Au bar à Jules - De la patrie (01/08/2012)
Un abécédaire: P comme Patrie
Lors de mon examen final d'apprentissage en librairie, j'avais à choisir entre deux sujets de rédaction jugés aussi débiles l'un que l'autre - Le 1er août ou Les transports en Suisse - si bien que choisissant Le 1er août, j'avais joué un mauvais tour à mes examinateurs en imaginant deux jeunes compères en chemin pour la montagne du Grütli - à pied - afin d'y célébrer la fête nationale, à leur manière. Le premier n'avait jamais connu son père et cherchait à retrouver dans cet événement une chaleur familiale qui lui était étrangère; son compagnon, quant à lui, venait d'être largué par une jolie danseuse et s'élançait vers les hauteurs avec l'énergie d'un désespoir tout neuf. Au cours de ce pélerinage insolite, nos gais lurons vont faire halte à chaque station au bistrot du village pour se donner du courage, si bien que parvenus au sommet, ils seront ivres au point d'oublier le motif de leur ballade et sombreront dans un sommeil peuplé d'ombres douloureuses et de rêves fracassés, alors que pour les autres, c'est la fête...
Il va sans dire que mon travail fut sanctionné - jugé sans doute irrévérencieux - mais depuis ce temps, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts et l'enseignement auprès des jeunes générations a connu une évolution plutôt heureuse!
Aujourd'hui en guerre contre une certaine autoflagellation qui habite le coeur de bon nombre de mes amis suisses et les clichés les plus éculés qui circulent auprès de nos détracteurs hors des frontières - dans la plupart des pays il en va de même - je revendique une fierté patriotique qui m'est venue dans l'éloignement de la terre, au fil de mes séjours à l'étranger: en Italie et en Angleterre, pour l'essentiel. Ce qu'on pourrait nommer autrement la nostalgie du bonheur suisse, qui ne se borne pas aux plaques de Frigor, à la fondue ou au cor des Alpes.
De mon pays, j'apprécie tout particulièrement la cohésion sociale qui, malgré de vives tensions parfois, laisse toujours le dernier mot à la légitimité et à l'expression démocratique; j'aime ce sens discret des responsabilités où toute démarche n'est pas politique et qui sait bien souvent trancher entre des revendications pertinentes et l'intérêt de la nation; enfin, je mesure la chance d'une gouvernance fédérale au sein de laquelle je peux exprimer en toute liberté mes opinions quant au destin que je souhaite pour la Suisse.
On pourra me dire que cette admiration béate peine à cacher les fissures de l'histoire ou les lézardes de notre système. Pêle-mêle: l'or des nazis, le droit d'asile, le blanchiment d'argent, le röstigraben (fossé linguistique), les fonds en deshérence, l'insécurité. Je ne le nie pas et ne prétends nullement que ma patrie ressemble à une cité divine, mais plutôt que de perdre mon temps et le vôtre à poursuivre dans cette voie, je préfère m'attacher à un exemple très symbolique de la réussite en Helvétie.
J'aurais pu vous parler de Nicolas Hayek - entrepreneur suisse d'origine libanaise, né à Beyrouth, fondateur de Swatch Group, contradicteur de cette image qui veut qu'on soit privé d'imagination en Suisse - mais choisis Roger Federer. Pourquoi? Tout simplement parce que j'y retrouve de nombreuses vertus qui caractérisent ce visage de la Suisse que j'aime: l'homme est discret, il croit en lui-même, il se bat pour réussir. Conquérant sans arrogance, il est ouvert et chaleureux, considéré par ses pairs et ses fans comme un gentleman, de par son respect des autres, sa disponibilité - exprimée en trois langues - et sa fidélité en amitié. Son épouse Mirka Vavrinec, d'origine slovaque, concrétise cette séduction d'un ailleurs qui jalonne nos manuels scolaires. Le succès de Roger Federer et son sens des affaires ne l'empêchent pas de s'engager à travers la Fondation Federer pour des projets en Afrique du Sud, au Mali, en Éthiopie ou en faveur des jeunes athlètes suisses. Et il n'en parle que lorsqu'on lui pose la question à ce sujet.
C'est ce visage de la Suisse que je veux retenir pour la décennie à venir, capable de rayonner malgré sa modeste place dans le monde, qui inspire confiance davantage que ses coffre-forts, qui tient le choc contre vents et marées au sein de l'Europe, davantage par son réalisme, sa faculté d'adaptation et sa compétitivité que par les cadeaux empoisonnés des autres...
Finalement, ce qui constitue l'ossature de l'existence, ce n'est ni la famille, ni la carrière, ni ce que d'autres diront ou penseront de vous, mais quelques instants de cette nature, soulevés par une lévitation plus sereine encore que celle de l'amour, et que la vie nous distribue avec une parcimonie à la mesure de notre faible cœur. Nicolas Bouvier
Nicolas Bouvier, Oeuvres (coll. Quarto/Gallimard, 2004)
image: Roger Federer / Wimbledon 2012 (tennisnewsviews.com)
01:12 Écrit par Claude Amstutz | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; récits; livres | | Imprimer | Facebook |