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04/12/2012

Au bar à Jules - Du Zéro 1b

Un abécédaire - Z comme Zéro

Voici une scène emblématique du film de Jean Vigo, Zéro de conduite, réalisé en 1933, avec Jean Dasté. En 1968 lui répondra le film de Lindsay Anderson, If..., avec Malcolm McDowell, que vous pouvez découvrir dans le second extrait. If... est disponible dans son intégralité sur YouTube.



09:08 Écrit par Claude Amstutz dans Au bar à Jules - Un abécédaire 2012, Films inoubliables, Le monde comme il va | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : films | |  Imprimer |  Facebook | | |

Au bar à Jules - Du Zéro 1a

Un abécédaire - Z comme Zéro

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Plus jeune, j'ai toujours prétendu que si j'emporterais le gros lot de la Loterie Romande, j'ouvrirais une librairie: avec pour nom Zéro de conduite. Allusion au film de Jean Vigo, réalisé en 1933 - interdit jusqu'en 1945 - avec pour interprète principal Jean Dasté: une oeuvre subversive, largement autobiographique où le monde des adultes et les représentations du pouvoir qui l'accompagne, sont mis en pièces avec une férocité terriblement imaginative, drôle et grinçante à la fois.

Je n'ai, bien sûr, pas gagné le jackpot et mon projet ne s'est pas concrétisé! En 2009, lors de la création de mon blog, j'ai pensé réaliser ce rêve de jeunesse en empruntant le nom de Zéro de conduite. Peine perdue, car ce titre est protégé par copyright... Signe du destin? Certainement une intuition heureuse, car les multiples développements sur ces pages n'auraient pas tous correspondu à cette appellation jaillie de ma mémoire d'adolescent qui, depuis lors, a emprunté au gré de flux et de reflux successifs, des voies bien différentes.

Ainsi est née La scie rêveuse - titre d'un poème de René Char - qui n'a toutefois pas effacé le Zéro de conduite, dont subsiste la rébellion envers l'autorité, les rassemblements et les drapeaux de toutes sortes. Ce qui me fait dire, avec un large sourire malicieux, que si j'avais suvi mes appels à la vocation religieuse - à deux reprises, cette orientation a failli voir le jour: auprès des trappistes et des carmes - je n'aurais pas connu de difficultés insurmontables avec les deux premiers voeux: la pauvreté et la chasteté. En revanche, avec le troisième - l'obéissancej'aurais été recalé, sans l'ombre d'un doute! Ouf?

Un autre coup de pouce du destin a ainsi voulu que je demeure dans l'univers merveilleux des livres - lui aussi rebelle au conformisme ambiant - qui, sans regrets, m'a valu des rencontres et amitiés hors du commun ainsi qu'une appréhension étonnante et insolite du monde sensible. Un cadeau de la vie inappréciable, reçu, partagé et transmis à ce jour avec une infinie gratitude...

films

image 1: Jean Vigo, Zéro de conduite / 1933 (gaumont.fr)

image 2: Pierre-Henri Benoit, René Char  (rfi.fr)

09:07 Écrit par Claude Amstutz dans Au bar à Jules - Un abécédaire 2012, Films inoubliables, Le monde comme il va, René Char | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : films | |  Imprimer |  Facebook | | |

19/11/2012

Morceaux choisis - Simone Weil

Simone Weil 

littérature; essai; morceaux choisis; livres

Les institutions qui déterminent le jeu de la vie publique influencent toujours dans un pays la totalité de la pensée, à cause du prestige du pouvoir. On en est arrivé à ne presque plus penser, dans aucun domaine, qu'en prenant position pour ou contre une opinion. Ensuite on cherche des arguments, selon le cas, soit pour, soit contre. C'est exactement la transposition de l'adhésion à un parti.

Comme dans les partis politiques, il y a des démocrates qui admettent plusieurs partis, de même dans le domaine des opinions les gens larges reconnaissent une valeur aux opinions avec lesquelles ils se disent en désaccord. C'est avoir complétement perdu le sens même du vrai et du faux. D'autres, ayant pris position pour une opinion, ne consentent à examiner rien qui lui soit contraire. C'est la transposition de l'esprit totalitaire.

Quand Einstein vint en France, tous les gens des milieux plus ou moins intellectuels, y compris les savants eux-mêmes, se divisèrent en deux camps, pour ou contre. Toute pensée scientifique nouvelle a dans les milieux scientifiques ses partisans et ses adversaires animés les uns et les autres, à un degré regrettable, de l'esprit de parti. Il y a d'ailleurs dans ces milieux des tendances, des coteries, à l'état plus ou moins cristallisé. Dans l'art et la littérature, c'est bien plus visible encore. Cubisme et surréalisme ont été des espèces de partis. On était gidien comme on était maurassien. Pour avoir un nom, il est utile d'être entouré d'une bande d'admirateurs animés de l'esprit de parti.

De même il n'y avait pas grande différence entre l'attachement à un parti et l'attachement à une Eglise ou bien à l'attitude antireligieuse. On était pour ou contre la croyance de Dieu, pour ou contre le christianisme, et ainsi de suite. On en est arrivé, en matière de religion, à parler de militants.

Même dans les écoles on ne sait plus stimuler autrement la pensée des enfants qu'en les invitant à prendre parti pour ou contre. On leur cite une phrase de grand auteur et on leur dit: Etes-vous d'accord ou non? Développez vos arguments. A l'examen les malheureux, devant avoir fini leur dissertation au bout de trois heures, ne peuvent passer plus de cinq minutes à se demander s'ils sont d'accord. Et il serait si facile de leur dire: Méditez ce texte et exprimez les réflexions qui vous viennent à l'esprit.

Presque partout - et même souvent pour des problèmes purement techniques - l'opération de prendre parti, de prendre position pour ou contre, s'est substituée à l'opération de la pensée.

C'est là une lèpre qui a pris origine dans les milieux politiques, et s'est étendue, à travers tout le pays, presque à la totalité de la pensée.

Il est douteux qu'on puisse remédier à cette lèpre, qui nous tue, sans commencer par la suppression des partis politiques. 

Simone Weil, Note sur la suppression générale des partis politiques (Climats, 2006)

image: La balance de la justice, Vancouver (cic.gc.ca)

29/10/2012

Jacqueline Mesnil-Amar

document; témoignage; histoireJacqueline Mesnil-Amar, Ceux qui ne dormaient pas - Journal 1944-1946 (Stock, 2009)

Ce livre s'ouvre sur la soirée du 18 juillet 1944. On se bat en Normandie, dans les maquis du Vercors et de la Haute-Vienne. Ça sent la fin mais ce n'est pas la fin. André Amar n'est pas rentré de la nuit. Il est membre de l'Armée juive. Arrêté, il a été déporté par le dernier convoi quittant la France pour les camps... Direction : Buchenwald.

Publié à l’origine aux Editions de Minuit en 1957, ce Journal n’est pas seulement un témoignage des temps de guerre depuis l’arrestation de son mari, résistant juif jusqu’à l’évasion de ce dernier, mais le récit émouvant d’un amour et le drame d’une famille. Au-delà de sa préoccupation du sort des déportés et des rapatriés, ce sont les juifs de l’oubli qu’elle nous confie pour l’éternité. Servi par une belle écriture, à l’émotion sobre et contenue, l’honnêteté de cet écrit méritait bien une réédition.

également disponible en coll. Livre de poche (LGF, 2010)

00:05 Écrit par Claude Amstutz dans Documents et témoignages, Le monde comme il va | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : document; témoignage; histoire | |  Imprimer |  Facebook | | |

27/10/2012

Colombe Schneck 1b

Bloc-Notes, 27 octobre / Les Saules

En annexe à cette chronique, Colombe Schneck évoque La réparation, à la Librairie Mollat.


Colombe Schneck, La réparation (Grasset, 2012)

Colombe Schneck 1a

Bloc-Notes, 27 octobre / Les Saules

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Ainsi que la femme lituanienne, voisine de Colombe Schneck dans l'avion qui les conduit de Paris à Kovno, vous serez tentés de vous exclamer: On en a marre de s'excuser pour ce qui est arrivé aux Juifs pendant la guerre. Marre de la Shoah, marre des témoignages sur la seconde guerre mondiale, marre de cette culpabilité qui ne concerne plus vraiment la génération née après la guerre, qui n'a pas connu ces pages douloureuses de l'histoire contemporaine. 

Un témoignage de plus s'ajoutant à tant d'autres, que La réparation? Sans hésiter, j'affirme que non, car les propos de l'auteur dépassent dans leur interrogation - pour les plus jeunes - le cadre strict du devoir de mémoire envers sa famille, pour mettre en lumière, avec une extrême pudeur et beaucoup de sensibilité, ce qui somme toute s'applique à tous les traumatismes de la guerre, qu'ils s'incarnent en Europe, en Arménie, en Palestine, en Algérie ou ailleurs. Qu'on ne s'y trompe pas: à l'inverse de L'incroyable Monsieur Schneck ou Val de Grâce - autres écrits de Colombe Schneck - La réparation n'est pas une oeuvre littéraire où se mêlent la réalité et l'imaginaire, mais bel et bien un document vrai. 

Le récit de Colombe Schneck s'amorçe avec sa propre fille qui répond au joli nom de Salomé, une promesse faite à sa mère Hélène. Cela lui rappelle une autre enfant, Salomé Bernstein - cousine de sa mère, fille de Raya et soeur de sa grand-mère maternelle Ginda - morte à Auschwitz en 1943, dont il ne reste qu'une photo datée de 1939: Salomé est en culotte blanche, petits souliers et chaussettes assortis. Elle tient un sceau en fer-blanc à la main. De l'autre, elle s'est agrippée à un fauteuil d'enfant. Elle sourit sous le soleil, regardant sur le côté, une jambe légèrement en arrière, l'autre un peu en dedans.

Elle entreprend alors de remonter le temps, de sonder et éclairer la mémoire familiale, des Etats-Unis en Israël en passant par la Lituanie. Pour savoir, pour comprendre dans l'urgence tout ce qui lui a été caché, ce passé dont il ne reste rien et qui dans ses inquiétudes, rejoint le présent. Qu'est-ce qu'il y a de juif en moi? J'aime le hareng mariné et les cornichons à la russe. J'ai peur. J'ai tout le temps peur qu'il arrive quelque chose à mes enfants, je ne suis pas croyante mais tous les soirs je m'endors en priant, pitié qu'il ne leur arrive rien. (...) Et si mon enfant meurt, est-ce que je pourrai continuer à vivre?

Comme bon nombre d'autres écrivains, Colombe Schneck s'interroge sur le sens de sa démarche: Je me disais c'est trop facile, tu portes des sandales en chevreau mordoré, tu te complais dans des histoires d'amour impossibles, tu aimes les bains dans la Méditerranée et tu crois qu'une fille comme toi peut écrire sur la Shoah?

A travers les événements qui ont frappé toute sa communauté, elle souligne avec tact et discrétion ce qui, pour les acteurs tragiques de cette histoire, constitue l'après: le silence, l'interdit invisible, l'oubli, le refuge dans l'imaginaire des bonheurs révolus, le ressentiment, le cadre de l'incarcération parfois perpétué et ces souvenirs dont les images ressemblent à celles d'une vie antérieure avec laquelle on prend ses distances, par amour de la vie. Au passage, Colombe Schneck cite cette phrase terrible et juste, de Jorge Semprun, tirée de L'écriture ou la vie: Pour continuer à vivre, il valait mieux tomber dans une amnésie volontaire. Si rares ont été ceux qui ont été capables d'entendre.

Un autre éclairage intéressant touche les rescapés - ceux qui ont eu de la chance - sur lesquels pèse la suspicion et qui peinent à se débarrasser de leur culpabilité, alors qu'il n'y a pas faute. Sur l'intégration, aussi: Eux sont dans cette illusion protectrice, ils se croient intégrés, alors qu'ils vivent en marge. (...) Ils vivent dans un pays où ils sont tolérés. Sans plus. Enfin, pour ceux qui n'ont pas lu Le livre noir de Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman, Colombe Schneck nous raconte la Lituanie, dont 95% des juifs ont été exterminés. Une page d'histoire complexe de domination soviétique et allemande, que nos jeunes - aux côtés d'autres tragédies plus contemporaines - doivent connaître. Pour comprendre, eux aussi. Et ne pas oublier.

Cité en introduction à La réparation, le dernier mot revient à David Grossman: On n'est plus victime de rien, même de l'arbitraire, du pire, de ce qui détruit la vie, quand on le décrit avec ses mots propres. 

Une réparation qui vaut plus que le chèque que la grand-mère de Colombe Schneck a reçu d'Allemagne en réponse à sa détresse. Pour Salomé et tous les autres... 

Colombe Schneck, La réparation (Grasset, 2012)

Jorge Semprun, L'écriture ou la vie (coll. Folio/Gallimard, 2007)

Le livre noir, textes et témoignages - réunis par Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman (Solin/Actes Sud, 1995 et 2010)

12/10/2012

Morceaux choisis - Boris Cyrulnik

Boris Cyrulnik

littérature; essai; morceaux choisis; livres

Comment répondre à: Les gens qui vous protégeaient ont-ils abusé de vous? Les Justes qui n'ont pas été déportés ont-ils collaboré? Haïssez-vous Papon? Avez-vous pardonné?

Ni haine ni pardon.

Personne n'a demandé mon pardon, sauf peut-être les jeunes Allemands qui se sentent encore coupables des crimes de leurs grand-parents. Pourquoi me demandent-ils pardon? Quand un homme viole une femme, on ne met pas son fils en prison. Toutes les religions demandent pardon pour un mal intentionnel ou involontaire qu'on a fait à nos proches. Les Juifs ont Yom Kippour (la fête du Pardon). Les orthodoxes se demandent pardon entre eux, se téléphonent et s'invitent à dîner. Le Coran enseigne qu'une parole agréable et un pardon valent mieux qu'une aumône (Sourate 2, 163).

On n'éprouve pas le besoin d'accorder son pardon à la catastrophe naturelle qui a brûlé nos forêts ou inondé nos récoltres. On n'a pas de haine pour un phénomène de la nature, on s'en méfie, c'est tout. Et, pour s'en préserver à l'avenir, on cherche à le comprendre pour mieux le contrôler. C'est différent de l'identification à l'agresseur de certaines victimes qui envient la place du bourreau. C'est l'identification de l'agresseur, comme le paysan miné par une inondation qui devient spécialiste en hydrologie.

C'est un peu ce que j'éprouve en pensant au nazisme ou au racisme. Ces hommes se soumettent à une représentation coupée de la réalité. Ils s'indignent à l'idée qu'ils se font des autres: à mort les parasites, les Nègres, les Juifs, les Arabes, les Auvergnats, et les zazous. Ils passent à l'acte pour obéir à cette représentation absurde. La soumission qui les unit leur donne une étrange sensation de force: Notre Chef vénéré est puissant grâce à notre obéissance.

Le choix, pour moi, n'est pas entre punir ou pardonner, mais entre comprendre pour gagner un peu de liberté ou se soumettre pour éprouver le bonheur dans la servitude. Haïr, c'est demeurer prisonnier du passé. Pour s'en sortir, il vaut mieux comprendre que pardonner.

Boris Cyrulnik, Sauve-toi la vie t'appelle (Odile Jacob, 2012)

image: Boris Cyrulnik (attentionalaterre.com)

09:42 Écrit par Claude Amstutz dans Le monde comme il va, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; essai; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

11/10/2012

Tony Judt

images.jpegTony Judt, Retour sur le XXe siècle: une histoire de la pensée contemporaine (Coll. Champs/Flammarion, 2012)

Tony Judt s'est éteint 6 août 2010 à l'âge de 62 ans à New York. Historien britannique, écrivain et professeur, il fut un spécialiste réputé de l'Europe, directeur de l'Erich Maria Remarque Institute de l'Université de New York et contribua fréquemment à la New York Review of Books. Il nous laisse aujourd'hui en traduction française - 2008 pour l'édition anglaise - une trentaine d'articles publiés dans diverses revues, sous le titre évocateur de Retour sur le XXe siècle: une histoire de la pensée contemporaine.

Nous croyons avoir appris suffisamment du passé pour savoir que bon nombre de vieilles réponses ne marchent pas; et sans doute est-ce vrai. Mais ce que le passé peut réellement nous aider à comprendre, c'est l'éternelle complexité des questions. Par ces mots qui résument fort bien les propos de son auteur, la nécessité et la rigueur de sa démarche, nous sommes invités à revisiter les tragédies de l'histoire du siècle dernier, dans leur contexte, sous un regard plus complexe que celui que nous présentent, trop souvent, les politiques ou les enseignants, les journalistes ou les romanciers. 

Le problème est le message, note encore Tony Judt: que tout cela est derrière nous, que le sens en est clair et que nous pouvons maintenant avancer - délestés des erreurs passées - dans une époque meilleure et différente. (...) Au lieu d'apprendre l'histoire récente aux enfants, nous les promenons dans les musées et les mémoriaux. Et c'est bien contre cet effort de simplification ou de tradition commémorative que ce livre formidable trouve un sens fondamental à travers quelques figures marquantes appartenant au monde des idées: Arthur Koestler, Primo Levi, Manès Sperber, Hannah Arendt, Albert Camus ou encore Edward Said, parmi les plus significatives: témoins de leur temps et pourtant incompris, contestés de leur vivant, pour leur anticonformisme, pour leur refus de l'amalgame - politique, religieux, social - que l'on attendait d'eux pour qu'ils intègrent définitivement les manuels d'histoire.

L'engagement des intellectuels en Europe, les défaites de la France, l'héritage de la Grande-Bretagne, le silence des agneaux aux Etats-Unis, la question juive, la chute du communisme comptent parmi les sujets les plus passionnants traités par Tony Judt. A défaut de fournir des solutions aux malaises et aux inégalités du début de ce XXIe siècle, ils réorientent nos leçons d'histoire, réveillent notre mémoire et bousculent nos idées reçues. 

Certains portraits ressemblent à une traînée de vitriol plutôt pertinente: Louis Althusser, Tony Blair ou George Bush, par exemple. En revanche, sur la question sociale à l'aube du siècle nouveau - il est vrai que l'article a été écrit en 1997 - sa vision est quelque peu dépassée, voire irréaliste, avec le retour à l'Etat providence dont la majorité des européens aujourd'hui ne veut plus. Néanmoins, là aussi, les réflexions de Tony Judt ne méritent pas d'être ignorées: Dix-sept pour cent de l'actuelle population de l'Union européenne vivent en dessous du seuil officiel de pauvreté, défini comme un revenu d'au moins 50% inférieur au revenu moyen du pays concerné. (...) La crise sociale concerne moins le chômage que ce que les français appellent les exclus. (...) Ces gens - qu'il s'agisse de parents isolés, de travailleurs à temps partiel ou à durée déterminée, d'immigrés, de jeunes sans qualification, ou de manutentionnaires mis à la retraite prématurément - ne peuvent ni vivre décemment, ni participer à la culture de leur communauté locale ou nationale, ni offrir à leurs enfants des perspectives meilleures que la leur.

Si la conception marxiste de l'Etat a marqué de son empreinte l'espoir du XXe siècle et la désillusion qu'elle a entraîné, nous aurions tort de nous frotter les mains: il reste à prouver que celle qui prévaut actuellement un peu partout dans le monde, reposant sur la seule économie de marché, connaîtra un avenir plus radieux. Les réponses à toutes ces questions graves évoquées plus haut risquent, bien au contraire, de se radicaliser si ce modèle peu convaincant - voire cynique - est appelé à perdurer... Tony Judt dixit!   

08:16 Écrit par Claude Amstutz dans Documents et témoignages, Le monde comme il va | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : actualité; histoire; pensée; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

30/09/2012

Au bar à Jules - De Simone Weil

Un abécédaire: W comme Weil 

littérature; essais; livres

Nul ne sait comment les choses tourneront. Plusieurs catastrophes sont à craindre. Mais aucune crainte n'efface la joie de voir ceux qui toujours, par définition, courbent la tête, la redresser. Ils n'ont pas, quoiqu'on suppose du dehors, des espérances illimitées. Il ne serait même pas exact de parler en général d'espérance. Ils savent bien qu'en dépit des améliorations conquises, le poids de l'oppression sociale, un instant écarté, va retomber sur eux. Ils savent qu'ils vont se retrouver sous une domination dure, sèche, et sans égards. Mais ce qui est illimité, c'est le bonheur présent. Ils se sont enfin affirmés. Ils ont enfin fait sentir à leurs maîtres qu'ils existent. 

Ces mots ne sont pas ceux d'un délégué syndical ou d'un représentant des ouvriers d'ArcelorMittal, mais la conclusion d'un texte écrit en 1936 par Simone Galois - alias Simone Weil - intitulé La vie et la grève des ouvrières métallos. Oublions pour un temps les politiques, les économistes, les révolutionnaires, les donneurs de leçons, et relisons les oeuvres de Simone Weil - autres que religieuses et mystiques cette fois-ci - qui aujourd'hui encore, en une délicate période de notre histoire, abondent en pistes de réflexion, indépendamment du contexte historique où elles sont nées. 

Retour au centre, c'est-à-dire à l'homme, avec Simone Weil. Une pensée libre, terriblement lucide et utopique à la fois, qu'on se réjouit de n'être pas récupérable - c'est si rare - ni à gauche, ni à droite, parce que l'enjeu se situe au-delà de ces clivages. Tirée des Ecrits de Londres, la Note sur la suppression générale  des partis politiques est éloquente et mérite d'être citée pour sa pertinence qui dépasse - et de loin - la condition ouvrière ou les valeurs que nous croyons défendre: On en est arrivé à ne presque plus penser, dans aucun domaine, qu'en prenant position pour ou contre une opinion. Ensuite on cherche des arguments, selon le cas, soit pour, soit contre. C'est exactement la transposition de l'adhésion à un parti. Comme dans les partis politiques, il y a des démocrates qui admettent plusieurs partis, de même dans le domaine des opinions les gens larges reconnaissent une valeur aux opinions avec lesquelles ils se disent en désaccord. C'est avoir complètement perdu le sens même du vrai et du faux. D'autres, ayant pris position pour une opinion, ne consentent à examiner rien qui lui soit contraire. C'est la transposition de l'esprit totalitaire. (...) C'est là une lèpre qui a pris origine dans les milieux politiques, et s'est étendue, à travers tout le pays, presque à la totalité de la pensée.

Ses éclairages parfois critiques ou intransigeants sur le syndicalisme, le marxisme ou le monde du travail face à la réalité de la vie et de la mort, n'ont rien perdu de leur modernité. Pas plus que son regard sur le pouvoir, dans Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale, par exemple: Ceux qui possèdent un pouvoir économique ou politique, harcelés qu'ils sont d'une manière continuelle par les ambitions rivales et les puissances hostiles, ne peuvent travailler à affaiblir leur propre pouvoir sans se condamner presque à coup sûr à en être dépossédés. Plus ils se sentiront animés de bonnes intentions, plus ils seront amenés même malgré eux à tenter d'étendre leur pouvoir pour étendre leur capacité de faire le bien; ce qui revient à opprimer dans l'espoir de libérer.

Lisez ou relisez Simone Weil, et tout particulièrement, L'enracinement. Ecoutez à son propos, la voix d'Albert Camus: Quand une société court irrésistiblement vers le mensonge, la seule consolation d'un coeur fier est d'en refuser les privilèges. On verra dans "L'enracinement" quelle profondeur avait atteint ce refus chez Simone Weil. Mais elle portait fièrement son goût, ou plutôt sa folie, de vérité. Car si c'est là un privilège, il est de ceux qu'on paie à longueur de vie, sans jamais trouver le repos. Et cette folie a permis à Simone Weil, au-delà des préjugés les plus naturels, de comprendre la maladie de son époque et d'en discerner les remèdes (...) Grande par un pouvoir honnête, grande sans désespoir, telle est la vertu de cet écrivain. C'est ainsi qu'elle est encore solitaire. Mais il s'agit cette fois de la solitude des précurseurs, chargée d'espoir...

Que c'est bien dit!

Simone Weil, Oeuvres (coll. Quarto/Gallimard, 1999)

Simone Weil, L'Enracinement - Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain (coll. Folio Essais/Gallimard, 2008)

Simone Weil, Note sur la suppression générale des partis politiques (Climats, 2006)

23/09/2012

Au bar à Jules - De Virgile

Un abécédaire: V comme Virgile

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pour mon père

La scène se déroule un certain 24 septembre 1923, entre Renens et Lausanne. Ma grand-mère maternelle ressent de violentes contractions, signe que la naissance de mon père est imminente. Sur le chemin qui la conduit tant bien que mal à la Maternité au bras de son époux - un cheminot prénommé Alfred - s'empare d'elle un vent de panique d'une toute autre nature: aucun prénom n'a été envisagé pour le nouveau-né.

Peu imaginative et ayant bénéficié d'une instruction sommaire - elle se voit contrainte de quitter l'école à quatorze ans pour contribuer financièrement au ménage de ses parents - ma grand-mère emprunte une rue non loin de l'hôpital, lève les yeux, lit le nom: Virgile Rossel, un célèbre juriste, historien, écrivain, professeur et homme politique jurassien (1858-1933) établi à Lausanne à la fin de ses jours. Poète à ses heures, il laisse quelques beaux vers consacrés à son pays du Jura: Si mon petit pays qui se cache dans l'herbe n'a point de fier sommet, ni de ville superbe, si parfois on en parle avec un air moqueur, moi, je l'aime et le vois par les yeux de mon coeur.

Le nom de Virgile plaît bien à ma grand-mère. Et voilà, c'est dit. Mon grand-père ne bronche pas. La progéniture se nommera Virgile. Pour répondre à l'étonnement de ses camarades d'école, puis de ses collègues de travail - nous ne sommes pas en Italie! - jamais mon père ne racontera cette histoire qui circule pourtant dans les cercles familiaux depuis une soixantaine d'années. Ses proches - dont ma mère - l'ont pourtant toujours appellé Frédy... Un surnom sans doute plus léger à porter sous notre drapeau rouge à croix blanche...   

image: Virgile Rossel (retrotrame.ch)

15:14 Écrit par Claude Amstutz dans Au bar à Jules - Un abécédaire 2012, Le monde comme il va, Rosebud | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | |  Imprimer |  Facebook | | |