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01/08/2012

Au bar à Jules - De la patrie

Un abécédaire: P comme Patrie

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Lors de mon examen final d'apprentissage en librairie, j'avais à choisir entre deux sujets de rédaction jugés aussi débiles l'un que l'autre - Le 1er août ou Les transports en Suisse - si bien que choisissant Le 1er août, j'avais joué un mauvais tour à mes examinateurs en imaginant deux jeunes compères en chemin pour la montagne du Grütli - à pied - afin d'y célébrer la fête nationale, à leur manière. Le premier n'avait jamais connu son père et cherchait à retrouver dans cet événement une chaleur familiale qui lui était étrangère; son compagnon, quant à lui, venait d'être largué par une jolie danseuse et s'élançait vers les hauteurs avec l'énergie d'un désespoir tout neuf. Au cours de ce pélerinage insolite, nos gais lurons vont faire halte à chaque station au bistrot du village pour se donner du courage, si bien que parvenus au sommet, ils seront ivres au point d'oublier le motif de leur ballade et sombreront dans un sommeil peuplé d'ombres douloureuses et de rêves fracassés, alors que pour les autres, c'est la fête...

Il va sans dire que mon travail fut sanctionné - jugé sans doute irrévérencieux - mais depuis ce temps, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts et l'enseignement auprès des jeunes générations a connu une évolution plutôt heureuse! 

Aujourd'hui en guerre contre une certaine autoflagellation qui habite le coeur de bon nombre de mes amis suisses et les clichés les plus éculés qui circulent auprès de nos détracteurs hors des frontières - dans la plupart des pays il en va de même - je revendique une fierté patriotique qui m'est venue dans l'éloignement de la terre, au fil de mes séjours à l'étranger: en Italie et en Angleterre, pour l'essentiel. Ce qu'on pourrait nommer autrement la nostalgie du bonheur suisse, qui ne se borne pas aux plaques de Frigor, à la fondue ou au cor des Alpes.

De mon pays, j'apprécie tout particulièrement la cohésion sociale qui, malgré de vives tensions parfois, laisse toujours le dernier mot à la légitimité et à l'expression démocratique; j'aime ce sens discret des responsabilités où toute démarche n'est pas politique et qui sait bien souvent trancher entre des revendications pertinentes et l'intérêt de la nation; enfin, je mesure la chance d'une gouvernance fédérale au sein de laquelle je peux exprimer en toute liberté mes opinions quant au destin que je souhaite pour la Suisse.

On pourra me dire que cette admiration béate peine à cacher les fissures de l'histoire ou les lézardes de notre système. Pêle-mêle: l'or des nazis, le droit d'asile, le blanchiment d'argent, le röstigraben (fossé linguistique), les fonds en deshérence, l'insécurité. Je ne le nie pas et ne prétends nullement que ma patrie ressemble à une cité divine, mais plutôt que de perdre mon temps et le vôtre à poursuivre dans cette voie, je préfère m'attacher à un exemple très symbolique de la réussite en Helvétie.

J'aurais pu vous parler de Nicolas Hayek - entrepreneur suisse d'origine libanaise, né à Beyrouth, fondateur de Swatch Group, contradicteur de cette image qui veut qu'on soit privé d'imagination en Suisse - mais choisis Roger Federer. Pourquoi? Tout simplement parce que j'y retrouve de nombreuses vertus qui caractérisent ce visage de la Suisse que j'aime: l'homme est discret, il croit en lui-même, il se bat pour réussir. Conquérant sans arrogance, il est ouvert et chaleureux, considéré par ses pairs et ses fans comme un gentleman, de par son respect des autres, sa disponibilité - exprimée en trois langues - et sa fidélité en amitié. Son épouse Mirka Vavrinec, d'origine slovaque, concrétise cette séduction d'un ailleurs qui jalonne nos manuels scolaires. Le succès de Roger Federer et son sens des affaires ne l'empêchent pas de s'engager à travers la Fondation Federer pour des projets en Afrique du Sud, au Mali, en Éthiopie ou en faveur des jeunes athlètes suisses. Et il n'en parle que lorsqu'on lui pose la question à ce sujet.

C'est ce visage de la Suisse que je veux retenir pour la décennie à venir, capable de rayonner malgré sa modeste place dans le monde, qui inspire confiance davantage que ses coffre-forts, qui tient le choc contre vents et marées au sein de l'Europe, davantage par son réalisme, sa faculté d'adaptation et sa compétitivité que par les cadeaux empoisonnés des autres...

Finalement, ce qui constitue l'ossature de l'existence, ce n'est ni la famille, ni la carrière, ni ce que d'autres diront ou penseront de vous, mais quelques instants de cette nature, soulevés par une lévitation plus sereine encore que celle de l'amour, et que la vie nous distribue avec une parcimonie à la mesure de notre faible cœur. Nicolas Bouvier

Nicolas Bouvier, Oeuvres (coll. Quarto/Gallimard, 2004)

image: Roger Federer / Wimbledon 2012 (tennisnewsviews.com)

28/07/2012

Au bar à Jules - De la normalité

Un abécédaire - N comme Normalité

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S'il est un mot, un seul que j'abhorre - et pas uniquement en politique! - c'est bien celui de normalité. Dans le dictionnaire Littré on peut lire qu'est normal, ce qui est conforme à la norme, courant, ordinaire. Il n'en faut pas davantage pour y reconnaître le profil du gendre idéal, de l'employé modèle ou de l'apprenti philosophe toujours d'accord avec le grand nombre: vertueux souvent cité en exemple, admiré pour sa faculté d'adaptation au conformisme ambiant, sage de paccotille qui ne sait que répéter ce que disent les autres.

Je leur ai toujours préféré les insoumis, les imaginatifs, les passionnés ou les atypiques en tous genres, alliant la candeur, la sincérité, l'audace et les contradictions, dans la vie réelle comme parmi mes artistes préférés. L'un d'entre eux - Stendhal - illustre bien cette humeur qui, en d'autres circonstances effleure ma pensée: Je ne suis plus si content de cette bonne compagnie par excellence, que j'ai tant aimée. Il me semble que sous des mots adroits elle proscrit toute énergie, toute originalité. Si l'on n'est copie, elle vous accuse de mauvaises manières. Et puis la bonne compagnie usurpe. Elle avait autrefois le privilège de juger de ce qui est bien; mais depuis qu'elle se croit attaquée, elle condamne, non plus ce qui est grossier et désagréable sans compensation, mais ce qu'elle croit nuisible à ses intérêts.

Lit de rivières sans profondeur où ne se déverse jamais que l'écume d'eaux usées, la normalité - parente d'un immobilisme bien pensant - est peut-être, en fin de compte, le vrai visage de la bourgeoisie. Dans le très beau film Providence de Alain Resnais, Dirk Bogarde partage à son père John Gielgud cette méditation à laquelle j'ai toujours souscrit: Un bourgeois, c'est celui pour qui les idéologies nouvelles signifient la mort de ses valeurs.

Et ces nouveaux bourgeois baba cool qui ne s'avouent pas l'être, sont légion aujourd'hui autant qu'ils l'étaient autrefois. Seul leur uniforme et les pancartes brandies ont changé. Pas vrai?  

Alain Resnais, Providence (Avant Scène  No 195, 1977)

image: ilovegenerator.com

28/06/2012

Au bar à Jules - De l'indignation

Un abécédaire - I comme Indignation

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Certains mots, tant galvaudés dans les conversations, le commerce ou dans les médias, semblent perdre toute signification, toute saveur, toute perspective. Un exemple parmi tant d'autre, vécu dans mon activité professionnelle, se trouve dans le terme coups de coeur - appliqué au livre, au CD ou au cinéma - devenu l'emblème des restaurateurs, des bouchers, des géants de la distribution en produits alimentaires ou activités de loisirs. Ce qui à l'origine relevait d'un lien personnel entre une personne et une autre, s'est mué en stéréotype collectif. Donc, sans intérêt désormais en ce qui concerne le terme, ce qui ne s'applique pas - bien sûr - à la démarche.

Un autre aperçu de cette banalisation recouvre le terme de l'indignation, retrouvant miraculeusement près de quatre millions d'adeptes, grâce à Stephane Hessel dont l'opuscule consacré à ce sujet, s'est vendu dans près de cent pays. L'expression d'un résistant, d'un honnête homme engagé et convaincu, un phénomène de l'édition, me direz-vous. Un mécanisme de contagion auprès du grand public? Oui, peut-être, mais sous conditions: tant que l'indignation n'est pas une leçon de morale obligée, tant qu'elle n'est pas le quotidien reflet des seules intentions, tant qu'elle ne traduit pas uniquement une pensée convenue ou le sentiment d'une bonne conscience bien vite reléguée aux oubliettes de l'histoire: celle d'un dogme monocolore valable pour tous.

Socrate pourrait nous redire à son exemple, que l'indignation, c'est déjà ne pas accepter la règle du jeu - à commencer par celle des politiques de tous bords -, de passer à l'épreuve du feu les faits davantage que les idées afin de réformer, ou mieux, stimuler nos actes, notre propre sens de la justice, nos convictions intimes à découvert.

Pour tous ceux, de plus en plus nombreux, à qui il ne reste que l'indignation - alors qu'ils ont perdu tout le reste - la révolte est parfois, trop rarement, capable d'interpeller les scandalisés du système et les lecteurs de Stéphane Hessel, de concrétiser l'inacceptable et lui donner un sens universel. Hannah Arendt nous laisse une réflexion qui devrait faire son chemin, aujourd'hui encore: Ce ne sont pas la fureur et la violence, mais leur absence évidente, qui devient le signe le plus évident de la déshumanisation.

L'indignation, n'est que le premier pas - en s'abstenant d'offenser ou de haïr comme le rappelle Epictète - contre l'hypocrisie ou pire, l'indifférence...  

Stéphane Hessel, Indignez-vous! (Editions Indigène, 2010)

Hannah Arendt, Du mensonge à la violence (coll. Agora/Pocket, 2007)

image:  Socrate / Académie d'Athènes (www.123rf.com)

20/06/2012

Au bar à Jules - Du hasard

Un abécédaire - H comme hasard

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Alors que j'étais un jeune premier plutôt décalé, le propos de Jacques Monod - célèbre biologiste, professeur et directeur du Collège de France - concluant son ouvrage Le hasard et la nécessité, a longtemps voyagé dans ma tête, tel un météore qui refuserait obstinément de s'écraser sur la terre: L’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers, d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part. A lui de choisir entre le royaume et les ténèbres.

Il est vrai que le hasard - ou la chance? - a marqué bon nombre d'épisodes de ma vie: une armoire en bois massif qui s'est abattue dans mon dos à l'âge de neuf ans - à la suite d'un balancement suspect à l'une de ses portes - sans autres séquelles qu'une dent cassée; un choc frontal en scooter avec une Mercedes toute neuve à la descente du Salève, vingt ans plus tard, qui me vit atterir indemne dans un champ; enfin une rencontre de plein fouet, en piéton distrait, avec un tramway de la ligne 12 à Genève qui m'a projetté sur le trottoir - détail cocasse - devant une pharmacie du quartier de Plainpalais avec là aussi, une veine éclatée, spectaculaire mais sans danger! A trois reprises donc, j'en conclus que mon heure n'était pas encore venue, l'ayant ardemment souhaitée à l'époque des culottes courtes, et soudain réjoui de jouer les prolongations.

De quoi m'interroger tout de même. Au mot de hasard, je préfère sans doute aujourd'hui celui de providence, au sens le plus large du terme: cet étrange globe qu'on nomme le monde et qui, entre des mains parfois inconnues ou mystérieures, semble gouverner la vie... Le destin, ce mystère de la survie que tant de sans nom ont vécu - par une situation traumatisante, un accident de la route, un deuil ou pire - sans forger davantage de réponses que je ne le puis.

Demain, un autre hasard - par une cellule devenue folle et se multipliant en quelques secondes - me signifiera peut-être qu'il est temps. Et alors? La belle affaire... Tant que l'oeil s'accroche aux beautés du moment présent, tant que la douleur physique est aux abonnés absents, tant que les amitiés vraies supplantent les doléances les plus mesquines, tant que l'espérance et l'insurrection l'emportent sur le cynisme, chaque jour qui passe est un bal de lumière plutôt qu'une leçon de ténèbres. En compagnie de ce proche et insaisissable ami dont parle Blaise Pascal: Votre béatitude? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas: si vous gagnez, vous gagnez tout; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter.

Pari tenu! 

Jean Monod, Le hasard et la nécessité (coll. Points Essais/Seuil, 1973)

Blaise Pascal, Les pensées (coll. GF/Flammarion, 2006)

image: Sophie Delaporte (http://www.sophiedelaporte.com)

15/06/2012

Au bar à Jules - De Genève

Un abécédaire: G comme Genève

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En Helvétie - comme partout ailleurs - les commentaires solennels, les avis éclairés, les invectives verbales vont bon train en politique aux heures de grande écoute, à la télévision ou à la radio, où il n'est bientôt plus question que de leçons à tirer des élections passées ou de projections sur celles à venir.

Prenez l'exemple plutôt affligeant du canton de Genève: avec ses plus de 12 milliards de dettes - près de deux fois plus que le second mal classé en Suisse: Zurich - où nous nous préparons à élire un nouveau membre du Conseil d'Etat, en remplacement du radical-libéral Mark Müller, empétré dans une affaire privée, et dont la cécité politique, à propos de sa gestion des affaires, aura eu raison de sa fulgurante ascension, amorcée voici douze ans. Et de quoi donc nous entretiennent-ils, les candidats à ce poste très convoité, qu'il s'agisse de la socialiste Anne Emery-Torracinta, du radical-libéral Pierre Maudet, du MCG Eric Stauffer ou du vert-libéral Laurent Seydoux? De responsabilité sociale, d'insécurité, de halte aux privilèges, de qualité de vie, de frontaliers, de quête d'excellence ou de propreté! Ambitieux programme, certes, mais à propos du nerf de la guerre - la santé financière de Genève - un silence éloquent qui en dit long sur les autorités de la République au bout du lac. A croire que l'influence de nos voisins tricolores - pour leurs défauts, mais sans leurs qualités - n'en finit pas de couvrir de son manteau une région qui, décidément si peu suisse, aurait en d'autres temps mérité de s'y réfugier...

Paul Valéry notait déjà, bien avant ma naissance, dans un contexte différent, je vous l'accorde:Tout état social exige des fictions. Et plus pessimiste encore il ajoutait: Ce sur quoi nul parti de s'explique: chacun a ses ombres particulières, ses réserves; ses caves de cadavres et de songes inavouables; ses trésors de choses irréfléchies et d'étourderies; ce qu'il a oublié dans ses vues, et ce qu'il veut faire oublier. (...) Ils retirent pour subsister ce qu'ils promettaient pour exister. Ils se valent au pouvoir, ils se valent hors du pouvoir.

Ainsi, en plein accord avec ce grand homme, aux heures fatidiques des développements de l'actualité, j'éteins la radio et la télévision. Je reprends le fil de mes lectures, avec en toile de fond La musique sur FB, plutôt satisfait d'avoir évité l'incontournable orage médiatique. Mais soyez rassuré: quand, même sur les ondes, les voix de nos chantres de l'information se sont tues, je file sur la toile de l'Internet pour y mesurer ce qui agite l'Europe et le Monde, mais en choisissant avec soin les sujets qui retiennent mon attention. Un exercice qui réclame peu d'efforts et beaucoup de discipline, au quotidien: Trente minutes à peine, éloigné de cette politique dont Paul Valéry - encore lui - disait qu'elle est l'art d'empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde...

Après tout, une pensée autonome est peut-être bien la seule ou la dernière des libertés à me permettre de résister au pire et... d'en rire!

Paul Valéry, Regards sur le monde actuel (coll. Folio Essais/Gallimard, 1988)

image: planetephotos.blog.tdg.ch

09/06/2012

Morceaux choisis - Edouard Zarifian

Edouard Zarifian

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Il y a deux choses que personne ne peut faire à votre place: désirer et engager votre volonté. Ne laissez pas les autres désirer pour vous et n'attendez que de vous la mise en oeuvre de votre volonté. C'est difficile, c'est vrai. Surtout au début. Mais, dès que vous avez commencé, sans vous lasser, en sachant attendre un peu, les premiers changements vous encouragent à persévérer et vous n'avez plus besoin de personne pour vous encourager. Or, dans notre société, tout est fait pour dissuader de l'effort et de la volonté. La raison est simple: cela ne se vend pas dans la société marchande. La volonté est même le concurrent le plus puissant de la publicité, de l'objet vendu, de l'illusion d'une possession matérielle.

C'est pourquoi on ne vous dira jamais que cette force existe en vous et que vous avez tort de dire: "Moi, je n'y arriverai jamais." La seule chose qui devrait être encouragée et fortifiée à l'école, c'est le culte de l'effort et de la volonté. Angélisme? Idéalisation? Non, arme terrible à laquelle rien ne résiste. Obtenir tout sans effort est tellement tentant que cette idée est facile à vendre. Ne vous occupez de rien. Achetez. Je vous vends la santé, la beauté, la jeunesse. L'intelligence, c'est plus difficile à vendre et, de nos jours, cela ne tente pas grand monde. Alors, précipitez-vous sur les recettes (toujours miracles), les appareils (être musclé en huit jours), les régimes (toujours sans effort), le bonheur en gélules, la beauté en crème, que sais-je encore... Il suffit d'ouvrir les yeux, chez soi, dans la rue, à la télévision, sur les routes, partout où une annonce peut accrocher votre intérêt pour se voir proposer l'illusion du réel et les symboles de la réussite. A condition de payer...

Il est légitime que certains, les plus nombreux, préfèrent une vie sans effort. Pourquoi modifier mon alimentation si je peux maigrir en ne changeant rien à mes habitudes? Pourquoi marcher tous les jours, éliminer ce qui m'est nocif, cultiver ma volonté? C'est vrai, pourquoi prendre le temps de vivre vraiment, puisqu'on doit mourir un jour? La réponse, vous l'aurez au moment où vous dresserez le bilan de ce que cette attitude de refus de l'effort vous a apporté, ou quand il sera déjà trop tard...

Je sais, mon discours n'est pas facile. Je ne vends rien, pas même ce livre puisque c'est déjà fait et que vous le lisez. Je n'ai à vous proposer aucun produit sur Internet, aucune recette à effet immédiat, aucune illusion. La volonté, votre volonté, c'est de l'effort prolongé dans le temps. L'effort et le temps forment une alliance qui vous surprendra.

Edouard Zarifian, Le goût de vivre - Retrouver la parole perdue (coll. Poche/Odile Jacob, 2007)

02:24 Écrit par Claude Amstutz dans Le monde comme il va, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : sciences humaines; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

25/05/2012

Au bar à Jules - Du détergent

Un abécédaire: D comme détergent

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Faudra-t-il que demain - pour paraphraser le film de Michel Audiard mentionné ci-dessous - je réalise à quel point je suis au bord de l'abîme, que le choléra est de retour, que la peste revient sur le monde et qu'il me faudra peut-être sauter dans le premier train venu comme en 40... Car ça grouille de partout, les nettoyeurs en tous genres: chalands de la bonne conscience qui s'efforcent de me retirer l'air que je respire pour cause de salubrité publique, guérisseurs de l'impossible, secouristes de la planète, nouveaux prophètes du bien-être commun. Et ça frotte, ça frotte...

Très en vogue ces temps-ci, ce ballet insipide et lugubre me fait mal à l'âme et ressemble dans mon imaginaire à ces pelouses dont pas un brin d'herbe n'est destiné à dépasser l'autre. Ah! c'est beau, pour sûr! Mais quelle monotonie, quelle vacuité et quel ennui aussi, au bout du compte. Un signe? Tenez, la cigarette - ce cancer possible qui tue moins que la méchanceté collective ou la rumeur - en est un exemple magnifique. Au restaurant, dans les transports publics ou au cinéma, adieu volutes de fumée, et croyez-moi si vous voulez: c'est une bonne chose, même si l'effort et le geste reposent mieux que sous l'habillage d'une loi imbécile, sur une courtoisie naturelle envers son voisin, sa compagne ou ses amis. La mobilisation générale, vous dis-je! Bientôt, le même interdit envahira les terrasses de café, et pourquoi pas mon propre salon? Je n'invente rien... De même, dans un avenir pas vraiment lointain, il sera sans doute devenu inutile d'allumer la télévision. A quoi bon, si aux heures de grande écoute, il me faudra supporter un Humphrey Bogart sirotant un jus d'orange Hohes C ou une Marlène Dietrich mâchant un chewing-gum Hollywood? Imaginez la scène...  

Oui, ça frotte et ça grouille de partout - surtout en ce moment - ces moralisateurs de ma vie publique ou privée qui tentent d'appliquer au monde ce qu'il est déjà difficile d'envisager pour un seul homme: L'alcool qui encourage la lubricité, la nourriture qui entraîne la luxure, le sexe qui précipite l'infarctus. Il y a dans ce credo du corps et de l'esprit à purifier - saisissant même les politiques, en boucle - un détestable retour à Babel: n'est pas Dieu qui veut, dans Sa connaissance et Sa perfection. Condamné à ne pas accepter que ses ailes d'ange fatiguent, ce nouveau messie dont le discours divague davantage que sa pensée, me ramène à l'un de ces bons vieux classiques, Blaise Pascal, qui remet, si l'on peut dire, l'église au milieu du village: La vraie morale se moque de la morale. Je persiste et signe...

A la poubelle donc, les cuves de détergent que j'abandonne avec joie aux candidats potentiels à l'immortalité de la dernière heure! Les taches ne me font pas peur et la normalité - pas plus que la soumission - n'est inscrite dans mes gènes. Les jeux sont faits! Après tout, Dieu en personne reconnaîtra bien les siens. Sinon, au diable...

Michel Audiard, Faut pas Prendre les Enfants du Bon Dieu pour des Canards Sauvages (1968)

image: bien-et-bio.com

06:17 Écrit par Claude Amstutz dans Au bar à Jules - Un abécédaire 2012, Le monde comme il va | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; cinéma | |  Imprimer |  Facebook | | |

22/05/2012

Morceaux choisis - Primo Levi 1b

Primo Levi

littérature; poésie; livres

Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis,
Considérez si c'est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui pour un non. 

Considérez si c'est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu'à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver.
N'oubliez pas que cela fut,
Non, ne l'oubliez pas:
Gravez ces mots dans votre coeur.

Pensez-y chez vous, dans la rue,
En vous couchant, en vous levant;
Répétez-les à vos enfants.
Ou que votre maison s'écroule,
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous.
 

Primo Levi, Si c'est un homme (Pocket, 1998)

image: La mémoire est une faille dans le temps présent (lemotdelasemaine.com)

21/05/2012

Morceaux choisis - Primo Levi 1a

Primo Levi

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Je suis, de naissance, assez optimiste. Et c'est en partie délibéré. C'est, me semble-t-il, un piètre service rendu au lecteur, à l'humanité, disons, à la communauté des gens qui lisent un même livre, que de lui administrer de fortes doses de pessimisme. Etre pessimiste, au fond, cela revient à baisser les bras et dire: que ce monde aille à sa perte. Comme le risque de cette perte est réel, il n'y a qu'une seule solution: se retrousser les manches; et quand on entreprend quelque chose, il faut aussi être optimiste, sinon on ne livre jamais bataille. Or la bataille fait rage. On ne peut pas partir en guerre si l'on est convaincu de la perdre, et en l'occurence, il s'agit bien de partir en guerre. Mon attitude a des causes qui ne sont ni préméditées ni délibérées, et qui doivent provenir d'une constitution plutôt optimiste. Mais je l'ai rationalisée ainsi, en considérant la transmission d'un message qui ne soit pas défaitiste comme un avantage collectif. Naturellement, il n'est pas toujours facile d'être optimiste. Il y faut beaucoup de mesure, mais je pense que, là où c'est possible en tous cas, c'est un devoir de l'être.

Primo Levi, Conversations et entretiens (Laffont, 1998)

29/04/2012

Luc Ferry

littérature; philosophie; essai; livresLuc Ferry, L'anticonformiste - Une autobiographie intellectuelle (Denoël, 2012)

A lui seul, ce titre de Luc Ferry - des entretiens avec Alexandra Laignel-Lavastine - résume bien les sentiments ambivalents que l'on peut éprouver envers sa personne: mélange de respect et d'agacement, de curiosité et de sympathie, d'estime et de réserve. Anticonformiste, il l'est indiscutablement par son parcours atypique: les réminescences de son parcours personnel sont particulièrement chaleureuses et attachantes, à la campagne au sein d'une famille aimante ni brillante ou riche, un père résistant qui lui transmet des convictions - dont celle du gaullisme - et une filière dans ses études qui démarre de façon peu conventionnelle avec des cours par correspondance. Anticonformiste, il l'est aussi par son orientation politique plutôt ancrée à droite dans un milieu qui l'est peu. Il ne cache pourtant pas ses amitiés pour des penseurs de gauche, tels Cornelius Castoriadis ou André Comte-Sponville. Un esprit libertaire, impregné de spiritualité laïque et passionné par les bouleversements possibles du monde, pourrait-on dire. Anticonformiste, il l'est beaucoup moins dans son action gouvernementale au ministère de l'Education nationale qu'il quitte sans regrets ni remords, dit-il - on peine à le croire tout à fait - avec l'épreuve d'idées novatrices confrontées au choc des organisations, des hommes, du réel. Anticonformiste, il ne l'est plus du tout dans son personnage de playboy séducteur s'épanchant sur les plateaux de télévision, cédant aus sirènes de la peoplelisation où il distille ses impressions sur les grandes causes autant que sur d'autres agitations médiatiques dont on se passerait bien! Dommage...

Sincère - sans aucun doute - il ne faut cependant pas se laisser pièger par son sourire ou son verbe un brin cajoleurs, car derrière cette apparence se cachent souvent des jugements impitoyables: sur Stéphane Hessel par exemple, sur les réseaux sociaux, sur la politique française dont il a peut-être oublié qu'entre dire et faire, il y a tout un monde de concrétisations difficiles dont il a pourtant fait l'amère expérience. Un peu de retenue et de mémoire ne nuirait à personne, Monsieur Ferry!

Reste, au fil de ces pages, un profond humanisme, une passion pour le progrès, une force de conviction qui nous interpelle sur tous les sujets. Là est l'important. Tout le reste n'est qu'une histoire d'affinités philosophiques, culturelles ou politiques...