût s’y méprendre et en lui frappant amicalement sur l’épaule. Un plus joyeux Noël, Bob, mon brave garçon, que je ne vous l’ai souhaité depuis longues années! Je vais augmenter vos appointements et je m’efforcerai de venir en aide à votre laborieuse famille; ensuite cette après-midi nous discuterons nos affaires sur un bol de Noël rempli d’un bischoff fumant, Bob! Allumez les deux feux; mais avant de mettre un point sur un i, Bob Cratchit, allez vite acheter un seau neuf pour le charbon.
Scrooge fit encore plus qu’il n’avait promis; non seulement il tint sa parole, mais il fit mieux, beaucoup mieux.
Quant à Tiny Tim, qui ne mourut pas, Scrooge fut pour lui un second père. Il devint un aussi bon ami, un aussi bon maître, un aussi bon homme que le bourgeois de la bonne vieille Cité, ou de toute autre bonne vieille cité, ville ou bourg, dans le bon vieux monde. Quelques personnes rirent de son changement; mais il les laissa rire et ne s’en soucia guère; car il en savait assez pour ne pas ignorer que, sur notre globe, il n’est jamais rien arrivé de bon qui n’ait eu la chance de commencer par faire rire certaines gens. Puisqu’il faut que ces gens-là soient aveugles, il pensait qu’après tout il vaut tout autant que leur maladie se manifeste par les grimaces, qui leur rident les yeux à force de rire, au lieu de se produire sous une forme moins attrayante. Il riait lui-même au fond du cœur; c’était toute sa vengeance.
Il n’eut plus de commerce avec les esprits; mais il en eut beaucoup plus avec les hommes, cultivant ses amis et sa famille tout le long de l’année pour bien se préparer à fêter Noël, et personne ne s’y entendait mieux que lui: tout le monde lui rendait cette justice.
Puisse-t-on en dire autant de vous, de moi, de nous tous, et alors, comme disait Tiny Tim:
- Que Dieu nous bénisse, tous tant que nous sommes!
(à suivre)
Charles Dickens, Contes de Noël (coll. Folio classique/Gallimard, 2012)
image: Charles Dickens (theguardian.com)
06:00 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; contes; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
23/12/2013
Un conte de Noël 8/9
Charles Dickens
IV. Le dernier esprit (deuxième partie)
Il recula de terreur, car la scène avait changé, et il touchait presque un lit, un lit nu, sans rideaux, sur lequel, recouvert d’un drap déchiré, reposait quelque chose dont le silence même révélait la nature en un terrible langage. La chambre était très sombre, trop sombre pour qu’on put remarquer avec exactitude ce qui s’y trouvait, bien que Scrooge, obéissant à une impulsion secrète, promenât ses regards curieux, inquiet de savoir ce que c’était que cette chambre. Une pâle lumière, venant du dehors, tombait directement sur le lit où gisait le cadavre de cet homme dépouillé, volé, abandonné de tout le monde, auprès duquel personne ne pleurait, personne ne veillait.
Scrooge jeta les yeux sur le fantôme, dont la main fatale lui montrait la tête du mort. Le linceul avait été jeté avec tant de négligence, qu’il aurait suffi du plus léger mouvement de son doigt pour mettre à nu ce visage. Scrooge y songea; il voyait combien c’était facile, il éprouvait le désir de le faire, mais il n’avait pas plus la force d’écarter ce voile que de renvoyer le spectre, qui se tenait debout à ses côtés.
- Oh! froide, froide, affreuse, épouvantable mort! Tu peux dresser ici ton autel et l’entourer de toutes les terreurs dont tu disposes; car tu es bien là dans ton domaine! Mais, quand c’est une tête aimée, respectée et honorée, tu ne peux faire servir un seul de ses cheveux à tes terribles desseins, ni rendre odieux un de ses traits. Ce n’est pas qu’alors la main ne devienne pesante aussi, et ne retombe si je l’abandonne; ce n’est pas que le cœur et le pouls ne soient silencieux; mais cette main, elle fut autrefois ouverte, généreuse, loyale; ce cœur fut brave, chaud, honnête et tendre: c’était un vrai cœur d’homme qui battait là dans sa poitrine. Frappe, frappe, mort impitoyable! tes coups sont vains. Tu vas voir jaillir de sa blessure ses bonnes actions, l’honneur de sa vie éphémère, la semence de sa vie immortelle!
Aucune voix ne prononça ces paroles aux oreilles de Scrooge, il les entendit cependant lorsqu’il regarda le lit. Si cet homme pouvait revivre, pensait-il, que dirait-il à présent de ses pensées d’autrefois? L’avarice, la dureté de cœur, l’âpreté au gain, ces pensées-là, vraiment, l’ont conduit à une belle fin!
- Il est là, gisant dans cette maison déserte et sombre, où il n’y a ni homme, ni femme, ni enfant, qui puisse dire: Il fut bon pour moi dans telle ou telle circonstance, et je serai bon pour lui, à mon tour, en souvenir d’une parole bienveillante.
Seulement un chat grattait à la porte, et, sous la pierre du foyer, on entendait un bruit de rats qui rongeaient quelque chose. Que venaient-ils chercher dans cette chambre mortuaire? Pourquoi étaient-ils si avides, si turbulents? Scrooge n’osa y penser.
- Esprit, dit-il, ce lieu est affreux. En le quittant, je n’oublierai pas la leçon qu’il me donne, croyez-moi. Partons!
Le spectre, de son doigt immobile, lui montrait toujours la tête du cadavre. Je vous comprends, répondit Scrooge, et je le ferais si je pouvais. Mais je n’en ai pas la force; esprit, je n’en ai pas la force.
Le fantôme parut encore le regarder avec une attention plus marquée.
- S’il y a quelqu’un dans la ville qui ressente une émotion pénible par suite de la mort de cet homme, dit Scrooge en proie aux angoisses de l’agonie, montrez-moi cette personne, esprit, je vous en conjure.
Le fantôme étendit un moment sa sombre robe devant lui comme une aile, puis, la repliant, lui fit voir une chambre éclairée par la lumière du jour, où se trouvaient une mère et ses enfants.
Elle attendait quelqu’un avec une impatience inquiète; car elle allait et venait dans sa chambre, tressaillait au moindre bruit, regardait par la fenêtre, jetait les yeux sur la pendule, essayait, mais en vain, de recourir à son aiguille, et pouvait à peine supporter les voix des enfants dans leurs jeux.
Enfin retentit à la porte le coup de marteau si longtemps attendu. Elle courut ouvrir: c’était son mari, homme jeune encore, au visage abattu, flétri par le chagrin; on y voyait pourtant en ce moment une expression remarquable, une sorte de plaisir triste dont il avait honte et qu’il s’efforçait de réprimer.
Il s’assit pour manger le dîner que sa femme avait tenu chaud près du feu, et quand elle lui demanda d’une voix faible: Quelles nouvelles? (ce qu’elle ne fit qu’après un long silence), il parut embarrassé de répondre.
- Sont-elles bonnes ou mauvaises? dit-elle pour l’aider.
- Mauvaises, répondit-il.
- Sommes-nous tout à fait ruinés?
- Non, Caroline. il y a encore de l’espoir.
- S’il se laisse toucher, dit-elle toute surprise; après un tel miracle, on pourrait tout espérer, sans doute.
- Il ne peut plus se laisser toucher, dit le mari; il est mort.
C’était une créature douce et patiente que cette femme. On le voyait rien qu’à sa figure, et cependant elle ne put s’empêcher de bénir Dieu au fond de son âme à cette annonce imprévue, ni de le dire en joignant les mains. L’instant d’après, elle demanda pardon au ciel, car elle en avait regret; mais le premier mouvement partait du cœur.
- Ce que cette femme à moitié ivre, dont je vous ai parlé hier soir, m’a dit, quand j’ai essayé de le voir pour obtenir de lui une semaine de délai, et ce que je regardais comme une défaite pour m’éviter est la vérité pure; non seulement il était déjà fort malade, mais il était mourant.
- A qui sera transférée notre dette?
- Je l’ignore. Mais, avant ce temps, nous aurons la somme, et, lors même que nous ne serions pas prêts, ce serait jouer de malheur si nous trouvions dans son successeur un créancier aussi impitoyable. Nous pouvons dormir cette nuit plus tranquilles, Caroline!
Oui, malgré eux, leurs cœurs étaient débarrassés d’un poids bien lourd. Les visages des enfants groupés autour d’eux, afin d’écouter une conversation qu’ils comprenaient si peu, étaient plus ouverts et animés d’une joie plus vive; la mort de cet homme rendait un peu de bonheur à une famille! La seule émotion causée par cet événement, dont le spectre venait de rendre Scrooge témoin, était une émotion de plaisir.
- Esprit, dit Scrooge, faites-moi voir quelque scène de tendresse étroitement liée avec l’idée de la mort; sinon cette chambre sombre, que nous avons quittée tout à l’heure, sera toujours présente à mon souvenir.
Le fantôme le conduisit au travers de plusieurs rues qui lui étaient familières; à mesure qu’ils marchaient, Scrooge regardait de côté et d’autre dans l’espoir de retrouver son image, mais nulle part il ne pouvait la voir. Ils entrèrent dans la maison du pauvre Bob Cratchit, cette même maison que Scrooge avait visitée précédemment, et trouvèrent la mère et les enfants assis autour du feu. Ils étaient calmes, très calmes. Les bruyants petits Cratchit se tenaient dans un coin aussi tranquilles que des statues, et demeuraient assis, les yeux fixés sur Pierre, qui avait un livre ouvert devant lui. La mère et ses filles s’occupaient à coudre. Toute la famille était bien tranquille assurément! Et il prit un enfant, et il le mit au milieu d’eux.
Où Scrooge avait-il entendu ces paroles? Il ne les avait pas rêvées. Il fallait bien que ce fut l’enfant qui les avait lues à haute voix, quand Scrooge et l’esprit franchissaient le seuil de la porte. Pourquoi interrompait-il sa lecture ?
La mère posa son ouvrage sur la table et se couvrit le visage de ses mains.
- La couleur de cette étoffe me fait mal aux yeux, dit-elle.
- La couleur? Ah! pauvre Tiny Tim!
- Ils sont mieux maintenant, dit la femme de Cratchit. C’est sans doute de travailler à la lumière qui les fatigue, mais je ne voudrais pour rien au monde laisser voir à votre père, quand il rentrera, que mes yeux sont fatigués. Il ne doit pas tarder, c’est bientôt l’heure.
- L’heure est passée, répondit Pierre en fermant le livre. Mais je trouve qu’il va un peu moins vite depuis quelques soirs, ma mère.
La famille retomba dans son silence et son immobilité. Enfin, la mère reprit d’une voix ferme, dont le ton de gaieté ne faiblit qu’une fois :
- J’ai vu un temps où il allait vite, très vite même, avec… avec Tiny Tim sur son épaule.
- Et moi aussi, s’écria Pierre ; souvent.
- Et moi aussi, s’écria un autre.
Tous répétèrent: Et moi aussi.
- Mais Tiny Tim était très léger à porter, reprit la mère en retournant à son ouvrage; et puis son père l’aimait tant que ce n’était pas pour lui une peine… oh! non. Mais j’entends votre père à la porte!
Elle courut au-devant de lui. Le petit Bob entra avec son cache-nez; il en avait bien besoin, le pauvre père. Son thé était tout prêt contre le feu, c’était à qui s’empresserait pour le servir. Alors les deux petits Cratchit grimpèrent sur ses genoux, et chacun d’eux posa sa petite joue contre les siennes, comme pour lui dire: N’y pensez plus, mon père; ne vous chagrinez pas!
Bob fut très gai avec eux, il eut pour tout le monde une bonne parole: il regarda l’ouvrage étalé sur la table et donna des éloges à l’adresse et à l’habileté de Cratchit et de ses filles.
- Ce sera fini longtemps avant dimanche, dit-il.
- Dimanche! Vous y êtes donc allé aujourd’hui, Robert? demanda sa femme.
- Oui, ma chère, répondit Bob. J’aurais voulu que vous eussiez pu y venir: cela vous aurait fait du bien de voir comme l’emplacement est vert. Mais vous irez le voir souvent. Je lui avais promis que j’irais m’y promener un dimanche… Mon petit, mon petit enfant! s’écria Bob, mon cher petit enfant!
Il éclata tout à coup, sans pouvoir s’en empêcher. Pour qu’il pût s’en empêcher, il n’aurait pas fallu qu’il se sentit encore si près de son enfant.
Il quitta la chambre et monta dans celle de l’étage supérieur, joyeusement éclairée et parée de guirlandes comme à Noël. Il y avait une chaise placée tout contre le lit de l’enfant, et l’on voyait à des signes certains que quelqu’un était venu récemment l’occuper. Le pauvre Bob s’y assit à son tour; et, quand il se fut un peu recueilli, un peu calmé, il déposa un baiser sur ce cher petit visage. Alors il se montra plus résigné à ce cruel événement, et redescendit presque heureux… en apparence.
La famille se rapprocha du feu en causant; les jeunes filles et leur mère travaillaient toujours. Bob leur parla de la bienveillance extraordinaire que lui avait témoignée le neveu de M. Scrooge, qu’il avait vu une fois à peine, et qui, le rencontrant ce jour-là dans la rue et le voyant un peu… un peu abattu, vous savez, dit Bob, s’était informé avec intérêt de ce qui lui arrivait de fâcheux. Sur quoi, poursuivit Bob, car c’est bien le monsieur le plus affable qu’il soit possible de voir, je lui ai tout raconté.
- Je suis sincèrement affligé de ce que vous m’apprenez, monsieur Cratchit, dit-il, pour vous et pour votre excellente femme. À propos, comment a-t-il pu savoir cela, je l’ignore absolument.
- Savoir quoi, mon ami?
- Que vous étiez une excellente femme.
- Mais tout le monde ne le sait-il pas? dit Pierre.
- Très bien répliqué, mon garçon! s’écria Bob. J’espère que tout le monde le sait.
Sincèrement affligé, disait-il, pour votre excellente femme; si je puis vous être utile en quelque chose, ajouta-t-il en me remettant sa carte, voici mon adresse. Je vous en prie, venez me voir.
- Eh bien! j’en ai été charmé, non pas tant pour ce qu’il serait en état de faire en notre faveur, que pour ses manières pleines de bienveillance. On aurait dit qu’il avait réellement connu notre Tiny Tim, et qu’il le regrettait comme nous.
- Je suis sûre qu’il a un bon cœur, dit Mme Cratchit.
- Vous en seriez bien plus sûre, ma chère amie, reprit Bob, si vous l’aviez vu et que vous lui eussiez parlé. Je ne serais pas du tout surpris, remarquez ceci, qu’il trouvât une meilleure place à Pierre.
- Entendez-vous, Pierre? dit Mme Cratchit.
- Et alors, s’écria une des jeunes filles, Pierre se mariera et s’établira pour son compte.
- Allez vous promener, repartit Pierre en faisant une grimace.
- Dame! cela peut être ou ne pas être, l’un n’est pas plus sûr que l’autre, dit Bob. La chose peut arriver un de ces jours, quoique nous ayons, mon enfant, tout le temps d’y penser. Mais, de quelque manière et dans quelque temps que nous nous séparions les uns des autres, je suis sûr que pas un de nous n’oubliera le pauvre Tiny Tim; n’est-ce pas, nous n’oublierons jamais cette première séparation?
- Jamais, mon père, s’écrièrent-ils tous ensemble.
- Et je sais, dit Bob, je sais, mes amis, que, quand nous nous rappellerons combien il fut doux et patient, quoique ce ne fût qu’un tout petit, tout petit enfant, nous n’aurons pas de querelles les uns avec les autres, car ce serait oublier le pauvre Tiny Tim.
- Non, jamais, mon père! répétèrent-ils tous.
- Vous me rendez bien heureux, dit le petit Bob, oui, bien heureux!
Mme Cratchit l’embrassa, ses filles l’embrassèrent, les deux petits Cratchit l’embrassèrent, Pierre et lui se serrèrent tendrement la main. Âme de Tiny Tim, dans ton essence enfantine tu étais une émanation de la divinité!
- Spectre, dit Scrooge, quelque chose me dit que l’heure de notre séparation approche. Je le sais, sans savoir comment elle aura lieu. Dites-moi quel était donc cet homme que nous avons vu gisant sur son lit de mort?
Le fantôme de Noël futur le transportai comme auparavant (quoique à une époque différente, pensait-il, car ces dernières visions se brouillaient un peu dans son esprit; ce qu’il y voyait de plus clair, c’est qu’elles se rapportaient à l’avenir), dans les lieux où se réunissent les gens d’affaires et les négociants, mais sans lui montrer son autre lui-même. À la vérité, l’esprit ne s’arrêta nulle part, mais continua sa course directement, comme pour atteindre plus vite au but, jusqu’au moment où Scrooge le supplia de s’arrêter un instant.
- Cette cour, dit-il, que nous traversons si vite, est depuis longtemps le lieu où j’ai établi le centre de mes occupations. Je reconnais la maison; laissez-moi voir ce que je serai un jour.
L’esprit s’arrêta; sa main désignait un autre point.
- Voici la maison là-bas, s’écria Scrooge. Pourquoi me faites-vous signe d’aller plus loin?
L’inexorable doigt ne changeait pas de direction. Scrooge courut à la hâte vers la fenêtre de son comptoir et regarda dans l’intérieur. C’était encore un comptoir, mais non plus le sien. L’ameublement n’était pas le même, la personne assise dans le fauteuil n’était pas lui. Le fantôme faisait toujours le geste indicateur.
Scrooge le rejoignit, et, tout en se demandant pourquoi il ne se voyait pas là et ce qu’il pouvait être devenu, il suivit son guide jusqu’à une grille de fer. Avant d’entrer, il s’arrêta pour regarder autour de lui.
Un cimetière. Ici, sans doute, gît sous quelques pieds de terre le malheureux dont il allait apprendre le nom. C’était un bien bel endroit, ma foi! environné de longues murailles, de maisons voisines, envahi par le gazon et les herbes sauvages, plutôt la mort de la végétation que la vie, encombré du trop-plein des sépultures, engraissé jusqu’au dégoût. Oh! le bel endroit!
L’esprit, debout au milieu des tombeaux, en désigna un. Scrooge s’en approcha en tremblant. Le fantôme était toujours exactement le même, mais Scrooge crut reconnaître dans sa forme solennelle quelque augure nouveau dont il eut peur. Avant que je fasse un pas de plus vers cette pierre que vous me montrez, lui dit-il, répondez à cette seule question: Tout ceci, est-ce l’image de ce qui doit être, ou seulement de ce qui peut être?
L’esprit, pour toute réponse abaissa sa main du côté de la tombe près de laquelle il se tenait.
- Quand les hommes s’engagent dans quelques résolutions, elles leur annoncent certain but qui peut être inévitable, s’ils persévèrent dans leur voie. Mais, s’ils la quittent, le but change; en est-il de même des tableaux que vous faites passer sous mes yeux?
Et l’esprit demeura immobile comme toujours. Scrooge se traîna vers le tombeau, tremblant de frayeur, et, suivant la direction du doigt, lut sur la pierre d’une sépulture abandonnée son propre nom: Ebenezer Scrooge.
- C’est donc moi qui suis l’homme que j’ai vu gisant sur son lit de mort? s’écria-t-il, tombant à genoux.
Le doigt du fantôme se dirigea alternativement de la tombe à lui et de lui à la tombe.
- Non, esprit! oh! non, non!
Le doigt était toujours là.
- Esprit, s’écria-t-il en se cramponnant à sa robe, écoutez-moi! je ne suis plus l’homme que j’étais; je ne serai plus l’homme que j’aurais été si je n’avais pas eu le bonheur de vous connaître. Pourquoi me montrer toutes ces choses, s’il n’y a plus aucun espoir pour moi?
Pour la première fois, la main parut faire un mouvement.
- Bon esprit, poursuivit Scrooge toujours prosterné à ses pieds, la face contre terre, vous intercéderez pour moi, vous aurez pitié de moi. Assurez-moi que je puis encore changer ces images que vous m’avez montrées, en changeant de vie! La main s’agita avec un geste bienveillant.
- J’honorerai Noël au fond de mon cœur, et je m’efforcerai d’en conserver le culte toute l’année. Je vivrai dans le passé, le présent et l’avenir; les trois esprits ne me quitteront plus, car je ne veux pas oublier leurs leçons. Oh! dites-moi que je puis faire disparaître l’inscription de cette pierre! Dans son angoisse, il saisit la main du spectre. Elle voulut se dégager, mais il la retint par une puissante étreinte. Toutefois l’esprit, plus fort, encore cette fois, le repoussa.
Levant les mains dans une dernière prière, afin d’obtenir du spectre qu’il changeât sa destinée, Scrooge aperçut une altération dans la robe à capuchon de l’esprit, qui diminua de taille, s’affaissa sur lui-même et se transforma en colonne de lit.
(à suivre)
Charles Dickens, Contes de Noël (coll. Folio classique/Gallimard, 2012)
image: Charles Dickens (theguardian.com)
08:11 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; contes; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
21/12/2013
Un conte de Noël 7/9
Charles Dickens
IV. Le dernier esprit (première partie)
Le fantôme approchait d’un pas lent, grave et silencieux. Quand il fut arrivé près de Scrooge, celui-ci fléchit le genou, car cet esprit semblait répandre autour de lui, dans l’air qu’il traversait, une terreur sombre et mystérieuse. Une longue robe noire l’enveloppait tout entier et cachait sa tête, son visage, sa forme, ne laissant rien voir qu’une de ses mains étendues, sans quoi il eut été très difficile de détacher cette figure des ombres de la nuit, et de la distinguer de l’obscurité complète dont elle était environnée.
Quand Scrooge vint se placer à ses côtés, il reconnut que le spectre était d’une taille élevée et majestueuse, et que sa mystérieuse présence le remplissait d’une crainte solennelle. Mais il n’en sut pas davantage, car l’esprit ne prononçait pas une parole et ne faisait aucun mouvement.
- Suis-je en la présence du spectre de Noël à venir? dit Scrooge.
L’esprit ne répondit rien, mais continua de tenir la main tendue en avant.
- Vous allez me montrer les ombres des choses qui ne sont pas arrivées encore et qui arriveront dans la suite des temps, poursuivit Scrooge. N’est-ce pas, esprit?
La partie supérieure de la robe du fantôme se contracta un instant par le rapprochement de ses plis, comme si le spectre avait incliné la tête. Ce fut la seule réponse qu’il en obtint.
Quoique habitué déjà au commerce des esprits, Scrooge éprouvait une telle frayeur en présence de ce spectre silencieux, que ses jambes tremblaient sous lui et qu’il se sentit à peine la force de se tenir debout, quand il se prépara à le suivre. L’esprit s’arrêta un moment, comme s’il eût remarqué son trouble et qu’il eût voulu lui donner le temps de se remettre.
Mais Scrooge n’en fut que plus agité; un frisson de terreur vague parcourait tous ses membres, quand il venait à songer que derrière ce sombre linceul des yeux de fantôme étaient attentivement fixés sur lui, et que, malgré tous ses efforts, il ne pouvait voir qu’une main de spectre et une grande masse noirâtre.
- Esprit de l’avenir! s’écria-t-il; je vous redoute plus qu’aucun des spectres que j’aie encore vus! Mais, parce que je sais que vous vous proposez mon bien, et parce que j’espère vivre de manière à être un tout autre homme que je n’étais, je suis prêt à vous accompagner avec un cœur reconnaissant. Ne me parlerez-vous pas?
Point de réponse. La main seule était toujours tendue droit devant eux.
- Guidez-moi! dit Scrooge, guidez-moi! La nuit avance rapidement; c’est un temps précieux pour moi, je le sais. Esprit, guidez-moi.
Le fantôme s’éloigna de la même manière qu’il était venu. Scrooge le suivit dans l’ombre de sa robe, et il lui sembla que cette ombre la soulevait et l’emportait avec elle.
On ne pourrait pas dire précisément qu’ils entrèrent dans la ville, ce fut plutôt la ville qui sembla surgir autour d’eux et les entourer de son propre mouvement. Toutefois ils étaient au cœur même de la Cité, à la Bourse, parmi les négociants qui allaient de çà et de là en toute hâte, faisant sonner l’argent dans leurs poches, se groupant pour causer affaires, regardant à leurs montres et jouant d’un air pensif avec leurs grandes breloques, etc., etc., comme Scrooge les avait vus si souvent.
L’esprit s’arrêta près d’un petit groupe de ces capitalistes. Scrooge, remarquant la direction de sa main tendue de leur côté, s’approcha pour entendre la conversation.
- Non…, disait un grand et gros homme avec un menton monstrueux, je n’en sais pas davantage; je sais seulement qu’il est mort.
- Quand est-il mort? demanda un autre.
- La nuit dernière, je crois.
- Comment, et de quoi est-il mort? dit un troisième personnage en prenant une énorme prise de tabac dans une vaste tabatière. Je croyais qu’il ne mourrait jamais…
- Il n’y a que Dieu qui le sache, reprit le premier avec un bâillement.
- Qu’a-t-il fait de son argent? demanda un monsieur à la face rubiconde dont le bout du nez était orné d’une excroissance de chair qui pendillait sans cesse comme les caroncules d’un dindon.
- Je n’en sais trop rien, dit l’homme au double menton en bâillant de nouveau. Peut-être l’a-t-il laissé à sa société; en tout cas, ce n’est pas à moi qu’il l’a laissé: voilà tout ce que je sais.
Cette plaisanterie fut accueillie par un rire général.
- Il est probable, dit le même interlocuteur, que les chaises ne lui coûteront pas cher à l’église, non plus que les voitures; car, sur mon âme, je ne connais personne qui soit disposé à aller à son enterrement. Si nous faisions la partie d’y aller sans invitation!
- Cela m’est égal, s’il y a une collation, fit observer le monsieur à la loupe; mais je veux être nourri pour la peine.
- Eh bien! après tout, dit celui qui avait parlé le premier, je vois que je suis encore le plus désintéressé de vous tous, car je n’y allais pas pour qu’on me donnât des gants noirs, je n’en porte pas; ni pour sa collation, je ne goûte jamais; et pourtant je m’offre à y aller, si quelqu’un veut venir avec moi. C’est que, voyez-vous, en y réfléchissant je ne suis pas sûr le moins du monde de n’avoir pas été son plus intime ami, car nous avions l’habitude de nous arrêter pour échanger quelques mots toutes les fois que nous nous rencontrions. Adieu, messieurs ; au revoir!
Le groupe se dispersa et alla se mêler à d’autres. Scrooge reconnaissait tous ces personnages: il regarda l’esprit comme pour lui demander l’explication de ce qu’il venait d’entendre.
Le fantôme se glissa dans une rue et montra du doigt deux individus qui s’abordaient. Scrooge écouta encore, croyant trouver là le mot de l’énigme. Il les reconnaissait également très bien; c’étaient deux négociants, riches et considérés. Il s’était toujours piqué d’être bien placé dans leur estime, au point de vue des affaires, s’entend, purement et simplement au point de vue des affaires.
- Comment vous portez-vous? dit l’un.
- Et vous? répondit l’autre.
- Bien! dit le premier. Le vieux Gobseck a donc enfin son compte, hein?
- On me l’a dit…; il fait froid, n’est-ce pas?
- Peuh! Un temps de la saison! temps de Noël. Vous ne patinez pas, je suppose?
- Non, non; j’ai bien autre chose à faire. Bonjour.
Pas un mot de plus. Telles furent leur rencontre, leur conversation et leur séparation.
Scrooge eut d’abord la pensée de s’étonner que l’esprit attachât une telle importance à des conversations en apparence si triviales; mais, intimement convaincu qu’elles devaient avoir un sens caché, il se mit à considérer, à part lui, quel il pouvait être selon toutes les probabilités. Il était difficile qu’elles se rapportassent à la mort de Jacob, son vieil associé; du moins, la chose ne paraissait pas vraisemblable, car cette mort appartenait au passé, et le spectre avait pour département l’avenir: il ne voyait non plus personne de ses connaissances à qui il put les appliquer. Toutefois, ne doutant pas que, quelle que fût celle à qui il convenait d’en faire l’application, elles ne renfermassent une leçon secrète à son adresse, et pour son bien, il résolut de recueillir avec soin chacune des paroles qu’il entendrait et chacune des choses qu’il verrait, mais surtout d’observer attentivement sa propre image lorsqu’elle lui apparaîtrait, persuadé que la conduite de son futur lui-même lui donnerait la clef de cette énigme et en rendrait la solution facile. Il se chercha donc en ce lieu; mais un autre occupait sa place accoutumée, dans le coin qu’il affectionnait particulièrement, et, quoique l’horloge indiquât l’heure où il venait d’ordinaire à la Bourse, il ne vit personne qui lui ressemblât, parmi cette multitude qui se pressait sous le porche pour y entrer. Cela le surprit peu, néanmoins, car depuis ses premières visions il avait médité dans son esprit un changement de vie; il pensait, il espérait que son absence était une preuve qu’il avait mis ses nouvelles résolutions en pratique.
Le fantôme se tenait à ses côtés, immobile, sombre, toujours le bras tendu. Quand Scrooge sortit de sa rêverie, il s’imagina, au mouvement de la main et d’après la position du spectre vis-à-vis de lui, que ses yeux invisibles le regardaient fixement. Cette pensée le fit frissonner de la tête aux pieds. Quittant le théâtre bruyant des affaires, ils allèrent dans un quartier obscur de la ville, où Scrooge n’avait pas encore pénétré, quoiqu’il en connût parfaitement les êtres et la mauvaise renommée. Les rues étaient sales et étroites, les boutiques et les maisons misérables, les habitants à demi nus, ivres, mal chaussés, hideux. Des allées et des passages sombres, comme autant d’égouts, vomissaient leurs odeurs repoussantes, leurs immondices et leurs ignobles habitants dans ce labyrinthe de rues; tout le quartier respirait le crime, l’ordure, la misère.
Au fond de ce repaire infâme on voyait une boutique basse, s’avançant en saillie sous le toit d’un auvent, dans laquelle on achetait le fer, les vieux chiffons, les vieilles bouteilles, les os, les restes des assiettes du dîner d’hier au soir. Sur le plancher, à l’intérieur, étaient entassés des clefs rouillées, des clous, des chaînes, des gonds, des limes, des plateaux de balances, des poids et toute espèce de ferraille. Des mystères que peu de personnes eussent été curieuses d’approfondir s’agitaient peut-être sous ces monceaux de guenilles repoussantes, sous ces masses de graisse corrompue et ces sépulcres d’ossements. Assis au milieu des marchandises dont il trafiquait, près d’un réchaud de vieilles briques, un sale coquin, aux cheveux blanchis par l’âge (il avait près de soixante-dix ans), s’abritait contre l’air froid du dehors, au moyen d’un rideau crasseux, composé de lambeaux dépareillés suspendus à une ficelle, et fumait sa pipe en savourant avec délices la volupté de sa paisible solitude. Scrooge et le fantôme se trouvèrent en présence de cet homme, au moment précis où une femme, chargée d’un lourd paquet, se glissa dans la boutique. A peine y eut-elle mis les pieds, qu’une autre femme, chargée de la même manière, entra pareillement; cette dernière fut suivie de près par un homme vêtu d’un habit noir râpé, qui ne parut pas moins surpris de la vue des deux femmes qu’elles ne l’avaient été elles-mêmes en se reconnaissant l’une l’autre. Après quelques instants de stupéfaction muette partagée par l’homme à la pipe, ils se mirent à éclater de rire tous les trois.
- Que la femme de journée passe la première, s’écria celle qui était entrée d’abord. La blanchisseuse viendra après elle, puis, en troisième lieu, l’homme des pompes funèbres. Eh bien! vieux Joe, dites donc, en voilà un hasard! Ne dirait-on pas que nous nous sommes donné ici rendez-vous tous les trois?
- Vous ne pouviez toujours pas mieux choisir la place, dit le vieux Joe ôtant sa pipe de sa bouche. Entrez au salon. Depuis longtemps vous y avez vos libres entrées, et les deux autres ne sont pas non plus des étrangers. Attendez que j’aie fermé la porte de la boutique. Ah! comme elle crie! je ne crois pas qu’il y ait ici de ferraille plus rouillée que ses gonds, comme il n’y a pas non plus, j’en suis bien sûr, d’os aussi vieux que les miens dans tout mon magasin. Ah! ah! nous sommes tous en harmonie avec notre condition, nous sommes bien assortis. Entrez au salon. Entrez.
Le salon était l’espace séparé de la boutique par le rideau de loques. Le vieux marchand remua le feu avec un barreau brisé provenant d’une rampe d’escalier, et, après avoir ravivé sa lampe fumeuse (car il faisait nuit) avec le tuyau de sa pipe, il le retint dans sa bouche.
Pendant qu’il faisait ainsi les honneurs de son hospitalité, la femme qui avait déjà parlé jeta son paquet à terre, et s’assit, dans une pose nonchalante, sur un tabouret, croisant ses coudes sur ses genoux, et lançant aux deux autres comme un défi hardi.
- Eh bien! quoi? Qu’y a-t-il donc? Qu’est-ce qu’il y a, mistress Dilber? dit-elle. Chacun a bien le droit de songer à soi, je pense. Est-ce qu’il a fait autre chose toute sa vie, lui?
- C’est vrai, par ma foi! dit la blanchisseuse. Personne plus que lui.
- Eh bien alors, vous n’avez pas besoin de rester là à vous écarquiller les yeux comme si vous aviez peur, bonne femme: les loups ne se mangent pas, je suppose.
- Bien sûr! dirent en même temps Mme Dilber et le croque-mort. Nous l’espérons bien.
- En ce cas, s’écria la femme, tout est pour le mieux. Il n’y a pas besoin de chercher midi à quatorze heures. Et d’ailleurs, voyez le grand mal. À qui est-ce qu’on fait tort avec ces bagatelles? Ce n’est pas au mort, je suppose?
- Ma foi, non, dit Mme Dilber en riant.
- S’il voulait les conserver après sa mort, le vieux grigou, poursuivit la femme, pourquoi n’a-t-il pas fait comme tout le monde? Il n’avait qu’à prendre une garde pour le veiller quand la mort est venue le frapper, au lieu de rester là à rendre le dernier soupir dans son coin, tout seul comme un chien.
- C’est bien la pure vérité, dit Mme Dilber. Il n’a que ce qu’il mérite.
- Voilà votre compte, dit-il.
- Je voudrais bien qu’il n’en eût pas quitte à si bon marché, reprit la femme; et il en serait autrement, vous pouvez vous en rapporter à moi, si j’avais pu mettre les mains sur quelque autre chose. Ouvrez ce paquet, vieux Joe, et voyons ce que cela vaut. Parlez franchement. Je n’ai pas peur de passer la première; je ne crains pas qu’ils le voient. Nous savions très bien, je crois, avant de nous rencontrer ici que nous faisions nos petites affaires. Il n’y a pas de mal à cela. Ouvrez le paquet, Joe.
Mais il y eut assaut de politesse. Ses amis, par délicatesse, ne voulurent pas le permettre, et l’homme à l’habit noir râpé, montant le premier sur la brèche, produisit son butin. Il n’était pas considérable: un cachet ou deux, un porte-crayon, deux boutons de manche et une épingle de peu de valeur, voilà tout. Chacun de ces objets fut examiné en particulier et prisé par le vieux Joe, qui marqua sur le mur avec de la craie les sommes qu’il était disposé à en donner, et additionna le total quand il vit qu’il n’y avait plus d’autre article.
- Voilà votre compte, dit-il, et je ne donnerais pas six pence de plus quand on devrait me faire rôtir à petit feu. Qui vient après ?
C’était le tour de Mme Dilber. Elle déploya des draps, des serviettes, un habit, deux cuillers à thé en argent, forme antique, une pince à sucre et quelques bottes. Son compte lui fut fait sur le mur de la même manière.
- Je donne toujours trop aux darnes. C’est une de mes faiblesses, et c’est ainsi que je me ruine, dit le vieux Joe. Voilà votre compte. Si vous me demandez un penny de plus et que vous marchandiez là-dessus, je pourrai bien me raviser et rabattre un écu sur la générosité de mon premier instinct.
- Et maintenant, Joe, défaites mon paquet, dit la première femme.
Joe se mit à genoux pour plus de facilité, et, après avoir défait une grande quantité de nœuds, il tira du paquet une grosse et lourde pièce d’étoffe sombre.
- Quel nom donnez-vous à cela? dit-il. Des rideaux de lit?
- Oui! répondit la femme en riant et en se penchant sur ses bras croisés. Des rideaux de lit!
- Il n’est pas Dieu possible que vous les ayez enlevés, anneaux et tout, pendant qu’il était encore là sur son lit? demanda Joe.
- Que si, reprit la femme, et pourquoi pas?
- Allons, vous étiez née pour faire fortune, dit Joe, et fortune vous ferez.
- Certainement je ne retirerai pas la main quand je pourrai la mettre sur quelque chose, par égard pour un homme pareil, je vous en réponds, Joe, dit la femme avec le plus grand sang-froid. Ne laissez pas tomber de l’huile sur les couvertures, maintenant.
- Ses couvertures, à lui? demanda Joe.
- Et à qui donc? répondit la femme. N’avez-vous pas peur qu’il s’enrhume pour n’en pas avoir?
- Ah çà! j’espère toujours qu’il n’est pas mort de quelque maladie contagieuse, hein? dit le vieux Joe, s’arrêtant dans son examen et levant la tête.
- N’ayez pas peur, Joe, je n’étais pas tellement folle, de sa société, que je fusse restée auprès de lui pour de semblables misères, s’il y avait eu le moindre danger… Oh! vous pouvez examiner cette chemise jusqu’à ce que les yeux vous en crèvent, vous n’y trouverez pas le plus petit trou; elle n’est pas même élimée: c’était bien sa meilleure, et de fait elle n’est pas mauvaise. C’est bien heureux que je me sois trouvée là; sans moi, on l’aurait perdue.
- Qu’appelez-vous perdue? demanda le vieux Joe.
- On l’aurait enseveli avec, pour sûr, reprit-elle en riant. Croiriez-vous qu’il y avait déjà eu quelqu’un d’assez sot pour le faire; mais je la lui ai ôtée bien vite. Si le calicot n’est pas assez bon pour cette besogne, je ne vois guère à quoi il peut servir. C’est très bon pour couvrir un corps; et, quant à l’élégance, le bonhomme ne sera pas plus laid dans une chemise de calicot qu’il ne l’était avec sa chemise de toile, c’est impossible.
Scrooge écoutait ce dialogue avec horreur. Tous ces gens-là, assis ou plutôt accroupis autour de leur proie, serrés les uns contre les autres, à la faible lueur de la lampe du vieillard, lui causaient un sentiment de haine et de dégoût aussi prononcé que s’il eût vu d’obscènes démons occupés à marchander le cadavre lui-même.
- Ah! ah! continua en riant la même femme lorsque le vieux Joe, tirant un sac de flanelle rempli d’argent, compta à chacun, sur le plancher, la somme qui lui revenait pour sa part. Voilà bien le meilleur, voyez-vous! Il n’a, de son vivant, effrayé tout le monde, et tenu chacun loin de lui que pour nous assurer des profits après sa mort. Ah! ah! ah!
- Esprit! dit Scrooge frissonnant de la tête aux pieds. Je comprends, je comprends. Le sort de cet infortuné pourrait être le mien. C’est là que mène une vie comme la mienne… Seigneur miséricordieux, qu’est-ce que je vois?
(à suivre)
Charles Dickens, Contes de Noël (coll. Folio classique/Gallimard, 2012)
image: Charles Dickens (theguardian.com)
00:33 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; contes; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
20/12/2013
Un conte de Noël 6/9
Charles Dickens
III. Le second des trois esprits (deuxième partie)
Les enfants burent à la santé de M. Scrooge après leur mère; c’était la première chose qu’ils ne fissent pas ce jour-là de bon cœur; Tiny Tim but le dernier, mais il aurait bien donné son toast pour deux sous. Scrooge était l’ogre de la famille; la mention de son nom jeta sur cette petite fête un sombre nuage qui ne se dissipa complètement qu’après cinq grandes minutes.
Ce temps écoulé, ils furent dix fois plus gais qu’avant, dès qu’on en eut entièrement fini avec cet épouvantail de Scrooge. Bob Cratchit leur apprit qu’il avait en vue pour Master Pierre une place qui lui rapporterait, en cas de réussite, cinq schellings six pence par semaine. Les deux petits Cratchit rirent comme des fous en pensant que Pierre allait entrer dans les affaires, et Pierre lui-même regarda le feu d’un air pensif entre les deux pointes de son col, comme s’il se consultait déjà pour savoir quelle sorte de placement il honorerait de son choix quand il serait en possession de ce revenu embarrassant.
Martha, pauvre apprentie chez une marchande de modes, raconta alors quelle espèce d’ouvrage elle avait à faire, combien d’heures elle travaillait sans s’arrêter, et se réjouit d’avance à la pensée qu’elle pourrait demeurer fort tard au lit le lendemain matin, jour de repos passé à la maison. Elle ajouta qu’elle avait vu, peu de jours auparavant, une comtesse et un lord, et que le lord était bien à peu près de la taille de Pierre; sur quoi Pierre tira si haut son col de chemise, que vous n’auriez pu apercevoir sa tête si vous aviez été là. Pendant tout ce temps, les marrons et le pot au grog circulaient à la ronde, puis Tiny Tim se mit à chanter une ballade sur un enfant égaré au milieu des neiges; Tiny Tim avait une petite voix plaintive et chanta sa romance à merveille, ma foi!
Il n’y avait rien dans tout cela de bien aristocratique. Ce n’était pas une belle famille; ils n’étaient bien vêtus ni les uns ni les autres; leurs souliers étaient loin d’être imperméables; leurs habits n’étaient pas cossus; Pierre pouvait bien même avoir fait la connaissance, j’en mettrais ma main au feu, avec la boutique de quelque fripier. Cependant ils étaient heureux, reconnaissants, charmés les uns des autres et contents de leur sort; et, au moment où Scrooge les quitta, ils semblaient de plus en plus heureux encore à la lueur des étincelles que la torche de l’esprit répandait sur eux; aussi les suivit-il du regard, et en particulier Tiny Tim, sur lequel il tint l’œil fixé jusqu’au bout.
Cependant la nuit était venue, sombre et noire; la neige tombait à gros flocons, et, tandis que Scrooge parcourait les rues avec l’esprit, l’éclat des feux pétillait dans les cuisines, dans les salons, partout, avec un effet merveilleux. Ici, la flamme vacillante laissait voir les préparatifs d’un bon petit dîner de famille, avec les assiettes qui chauffaient devant le feu, et des rideaux épais d’un rouge foncé, qu’on allait tirer bientôt pour empêcher le froid et l’obscurité de la rue. Là, tous les enfants de la maison s’élançaient dehors dans la neige au-devant de leurs sœurs mariées, de leurs frères, de leurs cousins, de leurs oncles, de leurs tantes, pour être les premiers à leur dire bonjour. Ailleurs, les silhouettes des convives se dessinaient sur les stores. Un groupe de belles jeunes filles, encapuchonnées, chaussées de souliers fourrés, et causant toutes à la fois, se rendaient d’un pied léger chez quelque voisin; malheur alors au célibataire (les rusées magiciennes, elles le savaient bien!) qui les y verrait faire leur entrée avec leur teint vermeil, animé par le froid!
À en juger par le nombre de ceux qu’ils rencontraient sur leur route se rendant à d’amicales réunions, vous auriez pu croire qu’il ne restait plus personne dans les maisons pour leur donner la bienvenue à leur arrivée, quoique ce fut tout le contraire; pas une maison où l’on n’attendît compagnie, pas une cheminée où l’on n’eût empilé le charbon jusqu’à la gorge. Aussi, Dieu du ciel! comme l’esprit était ravi d’aise! comme il découvrait sa large poitrine! comme il ouvrait sa vaste main! comme il planait au-dessus de cette foule, déversant avec générosité sa joie vive et innocente sur tout ce qui se trouvait à sa portée! Il n’y eut pas jusqu’à l’allumeur de réverbères qui, dans sa course devant lui, marquant de points lumineux les rues ténébreuses, tout habillé déjà pour aller passer sa soirée quelque part, se mit à rire aux éclats lorsque l’esprit passa près de lui, bien qu’il ne sût pas, le brave homme, qu’il eût en ce moment pour compagnie Noël en personne.
Tout à coup, sans que le spectre eût dit un seul mot pour préparer son compagnon à ce brusque changement, ils se trouvèrent au milieu d’un marais triste, désert, parsemé de monstrueux tas de pierres brutes, comme si c’eût été un cimetière de géants; l’eau s’y répandait partout où elle voulait, elle n’avait pas d’autre obstacle que la gelée qui la retenait prisonnière; il ne venait rien en ce triste lieu, si ce n’est de la mousse, des genêts et une herbe chétive et rude. À l’horizon, du côté de l’ouest, le soleil couchant avait laissé une traînée de feu d’un rouge ardent qui illumina un instant ce paysage désolé, comme le regard étincelant d’un œil sombre, dont les paupières s’abaissant peu à peu, jusqu’à ce qu’elles se ferment tout à fait, finirent par se perdre complètement dans l’obscurité d’une nuit épaisse.
- Où sommes-nous? demanda Scrooge.
- Nous sommes où vivent les mineurs, ceux qui travaillent dans les entrailles de la terre, répondit l’esprit; mais ils me reconnaissent. Regardez!
Une lumière brilla à la fenêtre d’une pauvre hutte, et ils se dirigèrent rapidement de ce côté. Passant à travers le mur de pierres et de boue, ils trouvèrent une joyeuse compagnie assemblée autour d’un feu splendide. Un vieux, vieux bonhomme et sa femme, leurs enfants, leurs petits-enfants, et une autre génération encore, étaient tous là réunis, vêtus de leurs habits de fête. Le vieillard, d’une voix qui s’élevait rarement au-dessus des sifflements aigus du vent sur la lande déserte, leur chantait un Noël (déjà fort ancien lorsqu’il n’était lui-même qu’un tout petit enfant); de temps en temps ils reprenaient tous ensemble le refrain. Chaque fois qu’ils chantaient, le vieillard sentait redoubler sa vigueur et sa verve; mais chaque fois, dès qu’ils se taisaient, il retombait dans sa première faiblesse.
L’esprit ne s’arrêta pas en cet endroit, mais ordonna à Scrooge de saisir fortement sa robe et le transporta, en passant au-dessus du marais, où? Pas à la mer, sans doute? Si, vraiment, à la mer. Scrooge, tournant la tête, vit avec horreur, bien loin derrière eux, la dernière langue de terre, une rangée de rochers affreux; ses oreilles furent assourdies par le bruit des flots qui tourbillonnaient, mugissaient avec le fracas du tonnerre et venaient se briser au sein des épouvantables cavernes qu’ils avaient creusées, comme si, dans les accès de sa rage, la mer eût essayé de miner la terre.
Bâti sur le triste récif d’un rocher à fleur d’eau, à quelques lieues du rivage, et battu par les eaux, tout le long de l’année, avec un acharnement furieux, se dressait un phare solitaire. D’énormes tas de plantes marines s’accumulaient à sa base, et les oiseaux des tempêtes, engendrés par les vents, peut-être comme les algues par les eaux, voltigeaient alentour, s’élevant et s’abaissant tour à tour, comme les vagues qu’ils effleuraient dans leur vol.
Mais, même en ce lieu, deux hommes chargés de la garde du phare avaient allumé un feu qui jetait un rayon de clarté sur l’épouvantable mer, à travers l’ouverture pratiquée dans l’épaisse muraille. Joignant leurs mains calleuses par-dessus la table grossière devant laquelle ils étaient assis, ils se souhaitaient l’un à l’autre un joyeux Noël en buvant leur grog, et le plus âgé des deux, dont le visage était racorni et couturé par les intempéries de l’air, comme une de ces figures sculptées à la proue d’un vieux bâtiment, entonna de sa voix rauque un chant sauvage qu’on aurait pu prendre lui-même pour un coup de vent pendant l’orage.
Le spectre allait toujours au-dessus de la mer sombre et houleuse, toujours, toujours, jusqu’à ce que dans son vol rapide, bien loin de la terre et de tout rivage, comme il l’apprit à Scrooge, ils s’abattirent sur un vaisseau et se placèrent tantôt près du timonier à la roue du gouvernail, tantôt à la vigie sur l’avant, ou à côté des officiers de quart, visitant ces sombres et fantastiques figures dans les différents postes où ils montaient leur faction. Mais chacun de ces hommes fredonnait un chant de Noël, ou pensait à Noël, ou rappelait à voix basse à son compagnon quelque Noël passé, avec les espérances qui s’y rattachent d’un retour heureux au sein de la famille. Tous, à bord, éveillés ou endormis, bons ou méchants, avaient échangé les uns avec les autres, ce matin-là, une parole plus bienveillante qu’en aucun autre jour de l’année; tous avaient pris une part plus ou moins grande à ses joies; ils s’étaient tous souvenus de leurs parents ou de leurs amis absents, comme ils avaient espéré tous qu’à leur tour ceux qui leur étaient chers éprouvaient dans le même moment le même plaisir à penser à eux.
Ce fut une grande surprise pour Scrooge, tandis qu’il prêtait l’oreille aux gémissements plaintifs du vent, et qu’il songeait à ce qu’avait de solennel un semblable voyage au milieu des ténèbres, par-dessus des abîmes inconnus, dont les profondeurs étaient des secrets aussi impénétrables que la mort; ce fut une grande surprise pour Scrooge, ainsi plongé dans ses réalisations, d’entendre un rire joyeux. Mais sa surprise devint bien plus grande encore quand il reconnut que cet éclat de rire avait été poussé par son neveu, et se vit lui-même dans une chambre parfaitement éclairée, chaude, brillante de propreté, avec l’esprit à ses côtés, souriant et jetant sur ce même neveu des regards pleins de douceur et de complaisance.
- Ah! ah! ah! faisait le neveu de Scrooge. Ah! ah! ah!
S’il vous arrivait, par un hasard peu probable, de rencontrer un homme qui sût rire de meilleur cœur que le neveu de Scrooge, tout ce que je puis vous dire, c’est que j’aimerais à faire aussi sa connaissance. Faites-moi le plaisir de me le présenter, et je cultiverai sa société.
Par une heureuse, juste et noble compensation des choses d’ici-bas, si la maladie et le chagrin sont contagieux, il n’y a rien qui le soit plus irrésistiblement aussi que le rire et la bonne humeur. Pendant que le neveu de Scrooge riait de cette manière, se tenant les côtes, et faisant faire à son visage les contorsions les plus extravagantes, la nièce de Scrooge, sa nièce par alliance, riait d’aussi bon cœur que lui; leurs amis réunis chez eux n’étaient pas le moins du monde en arrière et riaient également à gorge déployée. Ah! ah! ah! ah! ah! ah!
- Oui, ma parole d’honneur, il m’a dit, s’écria le neveu de Scrooge, que Noël était une sottise. Et il le pensait!
- Ce n’en est que plus honteux pour lui, Fret! dit la nièce de Scrooge avec indignation. Car parlez-moi des femmes, elles ne font jamais rien à demi; elles prennent tout au sérieux.
La nièce de Scrooge était jolie, excessivement jolie, avec un charmant visage, un air naïf, candide: une ravissante petite bouche qui semblait faite pour sourire, et qui ne s’en privait pas, je vous assure; sur le menton, quantité de petites fossettes qui se fondaient l’une dans l’autre lorsqu’elle riait, et les deux yeux les plus vifs, les plus pétillants que vous ayez jamais vus illuminer la tête d’une jeune fille; en un mot, sa beauté avait quelque chose de piquant, par le contraste d’un air de tendresse et de rêverie, avec une disposition à rire à tout propos.
- C’est un drôle de corps, le vieux bonhomme! dit le neveu de Scrooge; c’est vrai, et il pourrait être plus agréable, mais ses défauts portent avec eux leur propre châtiment, et je n’ai rien à dire contre lui.
- Je crois qu’il est très riche, Fret? poursuivit la nièce de Scrooge; au moins, vous me l’avez toujours dit.
- Qu’importe sa richesse, ma chère amie, reprit son mari; elle ne lui est d’aucune utilité; il ne s’en sert pour faire du bien à personne, pas même à lui. Il n’a pas seulement la satisfaction de penser… ah! ah! ah!… que c’est nous qu’il en fera profiter bientôt.
- Tenez! je ne peux pas le souffrir, continua la nièce. Les sœurs de la nièce de Scrooge et toutes les autres dames présentes exprimèrent la même opinion.
- Oh! bien, moi, dit le neveu, je suis plus tolérant que vous; j’en suis seulement peiné pour lui, et jamais je ne pourrais lui en vouloir quand même j’en aurais envie, car enfin, qui souffre de ses boutades et de sa mauvaise humeur? Lui, lui seul. Ce que j’en dis, ce n’est pas parce qu’il s’est mis en tête de ne pas nous aimer assez pour venir dîner avec nous; car, après tout, il n’a perdu qu’un méchant dîner…
- Vraiment! eh bien! je pense, moi, qu’il perd un fort bon dîner, dit sa petite femme, l’interrompant. Tous les convives furent du même avis, et on doit reconnaître qu’ils étaient juges compétents en cette matière, puisqu’ils venaient justement de le manger; dans ce moment, le dessert était encore sur la table, et ils se pressaient autour du feu à la lueur de la lampe.
- Ma foi! je suis enchanté de l’apprendre, reprit le neveu de Scrooge, parce que je n’ai pas grande confiance dans le talent de ces jeunes ménagères. Qu’en dites-vous, Topper?
Topper avait évidemment jeté les yeux sur une des sœurs de la nièce de Scrooge, car il répondit qu’un célibataire était un misérable paria qui n’avait pas le droit d’exprimer une opinion sur ce sujet; et là-dessus la sœur de la nièce de Scrooge, la petite femme rondelette que vous voyez là-bas avec un fichu de dentelles, pas celle qui porte à la main un bouquet de roses, se mit à rougir. Continuez donc ce que vous alliez nous dire, Fret, dit la petite femme en frappant des mains. Il n’achève jamais ce qu’il a commencé! Que c’est donc ridicule!
Le neveu de Scrooge s’abandonna bruyamment à un nouvel accès d’hilarité, et, comme il était impossible de se préserver de la contagion, quoique la petite sœur potelée essayant apparemment de le faire en respirant force vinaigre aromatique, tout le monde sans exception suivit son exemple.
- J’allais ajouter seulement, dit le neveu de Scrooge, qu’en nous faisant mauvais visage et en refusant de venir se réjouir avec nous il perd quelques moments de plaisir qui ne lui auraient pas fait de mal. A coup sûr, il se prive d’une compagnie plus agréable qu’il ne saurait en trouver dans ses propres pensées, dans son vieux comptoir humide ou au milieu de ses chambres poudreuses. Cela n’empêche pas que je compte bien lui offrir chaque année la même chance, que cela lui plaise ou non, car j’ai pitié de lui. Libre à lui de se moquer de Noël jusqu’à sa mort, mais il ne pourra s’empêcher d’en avoir meilleure opinion, j’en suis sûr, lorsqu’il me verra venir tous les ans, toujours de bonne humeur, lui dire: « Oncle Scrooge, comment vous portez-vous? » Si cela pouvait seulement lui donner l’idée de laisser douze cents francs à son pauvre commis, ce serait déjà quelque chose. Je ne sais pas, mais pourtant je crois bien l’avoir ébranlé hier.
Ce fut à leur tour de rire maintenant à l’idée présomptueuse qu’il eût pu ébranler Scrooge. Mais comme il avait un excellent caractère, et qu’il ne s’inquiétait guère de savoir pourquoi on riait, pourvu que l’on rît, il les encouragea dans leur gaieté en faisant circuler joyeusement la bouteille. Après le thé, on fit un peu de musique; car c’était une famille de musiciens qui s’entendaient à merveille, je vous assure, à chanter des ariettes et des ritournelles, surtout Topper, qui savait faire gronder sa basse comme un artiste consommé, sans avoir besoin de gonfler les larges veines de son front, ni de devenir rouge comme une écrevisse. La nièce de Scrooge pinçait très bien de la harpe: entre autres morceaux, elle joua un simple petit air (un rien que vous auriez pu apprendre à siffler en deux minutes), justement l’air favori de la jeune fille qui allait autrefois chercher Scrooge à sa pension, comme le fantôme de Noël passé le lui avait rappelé. À ces sons bien connus, tout ce que le spectre lui avait montré alors se présenta de nouveau à son souvenir; de plus en plus attendri, il songea que, s’il avait pu souvent entendre cet air, depuis de longues années, il aurait sans doute cultivé de ses propres mains, pour son bonheur, les douces affections de la vie, ce qui valait mieux que d’aiguiser la bêche impatiente du fossoyeur qui avait enseveli Jacob Marley.
Mais la soirée ne fut pas consacrée tout entière à la musique. Au bout de quelques instants, on joua aux gages touchés, car il faut bien redevenir enfants quelquefois, surtout à Noël, un jour de fête fondé par un Dieu enfant. Attention! voilà qu’on commence d’abord par une partie de colin-maillard. Oh! le tricheur de Topper! Il fait semblant de ne pas voir avec son bandeau, mais n’ayez pas peur, il n’a pas ses yeux dans sa poche. Je suis sûr qu’il s’est entendu avec le neveu de Scrooge, et que l’esprit de Noël présent ne s’y est pas laissé prendre. La manière dont le soi-disant aveugle poursuit la petite sœur rondelette au fichu de dentelle est une véritable insulte à la crédulité de la nature humaine. Qu’elle renverse le garde-feu, qu’elle roule par-dessus les chaises, qu’elle aille se cogner contre le piano, ou bien qu’elle s’étouffe dans les rideaux, partout où elle va, il y va; il sait toujours reconnaître où est la petite sœur rondelette; il ne veut attraper personne autre; vous avez beau le heurter en courant, comme tant d’autres l’ont fait exprès, il fera bien semblant de chercher à vous saisir, avec une maladresse qui fait injure à votre intelligence, mais à l’instant il ira se jeter de côté dans la direction de la petite sœur rondelette. Ce n’est pas de franc jeu, dit-elle souvent en fuyant, et elle a raison; mais lorsqu’il l’attrape à la fin, quand, en dépit de ses mouvements rapides pour lui échapper, et de tous les frémissements de sa robe de soie froissée à chaque meuble, il est parvenu à l’acculer dans un coin, d’où elle ne peut plus sortir, sa conduite alors devient vraiment abominable. Car, sous prétexte qu’il ne sait pas qui c’est, il faut qu’il touche sa coiffure; sous prétexte de s’assurer de son identité, il se permet de toucher certaine bague qu’elle porte au doigt, de manier certaine chaîne passée autour de son cou. Le vilain monstre! aussi nul doute qu’elle ne lui en dise sa façon de penser, maintenant que, le mouchoir ayant passé sur les yeux d’une autre personne, ils ont ensemble un entretien si confidentiel, derrière les rideaux, dans l’embrasure de la fenêtre!
La nièce de Scrooge n’était pas de la partie de colin-maillard; elle était demeurée dans un bon petit coin de la salle, assise à son aise sur un fauteuil avec un tabouret sous les pieds; le fantôme et Scrooge se tenaient debout derrière elle; mais, par exemple, elle prenait part aux gages touchés et fut particulièrement admirable à Comment l’aimez-vous? avec toutes les lettres de l’alphabet. De même au jeu de Où, quand et comment? elle était fort habile, et, à la joie secrète du neveu de Scrooge, elle battait à plates coutures toutes ses sœurs, quoiqu’elles ne fussent pas sottes, non; demandez plutôt à Topper. Il se trouvait bien là environ une vingtaine d’invités, tant jeunes que vieux, mais tout le monde jouait, jusqu’à Scrooge lui-même, qui, oubliant tout à fait, tant il s’intéressait à cette scène, qu’on ne pouvait entendre sa voix, criait tout haut les mots qu’on donnait à deviner; et il rencontrait juste fort souvent je dois l’avouer, car l’aiguille la plus pointue, la meilleure Whitechapel, garantie pour ne pas couper le fil, n’est pas plus finie ni plus déliée que l’esprit de Scrooge, avec l’air benêt qu’il se donnait exprès pour attraper le monde.
Le spectre prenait plaisir à le voir dans ces dispositions, et il le regardait d’un air si rempli de bienveillance, que Scrooge lui demanda en grâce, comme l’eût fait un enfant, de rester jusqu’après le départ des conviés. Mais, pour ce qui est de cela, l’esprit lui dit que c’était une chose impossible.
- Voici un nouveau jeu, dit Scrooge. Une demi-heure, esprit, seulement une demi-heure!
C’était le jeu appelé Oui et non; le neveu de Scrooge devait penser à quelque chose et les autres chercher à deviner ce à quoi il pensait; il ne répondait à toutes leurs questions que par oui et par non, suivant le cas. Le feu roulant d’interrogations auxquelles il se vit exposé lui arracha successivement une foule d’aveux: qu’il pensait à un animal, que c’était un animal vivant, un animal désagréable, un animal sauvage, un animal qui grondait et grognait quelquefois, qui d’autres fois parlait, qui habitait Londres, qui se promenait dans les rues, qu’on ne montrait pas pour de l’argent, qui n’était mené en laisse par personne, qui, ne vivait pas dans une ménagerie, qu’on ne tuait jamais à l’abattoir, et qui n’était ni un cheval, ni un âne, ni une vache, ni un taureau, ni un tigre, ni un chien, ni un cochon, ni un chat, ni un ours. À chaque nouvelle question qui lui était adressée, ce gueux de neveu partait d’un nouvel éclat de rire, et il lui en prenait de telles envies, qu’il était obligé de se lever du sofa pour trépigner sur le parquet. À la fin, la sœur rondelette, prise à son tour d’un fou rire, s’écria :
- Je l’ai trouvé! je le tiens, Fret! Je sais ce que c’est.
- Qu’est-ce donc? demanda Fret.
- C’est votre oncle Scro-o-o-o-oge!
C’était cela même. L’admiration fut le sentiment général, quoique quelques personnes fissent remarquer que la réponse à cette question Est-ce un ours? aurait dû être Oui; d’autant plus qu’il avait suffi dans ce cas d’une réponse négative pour détourner leurs pensées de M. Scrooge, en supposant qu’elles se fussent portées sur lui d’abord.
- Eh bien! il a singulièrement contribué à nous divertir, dit Fret, et nous serions de véritables ingrats si nous ne buvions à sa santé. Voici justement que nous tenons à la main chacun un verre de punch au vin; ainsi donc : À l’oncle Scrooge!
- Soit! à l’oncle Scrooge! s’écrièrent-ils tous.
- Un joyeux Noël et une bonne année au vieillard, n’importe ce qu’il est! dit le neveu de Scrooge. Il n’accepterait pas ce souhait de ma bouche, mais il l’aura néanmoins. À l’oncle Scrooge!
L’oncle Scrooge s’était laissé peu à peu si bien gagner par l’hilarité générale, il se sentait le cœur si léger, qu’il aurait fait raison à la compagnie quoiqu’elle ne s’aperçût pas de sa présence, et prononcé un discours de remerciement que personne n’eût entendu, si le spectre lui en avait donné le temps. Mais la scène entière disparut comme le neveu prononçait la dernière parole de son toast; et déjà Scrooge et l’esprit avaient repris le cours de leurs voyages.
Ils virent beaucoup de pays, allèrent fort loin et visitèrent un grand nombre de demeures, et toujours avec d’heureux résultats pour ceux que Noël approchait. L’esprit se tenait auprès du lit des malades, et ils oubliaient leurs maux sur la terre étrangère, et l’exilé se croyait pour un moment transporté au sein de la patrie. Il visitait une âme en lutte avec le sort, et aussitôt elle s’ouvrait à des sentiments de résignation et à l’espoir d’un meilleur avenir. Il abordait les pauvres, et aussitôt ils se croyaient riches. Dans les maisons de charité, les hôpitaux, les prisons, dans tous ces refuges de la misère, où l’homme vain et orgueilleux n’avait pu abuser de sa petite autorité si passagère pour en interdire l’entrée et en barrer la porte à l’esprit, il laissait sa bénédiction et enseignait à Scrooge ses préceptes charitables.
Ce fut là une longue nuit, si toutes ces choses s’accomplirent seulement en une nuit; mais Scrooge en douta, parce qu’il lui semblait que plusieurs fêtes de Noël avaient été condensées dans l’espace de temps qu’ils passèrent ensemble. Une chose étrange aussi, c’est que, tandis que Scrooge n’éprouvait aucune modification dans sa forme extérieure, le fantôme devenait plus vieux, visiblement plus vieux. Scrooge avait remarqué ce changement, mais il n’en dit pas un mot, jusqu’à ce que, au sortir d’un lieu où une réunion d’enfants célébrait les Rois, jetant les yeux sur l’esprit quand ils furent seuls, il s’aperçut que ses cheveux avaient blanchi.
- La vie des esprits est-elle donc si courte? demanda-t-il.
- Ma vie sur ce globe est très courte, en effet, répondit le spectre. Elle finit cette nuit.
- Cette nuit! s’écria Scrooge.
- Ce soir, à minuit. Écoutez! L’heure approche.
En ce moment, l’horloge sonnait les trois quarts de onze heures.
- Pardonnez-moi l’indiscrétion de ma demande, dit Scrooge, qui regardait attentivement la robe de l’esprit, mais je vois quelque chose d’étrange et qui ne vous appartient pas, sortir de dessous votre robe. Est-ce un pied ou une griffe?
- Ce pourrait être une griffe, à en juger par la chair qui est au-dessus, répondit l’esprit avec tristesse. Regardez.
Des plis de sa robe, il dégagea deux enfants, deux créatures misérables, abjectes, effrayantes, hideuses, repoussantes, qui s’agenouillèrent à ses pieds et se cramponnèrent à son vêtement.
- Oh! homme! regarde, regarde à tes pieds! cria le fantôme.
C’étaient un garçon et une fille, jaunes, maigres, couverts de haillons, au visage renfrogné, féroces, quoique rampants dans leur abjection. Une jeunesse gracieuse aurait dû remplir leurs joues et répandre sur leur teint ses plus fraîches couleurs; au lieu de cela, une main flétrie et desséchée, comme celle du temps, les avait ridés, amaigris, décolorés; ces traits où les anges auraient dû trôner, les démons s’y cachaient plutôt pour lancer de là des regards menaçants. Nul changement, nulle dégradation, nulle décomposition de l’espèce humaine, à aucun degré, dans tous les mystères les plus merveilleux de la création, n’ont produit des monstres à beaucoup près aussi horribles et aussi effrayants.
Scrooge recula, pâle de terreur; ne voulant pas blesser l’esprit, leur père peut-être, il essaya de dire que c’étaient de beaux enfants, mais les mots s’arrêtèrent d’eux-mêmes dans sa gorge, pour ne pas se rendre complices d’un mensonge si énorme.
- Esprit! est-ce que ce sont vos enfants?
Scrooge n’en put dire davantage.
- Ce sont les enfants des hommes, dit l’esprit, laissant tomber sur eux un regard, et ils s’attachent à moi pour me porter plainte contre leurs pères. Celui-là est l’ignorance; celle-ci la misère. Gardez-vous de l’un et de l’autre et de toute leur descendance, mais surtout du premier, car sur son front je vois écrit: Condamnation. Hâte-toi, Babylone, dit-il en étendant sa main vers la cité; hâte-toi d’effacer ce mot, qui te condamne plus que lui, toi à ta ruine, comme lui au malheur. Ose dire que tu n’en es pas coupable; calomnie même ceux qui t’accusent! Cela peut servir au succès de tes desseins abominables. Mais gare la fin!
- N’ont-ils donc aucun refuge, aucune ressource? s’écria Scrooge.
- N’y a-t-il pas des prisons? dit l’esprit, lui renvoyant avec ironie pour la dernière fois ses propres paroles. N’y a-t-il pas des maisons de force? L’horloge sonnait minuit.
Scrooge chercha du regard le spectre et ne le vit plus. Quand le dernier son cessa de vibrer, il se rappela la prédiction du vieux Jacob Marley, et, levant les yeux, il aperçut un fantôme à l’aspect solennel, drapé dans une robe à capuchon et qui venait à lui glissant sur la terre comme une vapeur.
(à suivre)
Charles Dickens, Contes de Noël (coll. Folio classique/Gallimard, 2012)
image: Charles Dickens (theguardian.com)
08:56 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; contes; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
19/12/2013
Un conte de Noël 5/9
Charles Dickens
III. Le second des trois esprits (première partie)
Réveillé au milieu d’un ronflement d’une force prodigieuse, et s’asseyant sur son lit pour recueillir ses pensées, Scrooge n’eut pas besoin qu’on lui dise que l’horloge allait de nouveau sonner une heure. Il sentit de lui-même qu’il reprenait connaissance juste à point nommé pour se mettre en rapport avec le second messager qui lui serait envoyé par l’intervention de Jacob Marley. Mais, trouvant très désagréable le frisson qu’il éprouvait en restant là à se demander lequel de ses rideaux tirerait ce nouveau spectre, il les tira tous les deux de ses propres mains, puis, se laissant retomber sur son oreiller, il tint l’œil au guet tout autour de son lit, car il désirait affronter bravement l’esprit au moment de son apparition, et n’avait envie ni d’être assailli par surprise, ni de se laisser dominer par une trop vive émotion.
Messieurs les esprits forts, habitués à ne douter de rien, qui se piquent d’être blasés sur tous les genres d’émotion, et de se trouver, à toute heure, à la hauteur des circonstances, expriment la vaste étendue de leur courage impassible en face des aventures imprévues, en se déclarant prêts à tout, depuis une partie de croix ou pile, jusqu’à une partie d’honneur (c’est ainsi, je crois, qu’on appelle l’homicide). Entre ces deux extrêmes, il se trouve, sans aucun doute, un champ assez spacieux et une grande variété de sujets. Sans vouloir faire de Scrooge un matamore si farouche, je ne saurais m’empêcher de vous prier de croire qu’il était prêt aussi à défier un nombre presque infini d’apparitions étranges et fantastiques, et à ne se laisser étonner par quoi que ce fût en ce genre, depuis la vue d’un enfant au berceau, jusqu’à celle d’un rhinocéros!
Mais, s’il s’attendait presque à tout, il n’était, par le fait, nullement préparé à ce qu’il n’y eût rien, et c’est pourquoi, quand l’horloge vint à sonner une heure, et qu’aucun fantôme ne lui apparut, il fut pris d’un frisson violent et se mit à trembler de tous ses membres. Cinq minutes, dix minutes, un quart d’heure se passèrent, rien ne se montra. Pendant tout ce temps, il demeura étendu sur son lit, où se réunissaient, comme en un point central, les rayons d’une lumière rougeâtre qui l’éclaira tout entier quand l’horloge annonça l’heure. Cette lumière toute seule lui causait plus d’alarmes qu’une douzaine de spectres, car il ne pouvait en comprendre ni la signification ni la cause, et parfois il craignait d’être en ce moment un cas intéressant de combustion spontanée, sans avoir au moins la consolation de le savoir. À la fin, cependant, il commença à penser, comme vous et moi l’aurions pensé d’abord (car c’est toujours la personne qui ne se trouve point dans l’embarras, qui sait ce qu’on aurait dû faire alors, et ce qu’elle aurait fait incontestablement); à la fin, dis-je, il commença à penser que le foyer mystérieux de cette lumière fantastique pourrait être dans la chambre voisine, d’où, en la suivant pour ainsi dire à la trace, on reconnaissait qu’elle semblait s’échapper. Cette idée s’empara si complètement de son esprit, qu’il se leva aussitôt tout doucement, mit ses pantoufles, et se glissa sans bruit du côté de la porte.
Au moment où Scrooge mettait la main sur la serrure, une voix étrange l’appela par son nom et lui dit d’entrer. Il obéit.
C’était bien son salon; il n’y avait pas le moindre doute à cet égard; mais son salon avait subi une transformation surprenante. Les murs et le plafond étaient si richement décorés de guirlandes de feuillage verdoyant, qu’on eût dit un bosquet véritable dont toutes les branches reluisaient de baies cramoisies. Les feuilles lustrées du houx, du gui et du lierre reflétaient la lumières comme si l’on y avait suspendu une infinité de petits miroirs; dans la cheminée flambait un feu magnifique, tel que ce foyer morne et froid comme la pierre n’en avait jamais connu au temps de Scrooge ou de Marley, ni depuis bien des hivers. On voyait, entassés sur le plancher, pour former une sorte de trône, des dindes, des oies, du gibier de toute espèce, des volailles grasses, des viandes froides, des cochons de lait, des jambons, des aunes de saucisses, des pâtés de hachis, des plum-pudding, des barils d’huîtres, des marrons rôtis, des pommes vermeilles, des oranges juteuses, des poires succulentes, d’immense gâteaux des rois et des bols de punch bouillant qui obscurcissaient la chambre de leur délicieuse vapeur. Un joyeux géant, superbe à voir, s’étalait à l’aise sur ce lit de repos; il portait à la main une torche allumée, dont la forme se rapprochait assez d’une corne d’abondance, et il l’éleva au-dessus de sa tête pour que sa lumière vint frapper Scrooge, lorsque ce dernier regarda au travers de la porte entrebâillée.
- Entrez! s’écria le fantôme. Entrez! N’ayez pas peur de faire plus ample connaissance avec moi, mon ami!
Scrooge entra timidement, inclinant la tête devant l’esprit. Ce n’était plus le Scrooge rechigné d’autrefois; et, quoique les yeux du spectre fussent doux et bienveillants, il baissait les siens devant lui.
- Je suis l’esprit de Noël présent, dit le fantôme. Regardez-moi!
Scrooge obéit avec respect. Ce Noël-là était vêtu d’une simple robe, ou tunique, d’un vert foncé, bordée d’une fourrure blanche. Elle retombait si négligemment sur son corps, que sa large poitrine demeurait découverte, comme s’il eût dédaigné de chercher à se cacher ou à se garantir par aucun artifice. Ses pieds, qu’on pouvait voir sous les amples plis de cette robe, étaient nus pareillement; et, sur sa tête, il ne portait pas d’autre coiffure qu’une couronne de houx, semée çà et là de petits glaçons brillants. Les longues boucles de sa chevelure brune flottaient en liberté; elles étaient aussi libres que sa figure était franche, son œil étincelant, sa main ouverte, sa voix joyeuse, ses manières dépouillées de toute contrainte et son air riant. Un antique fourreau était suspendu à sa ceinture, mais sans épée, et à demi rongé par la rouille.
- Vous n’avez encore jamais vu mon semblable! s’écria l’esprit.
- Jamais, répondit Scrooge.
- Est-ce que vous n’avez jamais fait route avec les plus jeunes membres de ma famille, je veux dire (car je suis très jeune) mes frères aînés de ces dernières années? poursuivit le fantôme.
- Je ne le crois pas, dit Scrooge. J’ai peur que non. Est-ce que vous avez eu beaucoup de frères, esprit?
- Plus de dix-huit cents, dit le spectre.
- Une famille terriblement nombreuse, quelle dépense! murmura Scrooge. Le fantôme de Noël présent se leva.
- Esprit, dit Scrooge avec soumission, conduisez-moi où vous voudrez. Je suis sorti la nuit dernière malgré moi, et j’ai reçu une leçon qui commence à porter son fruit. Ce soir si vous avez quelque chose à m’apprendre, je ne demande pas mieux que d’en faire mon profit.
- Touchez ma robe!
Scrooge obéit et se cramponna à sa robe: houx, gui, baies rouges, lierre, dindes, oies, gibier, volailles, jambon, viandes, cochons de lait, saucisses, huîtres, pâtés, pudding, fruits et punch, tout s’évanouit à l’instant. La chambre, le feu, la lueur rougeâtre, la nuit disparurent de même: ils se trouvèrent dans les rues de la ville, le matin de Noël, où les gens, sous l’impression d’un froid un peu vif, faisaient partout un genre de musique quelque peu sauvage, mais avec un entrain dont le bruit n’était pas sans charme, en raclant la neige qui couvrait les trottoirs devant leur maison, ou en la balayant de leurs gouttières, d’où elle tombait dans la rue à la grande joie des enfants, ravis de la voir ainsi rouler en autant de petites avalanches artificielles.
Les façades des maisons paraissaient bien noires et les fenêtres encore davantage, par le contraste qu’elles offraient avec la nappe de neige unie et blanche qui s’étendait sur les toits, et celle même qui recouvrait la terre, quoiqu’elle fût moins virginale; car la couche supérieure en avait été comme labourée en sillons profonds par les roues pesantes des charrettes et des voitures; ces ornières légères se croisaient et se recroisaient l’une l’autre des milliers de fois aux carrefours des principales rues, et formaient un labyrinthe inextricable de rigoles entremêlées, à travers la bourbe jaunâtre durcie sous sa surface, et l’eau congelée par le froid. Le ciel était sombre; les rues les plus étroites disparaissaient enveloppées dans un épais brouillard qui tombait en verglas et dont les atomes les plus pesants descendaient en une averse de suie, comme si toutes les cheminées de la Grande-Bretagne avaient pris feu de concert, et se ramonaient elles-mêmes à cœur joie. Londres, ni son climat, n’avaient rien de bien agréable. Cependant on remarquait partout dehors un air d’allégresse, que le plus beau jour et le plus brillant soleil d’été se seraient en vain efforcés d’y répandre.
En effet, les hommes qui déblayaient les toits paraissaient joyeux et de bonne humeur; ils s’appelaient d’une maison à l’autre, et de temps en temps échangeaient en plaisantant une boule de neige (projectile assurément plus inoffensif que maint sarcasme), riant de tout leur cœur quand elle atteignait le but, et de grand cœur aussi quand elle venait à le manquer. Les boutiques de marchands de volailles étaient encore à moitié ouvertes, celles des fruitiers brillaient de toute leur splendeur. Ici de gros paniers, ronds, au ventre rebondi, pleins de superbes marrons, s’étalant sur les portes, comme les larges gilets de ces bons vieux gastronomes s’étalent sur leur abdomen, semblaient prêts à tomber dans la rue, victimes de leur corpulence apoplectique; là, des oignons d’Espagne rougeâtres, hauts en couleur, aux larges flancs, rappelant par cet embonpoint heureux les moines de leur patrie, et lançant du haut de leurs tablettes, d’agaçantes œillades aux jeunes filles qui passaient en jetant un coup d’œil discret sur les branches de gui suspendues en guirlandes; puis encore, des poires, des pommes amoncelées en pyramides appétissantes; les grappes de raisin, que les marchands avaient eu l’attention délicate de suspendre aux endroits les plus exposés à la vue, afin que les amateurs se sentissent venir l’eau à la bouche et pussent se rafraîchir gratis en passant; des tas de noisettes, moussues et brunes, faisant souvenir, par leur bonne odeur, d’anciennes promenades dans les bois, où l’on avait le plaisir d’enfoncer jusqu’à la cheville au milieu des feuilles sèches; des biffins de Norfolk, dodues et brunes, qui faisaient ressortir la teinte dorée des oranges et des citrons, et semblaient se recommander avec instance par leur volume et leur apparence juteuse, pour qu’on les emportât dans des sacs de papier, afin de les manger au dessert. Les poissons d’or et d’argent, eux-mêmes, exposés dans des bocaux parmi ces fruits de choix, quoique appartenant à une race triste et apathique, paraissaient s’apercevoir, tout poissons qu’il étaient, qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire, allaient et venaient, ouvrant la bouche tout autour de leur petit univers, dans un état d’agitation hébétée.
Et les épiciers donc! oh! les épiciers! Leurs boutiques étaient presque fermées, moins peut-être un volet ou deux demeurés ouverts; mais que de belles choses se laissaient voir à travers ces étroites lacunes! Ce n’était pas seulement le son joyeux des balances retombant sur le comptoir, ou le craquement de la ficelle sous les ciseaux qui la séparent vivement de sa bobine pour envelopper les paquets, ni le cliquetis incessant des bottes de fer-blanc pour servir le thé ou le moka aux pratiques. Pan, pan, sur le comptoir; parais, disparais, elles voltigeaient entre les mains des garçons comme les gobelets d’un escamoteur; ce n’étaient pas seulement les parfums mélangés du thé et du café si agréables à l’odorat, les raisins secs si beaux et si abondants, les amandes d’une si éclatante blancheur, les bâtons de cannelle si longs et si droits, les autres épices si délicieuses, les fruits confits si bien glacés et tachetés de sucre candi, que leur vue seule bouleversait les spectateurs les plus indifférents et les faisait sécher d’envie; ni les figues moites et charnues, ou les pruneaux de Tours et d’Agen, à la rougeur modeste, au goût acidulé, dans leurs corbeilles richement décorées, ni enfin toutes ces bonnes choses ornées de leur parure de fête; mais il fallait voir les pratiques, si empressées et si avides de réaliser les espérances du jour, quelles se bousculaient à la porte, heurtaient violemment l’un contre l’autre leurs paniers à provisions, oubliaient leurs emplettes sur le comptoir, revenaient les chercher en courant, et commettaient mille erreurs semblables de la meilleure humeur du monde, tandis que l’épicier et ses garçons montraient tant de franchise et de rondeur, que les cœurs de cuivre poli avec lesquels ils tenaient attachées par derrière leurs serpillières, étaient l’image de leurs propres cœurs exposés au public pour passer une inspection générale…, de beaux cœurs dorés, des cœurs à prendre, si vous voulez, mesdemoiselles! Mais bientôt les cloches appelèrent les bonnes gens à l’église ou à la chapelle; ils sortirent par troupes pour s’y rendre, remplissant les rues, dans leurs plus beaux habits et avec leurs plus joyeux visages. Au même moment, d’une quantité de petites rues latérales, de passages et de cours sans nom, s’élancèrent une multitude innombrable de personnes, portant leur dîner chez le boulanger pour le mettre au four. La vue de ces pauvres gens chargés de leurs galas parut beaucoup intéresser l’esprit, car il se tint, avec Scrooge à ses côtés, sur le seuil d’une boulangerie, et, soulevant le couvercle des plats à mesure qu’ils passaient, il arrosait d’encens leur dîner avec sa torche. C’était, en vérité, une torche fort extraordinaire que la sienne, car, une fois ou deux, quelques porteurs de dîners s’étant adressé des paroles de colère pour s’être heurtés un peu rudement dans leur empressement, il en fit tomber sur eux quelques gouttes d’eau; et aussitôt ces hommes reprirent toute leur bonne humeur, s’écriant que c’était une honte de se quereller un jour de Noël. Et rien de plus vrai! mon Dieu! rien de plus vrai!
Peu à peu les cloches se turent, les boutiques de boulangers se fermèrent, mais il y avait comme un avant-goût réjouissant de tous ces dîners et des progrès de leur cuisson dans la vapeur humide qui dégelait en l’air au-dessus de chaque four, dont le carreau fumait comme s’il cuisait avec les plats.
- Y a-t-il donc une saveur particulière dans ces gouttes que vous faites tomber de votre torche en la secouant? demanda Scrooge.
- Certainement, il y a ma saveur, à moi.
- Est-ce qu’elle peut se communiquer à toute espèce de dîner aujourd’hui? demanda Scrooge.
- A tout dîner offert cordialement, et surtout aux plus pauvres.
- Pourquoi aux plus pauvres?
- Parce que ce sont ceux qui en ont le plus besoin.
- Esprit, dit Scrooge après un instant de réflexion, je m’étonne alors que, parmi tous les êtres qui remplissent les mondes situés autour de nous, des esprits comme vous se soient chargés d’une commission aussi peu charitable: celle de priver ces pauvres gens des occasions qui s’offrent à eux de prendre un plaisir innocent.
- Moi! s’écria l’esprit.
- Oui, puisque vous les privez du moyen de dîner tous les huit jours, et cela le seul jour souvent où l’on puisse dire qu’ils dînent, continua Scrooge. N’est-ce pas vrai?
- Moi! s’écria l’esprit.
- Certainement; n’est-ce pas vous qui cherchez à faire fermer ces fours le jour du sabbat? dit Scrooge. Et cela ne revient-il pas au même?
- Moi! je cherche cela! s’écria l’esprit.
- Pardonnez-moi, si je me trompe. Cela se fait en votre nom ou, du moins, au nom de votre famille, dit Scrooge.
- Il y a, répondit l’esprit, sur cette terre où vous habitez, des hommes qui ont la prétention de nous connaître et qui, sous notre nom, ne font que servir leurs passions coupables, l’orgueil, la méchanceté, la haine, l’envie, la bigoterie et l’égoïsme; mais ils sont aussi étrangers à nous et à toute notre famille que s’ils n’avaient jamais vu le jour. Rappelez-vous cela, et une autre fois rendez-les responsables de leurs actes, mais non pas nous.
Scrooge le lui promit; alors ils se transportèrent, invisibles comme ils l’avaient été jusque-là, dans les faubourgs de la ville. Une faculté remarquable du spectre (Scrooge l’avait observé déjà chez le boulanger) était de pouvoir, nonobstant sa taille gigantesque, s’arranger de toute place, sans être gêné, en sorte que, sous le toit le plus bas, il conservait la même grâce, la même majesté surnaturelle qu’il eût pu le faire sous la voûte la plus élevée d’un palais.
Peut-être était-ce le plaisir qu’éprouvait le bon esprit à faire montre de cette faculté singulière, ou bien encore la tendance de sa nature bienveillante, généreuse, cordiale et sa sympathie pour les pauvres qui le conduisit tout droit chez le commis de Scrooge; c’est là, en effet, qu’il porta ses pas, emmenant avec lui Scrooge, toujours cramponné à sa robe. Sur le seuil de la porte, l’esprit sourit et s’arrêta pour bénir, en l’aspergeant de sa torche, la demeure de Bob Cratchit. Voyez! Bob n’avait lui-même que quinze Bob par semaine; chaque samedi il n’empochait que quinze exemplaires de son nom de baptême, et pourtant le fantôme du Noël présent n’en bénit pas moins sa petite maison, composée de quatre chambres!
Alors se leva mistress Cratchit, la femme de Cratchit, pauvrement vêtue d’une robe retournée, mais, en revanche, toute parée de rubans à bon marché, de ces rubans qui produisent, ma foi, un joli effet, pour la bagatelle de douze sous. Elle mettait le couvert, aidée de Belinda Cratchit, la seconde de ses filles, tout aussi enrubannée que sa mère, tandis que maître Pierre Cratchit plongeait une fourchette dans la marmite remplie de pommes de terre et ramenait jusque dans sa bouche les coins de son monstrueux col de chemise, pas précisément son col de chemise, car c’était celle de son père; mais Bob l’avait prêtée ce jour-là, en l’honneur de Noël, à son héritier présomptif, lequel, heureux de se voir si bien attifé, brûlait d’aller montrer son linge dans les parcs fashionables. Et puis deux autres petits Cratchit, garçon et fille, se précipitèrent dans la chambre en s’écriant qu’ils venaient de flairer l’oie devant la boutique du boulanger, et qu’ils l’avaient bien reconnue pour la leur. Ivres d’avance à la pensée d’une bonne sauce à la sauge et à l’oignon, les petits gourmands se mirent à danser de joie autour de la table, et portèrent aux nues maître Pierre Cratchit, le cuisinier du jour, tandis que ce dernier (pas du tout fier, quoique son col de chemise fût si copieux qu’il menaçait de l’étouffer) soufflait le feu, tant et si bien que les pommes de terre en retard rattrapèrent le temps perdu et vinrent taper, en bouillant, contre le couvercle de la casserole, pour avertir qu’elles étaient bonnes à retirer et à peler. Qu’est-ce qui peut donc retenir votre excellent père? dit mistress Cratchit. Et votre frère Tiny Tim? et Martha? Au dernier Noël, elle était déjà arrivée depuis une demi-heure !
- La voici, Martha, mère! s’écria une jeune fille qui parut en même temps.
- Voici Martha, mère! répétèrent les deux petits Cratchit. Hourra! si vous saviez comme il y a une belle oie, Martha!
- Ah! chère enfant, que le bon Dieu vous bénisse! Comme vous venez tard! dit mistress Cratchit l’embrassant une douzaine de fois et la débarrassant de son châle et de son chapeau avec une tendresse empressée.
- C’est que nous avions beaucoup d’ouvrage à terminer hier soir, ma mère, répondit la jeune fille, et, ce matin, il a fallu le livrer!
- Bien! bien! n’y pensons plus, puisque vous voilà, dit mistress Cratchit. Allons! asseyez-vous près du feu et chauffez-vous, ma chère enfant!
- Non, non! voici papa qui vient, crièrent les deux petits Cratchit qu’on voyait partout en même temps. Cache-toi, Martha, cache-toi!
Et Martha se cacha; puis entra le petit Bob, le père Bob avec son cache-nez pendant de trois pieds au moins devant lui, sans compter la frange; ses habits usés jusqu’à la corde étaient raccommodés et brossés soigneusement, pour leur donner un air de fête; Bob portait Tiny Tim sur son épaule. Hélas! le pauvre Tiny Tim! il avait une petite béquille et une mécanique en fer pour soutenir ses jambes.
- Eh bien! où est notre Martha? s’écria Bob Cratchit en jetant les yeux tout autour de lui.
- Elle ne vient pas, répondit Mrs Cratchit.
- Elle ne vient pas? dit Bob, frappé d’un abattement soudain et perdant en un clin d’œil tout cet élan de gaieté avec lequel il avait porté Tiny Tim depuis l’église, toujours courant comme son dada, un vrai cheval de course. Elle ne vient pas! un jour de Noël!
Martha ne put supporter de le voir ainsi contrarié, même pour rire; aussi n’attendit-elle pas plus longtemps pour sortir de sa cachette, derrière la porte du cabinet, et courut-elle se jeter dans ses bras, tandis que les deux petits Cratchit s’emparèrent de Tiny Tim et le portèrent dans la buanderie, afin qu’il pût entendre le pudding chanter dans la casserole.
- Et comment s’est comporté le petit Tiny Tim? demanda Mrs Cratchit après qu’elle eût raillé Bob de sa crédulité et que Bob eût embrassé sa fille tout à son aise.
- Comme un vrai bijou, dit Bob, et mieux encore. Obligé qu’il est de demeurer si longtemps assis tout seul, il devient réfléchi, et on ne saurait croire toutes les idées qui lui passent par la tête. Il me disait, en revenant, qu’il espérait avoir été remarqué dans l’église par les fidèles, parce qu’il est estropié, et que les chrétiens doivent aimer, surtout un jour de Noël, à se rappeler celui qui a fait marcher les boiteux et voir les aveugles.
La voix de Bob tremblait en répétant ces mots; elle trembla plus encore quand il ajouta que Tiny Tim devenait chaque jour plus fort et plus vigoureux. On entendit retentir sur le plancher son active petite béquille, et, à l’instant, Tiny Tim rentra, escorté par le petit frère et la petite sœur jusqu’à son tabouret, près du feu. Alors Bob, retroussant ses manches par économie, comme si, le pauvre garçon! elles pouvaient s’user davantage, prit du genièvre et des citrons et en composa dans un bol une sorte de boisson chaude, qu’il fit mijoter sur la plaque après l’avoir agitée dans tous les sens; pendant ce temps, maître Pierre et les deux petits Cratchit, qu’on était sûr de trouver partout, allèrent chercher l’oie, qu’ils rapportèrent bientôt en procession triomphale.
À voir le tumulte causé par cette apparition, on aurait dit qu’une oie est le plus rare de tous les volatiles, un phénomène emplumé, auprès duquel un cygne noir serait un lieu commun; et, en vérité, une oie était bien en effet une des sept merveilles dans cette pauvre maison. Mrs Cratchit fit bouillir le jus, préparé d’avance, dans une petite casserole; maître Pierre écrasa les pommes de terre avec une vigueur incroyable; miss Belinda sucra la sauce aux pommes; Martha essuya les assiettes chaudes; Bob fit asseoir Tiny Tim près de lui à l’un des coins de la table; les deux petits Cratchit placèrent des chaises pour tout le monde, sans s’oublier eux-mêmes, et, une fois en faction à leur poste, fourrèrent leurs cuillers dans leur bouche pour ne point céder à la tentation de demander de l’oie avant que vînt leur tour d’être servis. Enfin, les plats furent mis sur la table, et l’on dit le Benedicite, suivi d’un moment de silence général, lorsque Mrs Cratchit, promenant lentement son regard le long du couteau à découper, se prépara à le plonger dans les flancs de la bête; mais à peine l’eut-elle fait, à peine la farce si longtemps attendue se fut-elle précipitée par cette ouverture, qu’un murmure de bonheur éclata tout autour de la table, et Tiny Tim lui-même, excité par les deux petits Cratchit, frappa sur la table avec le manche de son couteau, et cria d’une voix faible: Hourra! Jamais on ne vit oie pareille! Bob dit qu’il ne croyait pas qu’on en eût jamais fait cuire une semblable. Sa tendreté, sa saveur, sa grosseur, son bon marché, furent le texte commenté par l’admiration universelle; avec la sauce aux pommes et la purée de pommes de terre, elle suffit amplement pour le dîner de toute la famille. En vérité, dit Mrs Cratchit, apercevant un petit atome d’os resté sur un plat, on n’a pas seulement pu manger tout, et pourtant tout le monde en avait eu à bouche que veux-tu; et les deux petits Cratchit, en particulier, étaient barbouillés jusqu’aux yeux de sauce à la sauge et à l’oignon. Mais alors, les assiettes ayant été changées par miss Belinda, Mrs Cratchit sortit seule, trop émue pour supporter la présence de témoins, afin d’aller chercher le pudding et de l’apporter sur la table.
Supposez qu’il soit manqué! supposez qu’il se brise quand on le retournera! supposez que quelqu’un ait sauté par-dessus le mur de l’arrière-cour et l’ait volé pendant qu’on se régalait de l’oie; à cette supposition, les deux petits Cratchit devinrent blêmes! Il n’y avait pas d’horreurs dont on ne fît la supposition.
Oh! oh! quelle vapeur épaisse! Le pudding était tiré du chaudron. Quelle bonne odeur de lessive! (c’était le linge qui l’enveloppait). Quel mélange d’odeurs appétissantes, qui rappellent le restaurateur, le pâtissier de la maison d’à côté et la blanchisseuse sa voisine! C’était le pudding. Après une demi-minute à peine d’absence, Mrs Cratchit rentrait, le visage animé, mais souriante et toute glorieuse, avec le pudding, semblable à un boulet de canon tacheté, si dur, si ferme, nageant au milieu d’un quart de pinte d’eau-de-vie enflammée et surmonté de la branche de houx consacrée à Noël.
Oh! quel merveilleux pudding! Bob Cratchit déclara, et cela d’un ton calme et sérieux, qu’il le regardait comme le chef-d’œuvre de Mrs Cratchit depuis leur mariage. Mrs Cratchit répondit que, à présent qu’elle n’avait plus ce poids sur le cœur, elle avouerait qu’elle avait eu quelques doutes sur la quantité de farine. Chacun eut quelque chose à en dire, mais personne ne s’avisa de dire, s’il le pensa, que c’était un bien petit pudding pour une aussi nombreuse famille. Franchement, c’eût été bien vilain de le penser ou de le dire. Il n’y a pas de Cratchit qui n’en eût rougi de honte.
Enfin, le dîner achevé, on enleva la nappe, un coup de balai fut donné au foyer et le feu ravivé. Le grog fabriqué par Bob ayant été goûté et trouvé parfait, on mit des pommes et des oranges sur la table et une grosse poignée de marrons sous les cendres. Alors toute la famille se rangea autour du foyer en cercle, comme disait Bob Cratchit, il voulait dire en demi-cercle: on mit près de Bob tous les cristaux de la famille, savoir: deux verres à boire et un petit verre à servir la crème dont l’anse était cassée. Qu’est-ce que cela fait? Ils n’en contenaient pas moins la liqueur bouillante puisée dans le bol tout aussi bien que des gobelets d’or auraient pu le faire, et Bob la servit avec des yeux rayonnants de joie, tandis que les marrons se fendaient avec fracas et pétillaient sous la cendre. Alors Bob proposa ce toast:
- Un joyeux Noël pour nous tous, mes amis! Que Dieu nous bénisse! La famille entière fit écho.
- Que Dieu bénisse chacun de nous!, dit Tiny Tim le dernier de tous.
Il était assis très près de son père sur son tabouret. Bob tenait sa petite main flétrie dans la sienne, comme s’il eût voulu lui donner une marque plus particulière de sa tendresse et le garder à ses côtés de peur qu’on ne vînt le lui enlever.
- Esprit, dit Scrooge avec un intérêt qu’il n’avait jamais éprouvé auparavant, dites-moi si Tiny Tim vivra.
- Je vois une place vacante au coin du pauvre foyer, répondit le spectre, et une béquille sans propriétaire qu’on garde soigneusement. Si mon successeur ne change rien à ces images, l’enfant mourra.
- Non, non, dit Scrooge. Oh! non, bon esprit! dites qu’il sera épargné.
- Si mon successeur ne change rien à ces images, qui sont l’avenir, reprit le fantôme, aucun autre de ma race ne le trouvera ici. Eh bien! après ! s’il meurt, il diminuera le superflu de la population.
Scrooge baissa la tête lorsqu’il entendit l’esprit répéter ses propres paroles, et il se sentit pénétré de douleur et de repentir.
- Homme, dit le spectre, si vous avez un cœur d’homme et non de pierre, cessez d’employer ce jargon odieux jusqu’à ce que vous ayez appris ce que c’est que ce superflu et où il se trouve. Voulez-vous donc décider quels hommes doivent vivre, quels hommes doivent mourir? Il se peut qu’aux yeux de Dieu vous soyez moins digne de vivre que des millions de créatures semblables à l’enfant de ce pauvre homme. Grand Dieu! entendre l’insecte sur la feuille déclarer qu’il y a trop d’insectes vivants parmi ses frères affamés dans la poussière!
Scrooge s’humilia devant la réprimande de l’esprit, et, tout tremblant, abaissa ses regards vers la terre. Mais il les releva bientôt en entendant prononcer son nom.
- A M. Scrooge! disait Bob; je veux vous proposer la santé de M. Scrooge, le patron de notre petit gala.
- Un beau patron, ma foi! s’écria Mme Cratchit, rouge d’émotion; je voudrais le tenir ici, je lui en servirais un gala de ma façon, et il faudrait qu’il eût bon appétit pour s’en régaler!
- Ma chère, reprit Bob…; les enfants!… le jour de Noël!
- Il faut, en effet, que ce soit le jour de Noël, continua-t-elle, pour qu’on boive à la santé d’un homme aussi odieux, aussi avare, aussi dur et aussi insensible que M. Scrooge. Vous savez s’il est tout cela, Robert! Personne ne le sait mieux que vous, pauvre ami!
- Ma chère, répondit Bob doucement… le jour de Noël.
- Je boirai à sa santé pour l’amour de vous et en l’honneur de ce jour, dit Mrs Cratchit, mais non pour lui. Je lui souhaite donc une longue vie, joyeux Noël et heureuse année! Voilà-t-il pas de quoi le rendre bien heureux et bien joyeux! J’en doute.
(à suivre)
Charles Dickens, Contes de Noël (coll. Folio classique/Gallimard, 2012)
image: Charles Dickens (theguardian.com)
07:31 Écrit par Claude Amstutz dans Contes, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; contes; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
18/12/2013
Le poème de la semaine
Abdellatif Laâbi
A la mémoire de Tahar Djaout
La terre s'ouvreet t'accueillePourquoi ces cris, ces larmesces prièresQu'ont-ils perduQue cherchent-ilsceux-là qui troublentta paix retrouvée? La terre s'ouvreet t'accueilleMaintenantvous allez vous parler sans témoinsOh vous en avez des choses à vous raconteret vous aurez l'éternité pour le faireLes mots d'hier ternis par le tumultevont peu à peu se graver dans le silence La terre s'ouvreet t'accueilleElle seule t'a désirésans que tu lui fasses des avancesElle t'a tendu sans ruses de PénélopeSa patience ne fut que bontéet c'est la bonté qui te ramène à elle La terre s'ouvreet t'accueilleElle ne te demandera pas de comptessur tes amours éphémèresfilles de l'erranceétoiles de chair conçues dans les yeuxfruits accordés du vaste verger de la viesouveraines passions qui font soleilau creux de la paumeau bout de la langue éperdue La terre s'ouvreet t'accueilleTu es nuElle est encore plus nue que toiEt vous êtes beauxdans cette étreinte muetteoù les mains savent se retenirpour écarter la violenceoù le papillon de l'âmese détourne de ce semblant de lumièrepour aller en quête de sa source La terre s'ouvreet t'accueilleTa bien-aimée retrouvera un jourton sourire légendaireet le deuil prendra finTes enfants grandirontet liront sans gêne tes poèmesTon pays guérira comme par miraclelorsque les hommes épuisés par l'illusioniront s'abreuver à la fontaine de la beauté O mon amidors bientu en as besoincar tu as travaillé duren honnête homme Avant de partirtu as laissé ton bureau proprebien rangéTu as éteint les lumièreset puis en sortanttu as regardé le cielson bleu presque douloureuxTu as lissé élégamment ta moustacheen te disant: seuls les lâchesconsidèrent que la mort est une fin Dors bien mon amiDors du sommeil du justeRepose-toimême de tes rêvesLaisse-nous porter un peu le fardeau Quelques traces de craie dans le ciel, Anthologie poétique francophone du XXe siècle
16:12 Écrit par Claude Amstutz dans Abdellatif Laâbi, Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésiee | | Imprimer | Facebook |