Un conte de Noël 5/9 (19/12/2013)
Charles Dickens
III. Le second des trois esprits (première partie)
Réveillé au milieu d’un ronflement d’une force prodigieuse, et s’asseyant sur son lit pour recueillir ses pensées, Scrooge n’eut pas besoin qu’on lui dise que l’horloge allait de nouveau sonner une heure. Il sentit de lui-même qu’il reprenait connaissance juste à point nommé pour se mettre en rapport avec le second messager qui lui serait envoyé par l’intervention de Jacob Marley. Mais, trouvant très désagréable le frisson qu’il éprouvait en restant là à se demander lequel de ses rideaux tirerait ce nouveau spectre, il les tira tous les deux de ses propres mains, puis, se laissant retomber sur son oreiller, il tint l’œil au guet tout autour de son lit, car il désirait affronter bravement l’esprit au moment de son apparition, et n’avait envie ni d’être assailli par surprise, ni de se laisser dominer par une trop vive émotion.
Messieurs les esprits forts, habitués à ne douter de rien, qui se piquent d’être blasés sur tous les genres d’émotion, et de se trouver, à toute heure, à la hauteur des circonstances, expriment la vaste étendue de leur courage impassible en face des aventures imprévues, en se déclarant prêts à tout, depuis une partie de croix ou pile, jusqu’à une partie d’honneur (c’est ainsi, je crois, qu’on appelle l’homicide). Entre ces deux extrêmes, il se trouve, sans aucun doute, un champ assez spacieux et une grande variété de sujets. Sans vouloir faire de Scrooge un matamore si farouche, je ne saurais m’empêcher de vous prier de croire qu’il était prêt aussi à défier un nombre presque infini d’apparitions étranges et fantastiques, et à ne se laisser étonner par quoi que ce fût en ce genre, depuis la vue d’un enfant au berceau, jusqu’à celle d’un rhinocéros!
Mais, s’il s’attendait presque à tout, il n’était, par le fait, nullement préparé à ce qu’il n’y eût rien, et c’est pourquoi, quand l’horloge vint à sonner une heure, et qu’aucun fantôme ne lui apparut, il fut pris d’un frisson violent et se mit à trembler de tous ses membres. Cinq minutes, dix minutes, un quart d’heure se passèrent, rien ne se montra. Pendant tout ce temps, il demeura étendu sur son lit, où se réunissaient, comme en un point central, les rayons d’une lumière rougeâtre qui l’éclaira tout entier quand l’horloge annonça l’heure. Cette lumière toute seule lui causait plus d’alarmes qu’une douzaine de spectres, car il ne pouvait en comprendre ni la signification ni la cause, et parfois il craignait d’être en ce moment un cas intéressant de combustion spontanée, sans avoir au moins la consolation de le savoir. À la fin, cependant, il commença à penser, comme vous et moi l’aurions pensé d’abord (car c’est toujours la personne qui ne se trouve point dans l’embarras, qui sait ce qu’on aurait dû faire alors, et ce qu’elle aurait fait incontestablement); à la fin, dis-je, il commença à penser que le foyer mystérieux de cette lumière fantastique pourrait être dans la chambre voisine, d’où, en la suivant pour ainsi dire à la trace, on reconnaissait qu’elle semblait s’échapper. Cette idée s’empara si complètement de son esprit, qu’il se leva aussitôt tout doucement, mit ses pantoufles, et se glissa sans bruit du côté de la porte.
Au moment où Scrooge mettait la main sur la serrure, une voix étrange l’appela par son nom et lui dit d’entrer. Il obéit.
C’était bien son salon; il n’y avait pas le moindre doute à cet égard; mais son salon avait subi une transformation surprenante. Les murs et le plafond étaient si richement décorés de guirlandes de feuillage verdoyant, qu’on eût dit un bosquet véritable dont toutes les branches reluisaient de baies cramoisies. Les feuilles lustrées du houx, du gui et du lierre reflétaient la lumières comme si l’on y avait suspendu une infinité de petits miroirs; dans la cheminée flambait un feu magnifique, tel que ce foyer morne et froid comme la pierre n’en avait jamais connu au temps de Scrooge ou de Marley, ni depuis bien des hivers. On voyait, entassés sur le plancher, pour former une sorte de trône, des dindes, des oies, du gibier de toute espèce, des volailles grasses, des viandes froides, des cochons de lait, des jambons, des aunes de saucisses, des pâtés de hachis, des plum-pudding, des barils d’huîtres, des marrons rôtis, des pommes vermeilles, des oranges juteuses, des poires succulentes, d’immense gâteaux des rois et des bols de punch bouillant qui obscurcissaient la chambre de leur délicieuse vapeur. Un joyeux géant, superbe à voir, s’étalait à l’aise sur ce lit de repos; il portait à la main une torche allumée, dont la forme se rapprochait assez d’une corne d’abondance, et il l’éleva au-dessus de sa tête pour que sa lumière vint frapper Scrooge, lorsque ce dernier regarda au travers de la porte entrebâillée.
- Entrez! s’écria le fantôme. Entrez! N’ayez pas peur de faire plus ample connaissance avec moi, mon ami!
Scrooge entra timidement, inclinant la tête devant l’esprit. Ce n’était plus le Scrooge rechigné d’autrefois; et, quoique les yeux du spectre fussent doux et bienveillants, il baissait les siens devant lui.
- Je suis l’esprit de Noël présent, dit le fantôme. Regardez-moi!
Scrooge obéit avec respect. Ce Noël-là était vêtu d’une simple robe, ou tunique, d’un vert foncé, bordée d’une fourrure blanche. Elle retombait si négligemment sur son corps, que sa large poitrine demeurait découverte, comme s’il eût dédaigné de chercher à se cacher ou à se garantir par aucun artifice. Ses pieds, qu’on pouvait voir sous les amples plis de cette robe, étaient nus pareillement; et, sur sa tête, il ne portait pas d’autre coiffure qu’une couronne de houx, semée çà et là de petits glaçons brillants. Les longues boucles de sa chevelure brune flottaient en liberté; elles étaient aussi libres que sa figure était franche, son œil étincelant, sa main ouverte, sa voix joyeuse, ses manières dépouillées de toute contrainte et son air riant. Un antique fourreau était suspendu à sa ceinture, mais sans épée, et à demi rongé par la rouille.
- Vous n’avez encore jamais vu mon semblable! s’écria l’esprit.
- Jamais, répondit Scrooge.
- Est-ce que vous n’avez jamais fait route avec les plus jeunes membres de ma famille, je veux dire (car je suis très jeune) mes frères aînés de ces dernières années? poursuivit le fantôme.
- Je ne le crois pas, dit Scrooge. J’ai peur que non. Est-ce que vous avez eu beaucoup de frères, esprit?
- Plus de dix-huit cents, dit le spectre.
- Une famille terriblement nombreuse, quelle dépense! murmura Scrooge. Le fantôme de Noël présent se leva.
- Esprit, dit Scrooge avec soumission, conduisez-moi où vous voudrez. Je suis sorti la nuit dernière malgré moi, et j’ai reçu une leçon qui commence à porter son fruit. Ce soir si vous avez quelque chose à m’apprendre, je ne demande pas mieux que d’en faire mon profit.
- Touchez ma robe!
Scrooge obéit et se cramponna à sa robe: houx, gui, baies rouges, lierre, dindes, oies, gibier, volailles, jambon, viandes, cochons de lait, saucisses, huîtres, pâtés, pudding, fruits et punch, tout s’évanouit à l’instant. La chambre, le feu, la lueur rougeâtre, la nuit disparurent de même: ils se trouvèrent dans les rues de la ville, le matin de Noël, où les gens, sous l’impression d’un froid un peu vif, faisaient partout un genre de musique quelque peu sauvage, mais avec un entrain dont le bruit n’était pas sans charme, en raclant la neige qui couvrait les trottoirs devant leur maison, ou en la balayant de leurs gouttières, d’où elle tombait dans la rue à la grande joie des enfants, ravis de la voir ainsi rouler en autant de petites avalanches artificielles.
Les façades des maisons paraissaient bien noires et les fenêtres encore davantage, par le contraste qu’elles offraient avec la nappe de neige unie et blanche qui s’étendait sur les toits, et celle même qui recouvrait la terre, quoiqu’elle fût moins virginale; car la couche supérieure en avait été comme labourée en sillons profonds par les roues pesantes des charrettes et des voitures; ces ornières légères se croisaient et se recroisaient l’une l’autre des milliers de fois aux carrefours des principales rues, et formaient un labyrinthe inextricable de rigoles entremêlées, à travers la bourbe jaunâtre durcie sous sa surface, et l’eau congelée par le froid. Le ciel était sombre; les rues les plus étroites disparaissaient enveloppées dans un épais brouillard qui tombait en verglas et dont les atomes les plus pesants descendaient en une averse de suie, comme si toutes les cheminées de la Grande-Bretagne avaient pris feu de concert, et se ramonaient elles-mêmes à cœur joie. Londres, ni son climat, n’avaient rien de bien agréable. Cependant on remarquait partout dehors un air d’allégresse, que le plus beau jour et le plus brillant soleil d’été se seraient en vain efforcés d’y répandre.
En effet, les hommes qui déblayaient les toits paraissaient joyeux et de bonne humeur; ils s’appelaient d’une maison à l’autre, et de temps en temps échangeaient en plaisantant une boule de neige (projectile assurément plus inoffensif que maint sarcasme), riant de tout leur cœur quand elle atteignait le but, et de grand cœur aussi quand elle venait à le manquer. Les boutiques de marchands de volailles étaient encore à moitié ouvertes, celles des fruitiers brillaient de toute leur splendeur. Ici de gros paniers, ronds, au ventre rebondi, pleins de superbes marrons, s’étalant sur les portes, comme les larges gilets de ces bons vieux gastronomes s’étalent sur leur abdomen, semblaient prêts à tomber dans la rue, victimes de leur corpulence apoplectique; là, des oignons d’Espagne rougeâtres, hauts en couleur, aux larges flancs, rappelant par cet embonpoint heureux les moines de leur patrie, et lançant du haut de leurs tablettes, d’agaçantes œillades aux jeunes filles qui passaient en jetant un coup d’œil discret sur les branches de gui suspendues en guirlandes; puis encore, des poires, des pommes amoncelées en pyramides appétissantes; les grappes de raisin, que les marchands avaient eu l’attention délicate de suspendre aux endroits les plus exposés à la vue, afin que les amateurs se sentissent venir l’eau à la bouche et pussent se rafraîchir gratis en passant; des tas de noisettes, moussues et brunes, faisant souvenir, par leur bonne odeur, d’anciennes promenades dans les bois, où l’on avait le plaisir d’enfoncer jusqu’à la cheville au milieu des feuilles sèches; des biffins de Norfolk, dodues et brunes, qui faisaient ressortir la teinte dorée des oranges et des citrons, et semblaient se recommander avec instance par leur volume et leur apparence juteuse, pour qu’on les emportât dans des sacs de papier, afin de les manger au dessert. Les poissons d’or et d’argent, eux-mêmes, exposés dans des bocaux parmi ces fruits de choix, quoique appartenant à une race triste et apathique, paraissaient s’apercevoir, tout poissons qu’il étaient, qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire, allaient et venaient, ouvrant la bouche tout autour de leur petit univers, dans un état d’agitation hébétée.
Et les épiciers donc! oh! les épiciers! Leurs boutiques étaient presque fermées, moins peut-être un volet ou deux demeurés ouverts; mais que de belles choses se laissaient voir à travers ces étroites lacunes! Ce n’était pas seulement le son joyeux des balances retombant sur le comptoir, ou le craquement de la ficelle sous les ciseaux qui la séparent vivement de sa bobine pour envelopper les paquets, ni le cliquetis incessant des bottes de fer-blanc pour servir le thé ou le moka aux pratiques. Pan, pan, sur le comptoir; parais, disparais, elles voltigeaient entre les mains des garçons comme les gobelets d’un escamoteur; ce n’étaient pas seulement les parfums mélangés du thé et du café si agréables à l’odorat, les raisins secs si beaux et si abondants, les amandes d’une si éclatante blancheur, les bâtons de cannelle si longs et si droits, les autres épices si délicieuses, les fruits confits si bien glacés et tachetés de sucre candi, que leur vue seule bouleversait les spectateurs les plus indifférents et les faisait sécher d’envie; ni les figues moites et charnues, ou les pruneaux de Tours et d’Agen, à la rougeur modeste, au goût acidulé, dans leurs corbeilles richement décorées, ni enfin toutes ces bonnes choses ornées de leur parure de fête; mais il fallait voir les pratiques, si empressées et si avides de réaliser les espérances du jour, quelles se bousculaient à la porte, heurtaient violemment l’un contre l’autre leurs paniers à provisions, oubliaient leurs emplettes sur le comptoir, revenaient les chercher en courant, et commettaient mille erreurs semblables de la meilleure humeur du monde, tandis que l’épicier et ses garçons montraient tant de franchise et de rondeur, que les cœurs de cuivre poli avec lesquels ils tenaient attachées par derrière leurs serpillières, étaient l’image de leurs propres cœurs exposés au public pour passer une inspection générale…, de beaux cœurs dorés, des cœurs à prendre, si vous voulez, mesdemoiselles! Mais bientôt les cloches appelèrent les bonnes gens à l’église ou à la chapelle; ils sortirent par troupes pour s’y rendre, remplissant les rues, dans leurs plus beaux habits et avec leurs plus joyeux visages. Au même moment, d’une quantité de petites rues latérales, de passages et de cours sans nom, s’élancèrent une multitude innombrable de personnes, portant leur dîner chez le boulanger pour le mettre au four. La vue de ces pauvres gens chargés de leurs galas parut beaucoup intéresser l’esprit, car il se tint, avec Scrooge à ses côtés, sur le seuil d’une boulangerie, et, soulevant le couvercle des plats à mesure qu’ils passaient, il arrosait d’encens leur dîner avec sa torche. C’était, en vérité, une torche fort extraordinaire que la sienne, car, une fois ou deux, quelques porteurs de dîners s’étant adressé des paroles de colère pour s’être heurtés un peu rudement dans leur empressement, il en fit tomber sur eux quelques gouttes d’eau; et aussitôt ces hommes reprirent toute leur bonne humeur, s’écriant que c’était une honte de se quereller un jour de Noël. Et rien de plus vrai! mon Dieu! rien de plus vrai!
Peu à peu les cloches se turent, les boutiques de boulangers se fermèrent, mais il y avait comme un avant-goût réjouissant de tous ces dîners et des progrès de leur cuisson dans la vapeur humide qui dégelait en l’air au-dessus de chaque four, dont le carreau fumait comme s’il cuisait avec les plats.
- Y a-t-il donc une saveur particulière dans ces gouttes que vous faites tomber de votre torche en la secouant? demanda Scrooge.
- Certainement, il y a ma saveur, à moi.
- Est-ce qu’elle peut se communiquer à toute espèce de dîner aujourd’hui? demanda Scrooge.
- A tout dîner offert cordialement, et surtout aux plus pauvres.
- Pourquoi aux plus pauvres?
- Parce que ce sont ceux qui en ont le plus besoin.
- Esprit, dit Scrooge après un instant de réflexion, je m’étonne alors que, parmi tous les êtres qui remplissent les mondes situés autour de nous, des esprits comme vous se soient chargés d’une commission aussi peu charitable: celle de priver ces pauvres gens des occasions qui s’offrent à eux de prendre un plaisir innocent.
- Moi! s’écria l’esprit.
- Oui, puisque vous les privez du moyen de dîner tous les huit jours, et cela le seul jour souvent où l’on puisse dire qu’ils dînent, continua Scrooge. N’est-ce pas vrai?
- Moi! s’écria l’esprit.
- Certainement; n’est-ce pas vous qui cherchez à faire fermer ces fours le jour du sabbat? dit Scrooge. Et cela ne revient-il pas au même?
- Moi! je cherche cela! s’écria l’esprit.
- Pardonnez-moi, si je me trompe. Cela se fait en votre nom ou, du moins, au nom de votre famille, dit Scrooge.
- Il y a, répondit l’esprit, sur cette terre où vous habitez, des hommes qui ont la prétention de nous connaître et qui, sous notre nom, ne font que servir leurs passions coupables, l’orgueil, la méchanceté, la haine, l’envie, la bigoterie et l’égoïsme; mais ils sont aussi étrangers à nous et à toute notre famille que s’ils n’avaient jamais vu le jour. Rappelez-vous cela, et une autre fois rendez-les responsables de leurs actes, mais non pas nous.
Scrooge le lui promit; alors ils se transportèrent, invisibles comme ils l’avaient été jusque-là, dans les faubourgs de la ville. Une faculté remarquable du spectre (Scrooge l’avait observé déjà chez le boulanger) était de pouvoir, nonobstant sa taille gigantesque, s’arranger de toute place, sans être gêné, en sorte que, sous le toit le plus bas, il conservait la même grâce, la même majesté surnaturelle qu’il eût pu le faire sous la voûte la plus élevée d’un palais.
Peut-être était-ce le plaisir qu’éprouvait le bon esprit à faire montre de cette faculté singulière, ou bien encore la tendance de sa nature bienveillante, généreuse, cordiale et sa sympathie pour les pauvres qui le conduisit tout droit chez le commis de Scrooge; c’est là, en effet, qu’il porta ses pas, emmenant avec lui Scrooge, toujours cramponné à sa robe. Sur le seuil de la porte, l’esprit sourit et s’arrêta pour bénir, en l’aspergeant de sa torche, la demeure de Bob Cratchit. Voyez! Bob n’avait lui-même que quinze Bob par semaine; chaque samedi il n’empochait que quinze exemplaires de son nom de baptême, et pourtant le fantôme du Noël présent n’en bénit pas moins sa petite maison, composée de quatre chambres!
Alors se leva mistress Cratchit, la femme de Cratchit, pauvrement vêtue d’une robe retournée, mais, en revanche, toute parée de rubans à bon marché, de ces rubans qui produisent, ma foi, un joli effet, pour la bagatelle de douze sous. Elle mettait le couvert, aidée de Belinda Cratchit, la seconde de ses filles, tout aussi enrubannée que sa mère, tandis que maître Pierre Cratchit plongeait une fourchette dans la marmite remplie de pommes de terre et ramenait jusque dans sa bouche les coins de son monstrueux col de chemise, pas précisément son col de chemise, car c’était celle de son père; mais Bob l’avait prêtée ce jour-là, en l’honneur de Noël, à son héritier présomptif, lequel, heureux de se voir si bien attifé, brûlait d’aller montrer son linge dans les parcs fashionables. Et puis deux autres petits Cratchit, garçon et fille, se précipitèrent dans la chambre en s’écriant qu’ils venaient de flairer l’oie devant la boutique du boulanger, et qu’ils l’avaient bien reconnue pour la leur. Ivres d’avance à la pensée d’une bonne sauce à la sauge et à l’oignon, les petits gourmands se mirent à danser de joie autour de la table, et portèrent aux nues maître Pierre Cratchit, le cuisinier du jour, tandis que ce dernier (pas du tout fier, quoique son col de chemise fût si copieux qu’il menaçait de l’étouffer) soufflait le feu, tant et si bien que les pommes de terre en retard rattrapèrent le temps perdu et vinrent taper, en bouillant, contre le couvercle de la casserole, pour avertir qu’elles étaient bonnes à retirer et à peler. Qu’est-ce qui peut donc retenir votre excellent père? dit mistress Cratchit. Et votre frère Tiny Tim? et Martha? Au dernier Noël, elle était déjà arrivée depuis une demi-heure !
- La voici, Martha, mère! s’écria une jeune fille qui parut en même temps.
- Voici Martha, mère! répétèrent les deux petits Cratchit. Hourra! si vous saviez comme il y a une belle oie, Martha!
- Ah! chère enfant, que le bon Dieu vous bénisse! Comme vous venez tard! dit mistress Cratchit l’embrassant une douzaine de fois et la débarrassant de son châle et de son chapeau avec une tendresse empressée.
- C’est que nous avions beaucoup d’ouvrage à terminer hier soir, ma mère, répondit la jeune fille, et, ce matin, il a fallu le livrer!
- Bien! bien! n’y pensons plus, puisque vous voilà, dit mistress Cratchit. Allons! asseyez-vous près du feu et chauffez-vous, ma chère enfant!
- Non, non! voici papa qui vient, crièrent les deux petits Cratchit qu’on voyait partout en même temps. Cache-toi, Martha, cache-toi!
Et Martha se cacha; puis entra le petit Bob, le père Bob avec son cache-nez pendant de trois pieds au moins devant lui, sans compter la frange; ses habits usés jusqu’à la corde étaient raccommodés et brossés soigneusement, pour leur donner un air de fête; Bob portait Tiny Tim sur son épaule. Hélas! le pauvre Tiny Tim! il avait une petite béquille et une mécanique en fer pour soutenir ses jambes.
- Eh bien! où est notre Martha? s’écria Bob Cratchit en jetant les yeux tout autour de lui.
- Elle ne vient pas, répondit Mrs Cratchit.
- Elle ne vient pas? dit Bob, frappé d’un abattement soudain et perdant en un clin d’œil tout cet élan de gaieté avec lequel il avait porté Tiny Tim depuis l’église, toujours courant comme son dada, un vrai cheval de course. Elle ne vient pas! un jour de Noël!
Martha ne put supporter de le voir ainsi contrarié, même pour rire; aussi n’attendit-elle pas plus longtemps pour sortir de sa cachette, derrière la porte du cabinet, et courut-elle se jeter dans ses bras, tandis que les deux petits Cratchit s’emparèrent de Tiny Tim et le portèrent dans la buanderie, afin qu’il pût entendre le pudding chanter dans la casserole.
- Et comment s’est comporté le petit Tiny Tim? demanda Mrs Cratchit après qu’elle eût raillé Bob de sa crédulité et que Bob eût embrassé sa fille tout à son aise.
- Comme un vrai bijou, dit Bob, et mieux encore. Obligé qu’il est de demeurer si longtemps assis tout seul, il devient réfléchi, et on ne saurait croire toutes les idées qui lui passent par la tête. Il me disait, en revenant, qu’il espérait avoir été remarqué dans l’église par les fidèles, parce qu’il est estropié, et que les chrétiens doivent aimer, surtout un jour de Noël, à se rappeler celui qui a fait marcher les boiteux et voir les aveugles.
La voix de Bob tremblait en répétant ces mots; elle trembla plus encore quand il ajouta que Tiny Tim devenait chaque jour plus fort et plus vigoureux. On entendit retentir sur le plancher son active petite béquille, et, à l’instant, Tiny Tim rentra, escorté par le petit frère et la petite sœur jusqu’à son tabouret, près du feu. Alors Bob, retroussant ses manches par économie, comme si, le pauvre garçon! elles pouvaient s’user davantage, prit du genièvre et des citrons et en composa dans un bol une sorte de boisson chaude, qu’il fit mijoter sur la plaque après l’avoir agitée dans tous les sens; pendant ce temps, maître Pierre et les deux petits Cratchit, qu’on était sûr de trouver partout, allèrent chercher l’oie, qu’ils rapportèrent bientôt en procession triomphale.
À voir le tumulte causé par cette apparition, on aurait dit qu’une oie est le plus rare de tous les volatiles, un phénomène emplumé, auprès duquel un cygne noir serait un lieu commun; et, en vérité, une oie était bien en effet une des sept merveilles dans cette pauvre maison. Mrs Cratchit fit bouillir le jus, préparé d’avance, dans une petite casserole; maître Pierre écrasa les pommes de terre avec une vigueur incroyable; miss Belinda sucra la sauce aux pommes; Martha essuya les assiettes chaudes; Bob fit asseoir Tiny Tim près de lui à l’un des coins de la table; les deux petits Cratchit placèrent des chaises pour tout le monde, sans s’oublier eux-mêmes, et, une fois en faction à leur poste, fourrèrent leurs cuillers dans leur bouche pour ne point céder à la tentation de demander de l’oie avant que vînt leur tour d’être servis. Enfin, les plats furent mis sur la table, et l’on dit le Benedicite, suivi d’un moment de silence général, lorsque Mrs Cratchit, promenant lentement son regard le long du couteau à découper, se prépara à le plonger dans les flancs de la bête; mais à peine l’eut-elle fait, à peine la farce si longtemps attendue se fut-elle précipitée par cette ouverture, qu’un murmure de bonheur éclata tout autour de la table, et Tiny Tim lui-même, excité par les deux petits Cratchit, frappa sur la table avec le manche de son couteau, et cria d’une voix faible: Hourra! Jamais on ne vit oie pareille! Bob dit qu’il ne croyait pas qu’on en eût jamais fait cuire une semblable. Sa tendreté, sa saveur, sa grosseur, son bon marché, furent le texte commenté par l’admiration universelle; avec la sauce aux pommes et la purée de pommes de terre, elle suffit amplement pour le dîner de toute la famille. En vérité, dit Mrs Cratchit, apercevant un petit atome d’os resté sur un plat, on n’a pas seulement pu manger tout, et pourtant tout le monde en avait eu à bouche que veux-tu; et les deux petits Cratchit, en particulier, étaient barbouillés jusqu’aux yeux de sauce à la sauge et à l’oignon. Mais alors, les assiettes ayant été changées par miss Belinda, Mrs Cratchit sortit seule, trop émue pour supporter la présence de témoins, afin d’aller chercher le pudding et de l’apporter sur la table.
Supposez qu’il soit manqué! supposez qu’il se brise quand on le retournera! supposez que quelqu’un ait sauté par-dessus le mur de l’arrière-cour et l’ait volé pendant qu’on se régalait de l’oie; à cette supposition, les deux petits Cratchit devinrent blêmes! Il n’y avait pas d’horreurs dont on ne fît la supposition.
Oh! oh! quelle vapeur épaisse! Le pudding était tiré du chaudron. Quelle bonne odeur de lessive! (c’était le linge qui l’enveloppait). Quel mélange d’odeurs appétissantes, qui rappellent le restaurateur, le pâtissier de la maison d’à côté et la blanchisseuse sa voisine! C’était le pudding. Après une demi-minute à peine d’absence, Mrs Cratchit rentrait, le visage animé, mais souriante et toute glorieuse, avec le pudding, semblable à un boulet de canon tacheté, si dur, si ferme, nageant au milieu d’un quart de pinte d’eau-de-vie enflammée et surmonté de la branche de houx consacrée à Noël.
Oh! quel merveilleux pudding! Bob Cratchit déclara, et cela d’un ton calme et sérieux, qu’il le regardait comme le chef-d’œuvre de Mrs Cratchit depuis leur mariage. Mrs Cratchit répondit que, à présent qu’elle n’avait plus ce poids sur le cœur, elle avouerait qu’elle avait eu quelques doutes sur la quantité de farine. Chacun eut quelque chose à en dire, mais personne ne s’avisa de dire, s’il le pensa, que c’était un bien petit pudding pour une aussi nombreuse famille. Franchement, c’eût été bien vilain de le penser ou de le dire. Il n’y a pas de Cratchit qui n’en eût rougi de honte.
Enfin, le dîner achevé, on enleva la nappe, un coup de balai fut donné au foyer et le feu ravivé. Le grog fabriqué par Bob ayant été goûté et trouvé parfait, on mit des pommes et des oranges sur la table et une grosse poignée de marrons sous les cendres. Alors toute la famille se rangea autour du foyer en cercle, comme disait Bob Cratchit, il voulait dire en demi-cercle: on mit près de Bob tous les cristaux de la famille, savoir: deux verres à boire et un petit verre à servir la crème dont l’anse était cassée. Qu’est-ce que cela fait? Ils n’en contenaient pas moins la liqueur bouillante puisée dans le bol tout aussi bien que des gobelets d’or auraient pu le faire, et Bob la servit avec des yeux rayonnants de joie, tandis que les marrons se fendaient avec fracas et pétillaient sous la cendre. Alors Bob proposa ce toast:
- Un joyeux Noël pour nous tous, mes amis! Que Dieu nous bénisse! La famille entière fit écho.
- Que Dieu bénisse chacun de nous!, dit Tiny Tim le dernier de tous.
Il était assis très près de son père sur son tabouret. Bob tenait sa petite main flétrie dans la sienne, comme s’il eût voulu lui donner une marque plus particulière de sa tendresse et le garder à ses côtés de peur qu’on ne vînt le lui enlever.
- Esprit, dit Scrooge avec un intérêt qu’il n’avait jamais éprouvé auparavant, dites-moi si Tiny Tim vivra.
- Je vois une place vacante au coin du pauvre foyer, répondit le spectre, et une béquille sans propriétaire qu’on garde soigneusement. Si mon successeur ne change rien à ces images, l’enfant mourra.
- Non, non, dit Scrooge. Oh! non, bon esprit! dites qu’il sera épargné.
- Si mon successeur ne change rien à ces images, qui sont l’avenir, reprit le fantôme, aucun autre de ma race ne le trouvera ici. Eh bien! après ! s’il meurt, il diminuera le superflu de la population.
Scrooge baissa la tête lorsqu’il entendit l’esprit répéter ses propres paroles, et il se sentit pénétré de douleur et de repentir.
- Homme, dit le spectre, si vous avez un cœur d’homme et non de pierre, cessez d’employer ce jargon odieux jusqu’à ce que vous ayez appris ce que c’est que ce superflu et où il se trouve. Voulez-vous donc décider quels hommes doivent vivre, quels hommes doivent mourir? Il se peut qu’aux yeux de Dieu vous soyez moins digne de vivre que des millions de créatures semblables à l’enfant de ce pauvre homme. Grand Dieu! entendre l’insecte sur la feuille déclarer qu’il y a trop d’insectes vivants parmi ses frères affamés dans la poussière!
Scrooge s’humilia devant la réprimande de l’esprit, et, tout tremblant, abaissa ses regards vers la terre. Mais il les releva bientôt en entendant prononcer son nom.
- A M. Scrooge! disait Bob; je veux vous proposer la santé de M. Scrooge, le patron de notre petit gala.
- Un beau patron, ma foi! s’écria Mme Cratchit, rouge d’émotion; je voudrais le tenir ici, je lui en servirais un gala de ma façon, et il faudrait qu’il eût bon appétit pour s’en régaler!
- Ma chère, reprit Bob…; les enfants!… le jour de Noël!
- Il faut, en effet, que ce soit le jour de Noël, continua-t-elle, pour qu’on boive à la santé d’un homme aussi odieux, aussi avare, aussi dur et aussi insensible que M. Scrooge. Vous savez s’il est tout cela, Robert! Personne ne le sait mieux que vous, pauvre ami!
- Ma chère, répondit Bob doucement… le jour de Noël.
- Je boirai à sa santé pour l’amour de vous et en l’honneur de ce jour, dit Mrs Cratchit, mais non pour lui. Je lui souhaite donc une longue vie, joyeux Noël et heureuse année! Voilà-t-il pas de quoi le rendre bien heureux et bien joyeux! J’en doute.
(à suivre)
Charles Dickens, Contes de Noël (coll. Folio classique/Gallimard, 2012)
image: Charles Dickens (theguardian.com)
07:31 Écrit par Claude Amstutz | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; contes; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |