Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

27/06/2011

David Servan-Schreiber

Bloc-Notes, 27 juin / Les Saules

document; témoignage; livres

Tumeur ou oedème, cette chose qui prospérait dans mon lobe frontal droit menaçait directement ma vie. En quittant le centre de radiologie, j'ai enfourché mon vélo, parfaitement conscient du risque que je m'apprêtais à courir. J'ai eu soudain besoin de tester mon courage. Aussi fou, aussi inconsidéré qu'il puisse paraître, le test du vélo a rempli sa fonction: j'ai senti que mon plaisir de vivre était intact, et avec lui ma détermination. J'ai su que je n'allais pas baisser les bras.

Ainsi peut se résumer le premier chapitre du témoignage de David Servan-Schreiber: une alchimie de douleur, de réalité et d'espoir, fil conducteur du récit où l'auteur de Guerir le stress, l'anxiété et la dépression sans médicaments ni psychanalyse et de Anticancer - les gestes quotidiens pour la santé du corps et de l'esprit, apprend la mauvaise nouvelle, celle de la rechute grave de son cancer du cerveau survenu près de vingt ans plus tôt.

Ce qui frappe d'emblée dans On peut se dire au revoir plusieurs fois, tient en quelques mots: L'honnêteté, l'absence d'arrogance, la franchise. Pas de faux-fuyants. Il a connu - et connaîtra encore, peut-être - à certains moments la peur, les larmes, le désarroi qu'il a si souvent lus sur le visage de ses patients. Il ne s'en cache pas. De même envers ses multiples activités, parfois harassantes: Je n'ai pas pris assez soin de moi, et ce depuis bien des années. Les témoignages d'intérêt et de reconnaissance que j'ai reçu m'ont rendu si heureux que je me suis donné à fond à la défense de ces idées. J'en étais venu à me sentir quasi invulnérable. Or, il ne faut jamais perdre son humilité face à la maladie. J'ai commis l'erreur de croire que j'avais trouvé la martingale gagnante.

A la lumière de ce qui précède, oserai-je dire qu'il se dégage de son dernier livre une lueur d'espoir, un appétit de vivre, une reconnaissance qui importent tant, dans la processus de guérison? David Servan-Schreiber insiste - dans sa thérapie de la douleur - sur le besoin de calme intérieur, d'images gratifiantes, d'activité physique, de distraction qui permet, grâce aux amis et aux proches, de continuer de faire partie du club des vivants qui font des choses et vivent leur vie

De très belles pages traitent des gestes de l'émotion partagée - j'ai besoin que tu continues à être dans ma vie - et du temps qui passe avec toutes ces choses, grandes ou petites, qui ont été agréables, qui ont apporté du plaisir, de la joie ou simplement de l'amusement. Les passages consacrés à ses amis Bernard Giraudeau et Guy Corneau sont eux aussi, empreints de tendresse et de gratitude.

Ce témoignage, tonique et grave à la fois, devrait tous nous interpeller, malades saisonniers ou au long cours, devant le sujet tabou qui, un jour ou l'autre, fera irruption dans notre vie: Est-ce que vous vous posez parfois la question de savoir ce qui se passerait si le traitement ne marchait pas?

Au moment de refermer ce livre, je pense aux deux DVD de Georges Lautner, Les barbouzes et Les tontons flingueurs, avec les inénarrable Bernard Blier, Lino Ventura et Francis Blanche. Ces deux films sont ma thérapie personnelle aux jours de découragement, de révolte ou d'impuissance, et lorsque, peut-être pour la centième fois je les reverrai après avoir reçu ma mauvaise nouvelle, je penserai à David Servan-Schreiber très fort, comme à un ami de longue date, lui qui parle tout au long de son livre de l'importance de la légèreté, de la détente et du rire... malgré tout!   

David Servan-Schreiber, On peut se dire au revoir plusieurs fois (Laffont, 2011)

David Servan-Schreiber, Guerir le stress, l'anxiété et la dépression sans médicaments ni psychanalyse (coll. Pocket Evolution, 2011)

David Servan-Schreiber, Anticancer - les gestes quotidiens pour la santé du corps et de l'esprit (coll. Pocket Evolution, 2011)

23:52 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Documents et témoignages, Le monde comme il va | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : document; témoignage; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

09/06/2011

Je vous écris du Vél d'Hiv

Bloc-Notes, 9 juin / Les Saules

Vel d'Hiv.jpg 

Presque 70 ans après l'épisode tragique de la rafle du Vél d'Hiv, les 16 et 17 juillet 1942, sont exhumées et publiées dix-huit lettres de juifs arrêtés. Adressées à leurs familles, voisins ou amis, elles sont bouleversantes de simplicité, d'émotion, de désarroi: Des lettres sur papier chiffonné, griffonnées à la hâte dans le coeur noir de la rafle, nous dit Tatiana de Rosnay dans sa préface, des lettres qui sont miraculeusement parvenues à leurs destinataires, grâce à quelques mains bienveillantes, celles des infirmières, des pompiers, des passants. (...) Dix-huit lettres qui se retrouvent aujourd'hui dans ce recueil, infiniment précieuses, fragiles messages d'amour et d'espoir, d'angoisse et de doute. Lettres qui témoignent avec force, et malgré elles, d'une des pages les plus sombres de l'histoire de France

Parmi ces textes qui brûlent les mains et le coeur, cette lettre d'une amie de Paulette envoyée à la soeur de cette dernière, Nana, dispense de tout commentaire: Je te fais écrire ces mots, la police est venue nous arrêter, avec tous les juifs de la maison. On nous a enlevés, moi et mes deux enfants. Je t'écris pour te dire que nous allons être transportés au vélodrome d'hiver, je te demande d'aller chez moi, (...) de te faire donner les clefs par la concierge et tu n'as qu'à emmener tout ce qu'il y a: prends toutes mes affaires, tout ce que tu trouveras. Mon petit gars a oublié sa carte d'identité, si tu la trouves, apporte-nous cette carte au vélodrome d'hiver, dans le XVe arrondissement. C'est sur le boulevard de Grenelle, il faut descendre à la station Dupleix. Apporte-moi quelques boîtes de conserves et apporte-moi quelques jupes de rechange. Chère soeur je compte sur toi.

Ailleurs, Maurice parle à son épouse Flora de l'état de désolation dans lequel il se trouve: Parqués là pires que des bêtes, sans aucun soin d'hygiène; deux cabinets toujours occupés pour des milliers de personnes. Il faut attendre des heures son tour. Pour l'eau, c'est pareil. Si l'on ne nous sort pas d'ici le plus tôt, les gens seront tous malades. Pourtant, on s'occupe de nous. Hier, on nous a distribué du pain deux fois, du bouillon cube, même du macaroni bien cuit. Un bout de chocolat et un petit gâteau. On nous gâte...

Tous les documents présentés et retranscrits - textes, fac-similés et photographies de leurs auteurs - situent sobrement l'histoire de ces familles, ainsi que le contexte de leur arrestation par la police française. Conservées au Mémorial de la Shoah, ces lettres méritaient bien un livre. Elles sont tout ce qui nous reste, écrit encore Tatiana de Rosnay.

Enfin, quelques témoignages - un sapeur-pompier, une infirmière de la Croix Rouge, l'arrivée des enfants à Drancy - contribuent à mieux éclairer le lecteur sur un temps qui peut lui sembler si flou ou étranger: Douloureux souvenirs d'une époque qui devient lointaine. Vieux papiers jaunis, histoires d'autres temps, d'autres gens, ajoute Karen Taieb, responsable des archives du Mémorial de la Shoah.

 Une lecture indispensable et poignante, qui laisse sans voix...

Je vous écris du Vél'd'Hiv - Les lettres retrouvées / préface de Tatiana de Rosnay (Laffont, 2011)

Image: Monument commémoratif de la rafle du Vél d'Hiv, Quai de Grenelle, Paris

00:16 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Documents et témoignages, Le monde comme il va | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Imprimer |  Facebook | | |

03/06/2011

Roberto Saviano

9782070782895.gifRoberto Saviano, Gomorra - Dans l'empire de la camorra (Gallimard, 2007)

 

A 28 ans, ce fils de médecin, diplômé de sciences politiques, observe de l’intérieur pourrait-on dire, en témoin muet depuis l’adolescence, la camorra napolitaine. Aujourd’hui exilé à Rome, sous la protection de la police et condamné à mort – l’organisation criminelle italienne a peu aimé la parution de son livre – il signe un document magistral à ranger aux côtés de Histoire de la Mafia de Salvatore Lupo, paru chez Flammarion. Outre une documentation impressionnante et un regard qui oscille parfois entre fascination et horreur, Roberto Saviano développe avec beaucoup de magie et d’habileté ses talents de conteur. Gomorra possède toutes les qualités d’un roman exceptionnel sauf que… ce n’en est pas un !

 

également disponible en format de poche (coll. Folio/Gallimard, 2009)

16:06 Écrit par Claude Amstutz dans Documents et témoignages, Le monde comme il va, Littérature italienne | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : document; témoignage; histoire | |  Imprimer |  Facebook | | |

22/05/2011

Dany Laferrière

Bloc-Notes, 22 mai / Les Saules 

littérature; récit; document; livres

En Haïti, il y eut un certain 12 janvier, comme ailleurs un 11 septembre. Avant, il y avait l'insouciance, puis soudain ce jour de séisme terrible. Dany Laferrière, écrivain haïtien résidant au Canada, se trouvait dans son pays au moment du drame. Un an après, il tente de faire revivre ce qu'il a vu, observé, partagé. Le pire comme le meilleur concentré dans cet instant crucial dont le monde entier a été le témoin, à travers un prisme déformé, il est vrai: Tout cela a duré moins d'une minute. On a eu huit à dix secondes pour prendre une décision. Quitter l'endroit ou rester. Très rares sont ceux qui ont fait un bon départ.

Comme souvent devant un choc d'une telle cette amplitude - les exemples sont nombreux dans l'histoire contemporaine - il témoigne de la difficulté de témoigner du moment de la catastrophe en elle-même, tant la blessure intime est grande et la surprise, totale. Son récit, Tout bouge autour de moi, est habité d'une retenue bienveillante, généreuse et lucide pour dire les émotions brutes qui ont affecté sa famille ou leurs proches: Certains voient s'envoler, en une minute, le travail d'une vie. Ce nuage dans le ciel tout à l'heure c'était la poussière de leurs rêves.

Ce qui rend ce livre particulièrement attachant tient à cette page douloureuse de l'histoire d'Haïti où se juxtaposent le temps de l'auteur avec celui de ces anonymes pour la plupart, armés d'un grand appétit de vivre, portant l'espérance jusqu'en enfer. Ce sont eux, les véritables héros de ces éclats de mémoire que nous livre Dany Laferrière: Certaines personnes parviennent à danser sur les braises. On les traite d'insouciants ou d'irresponsables sans savoir que ce sont pourtant des êtres d'une force d'âme exceptionnelle. S'ils ont traversé cette époque sanglante avec une humeur égale, c'est qu'ils estiment qu'on n'a pas besoin d'ajouter son drame personnel au malheur collectif.

Il trouve le ton juste pour évoquer la culpabilité des rescapés ou ironiser - sans méchanceté aucune - sur la couverture médiatique des événements et son cortège d'images fortes: Le pire n'est pas l'enfilade de malheurs, mais l'absence de nuances dans l'oeil froid de la caméra...

Quel est le secret de cet auteur pour qu'au-delà de cette fracture existentielle, se dégage de son livre une force si tranquille et déterminée? De sa mère, de sa tante Renée, de ses amis, ainsi que de la poésie qui résonne comme un violon dans ses ténèbres passagères et qui, seule, le console des horreurs du monde. 

On dit qu'un malheur chasse l'autre. Et les journalistes ont beau se précipiter ailleurs, Haïti continuera d'occuper longtemps encore le coeur du monde.

Eteignez vos téléviseurs à l'heure des actualités et plutôt que de suivre les péripéties de l'affaire DSK qui semble secouer la planète aujourd'hui - une agitation indécente qui donnerait pour un peu raison à Louis-Ferdinand Céline, quand il affirme, dans Voyage au bout de la nuit, que le monde n'est qu'une immense entreprise à se foutre du monde - lisez Tout bouge autour de moi: un chant pudique de larmes, de gratitude et d'espoir. Les gens sans importance ont parfois tant de choses à nous dire...

Dany Laferrière est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages parmi lesquels Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer (1999), Le goût des jeunes filles (2005) et L'énigme du retour (2009). Avec ce dernier, il reçoit le prix Médicis. Il participe aussi au magnifique collectif Serpent à plumes pour Haïti (2010).     

Dany Laferrière, Tout bouge autour de moi (Grasset, 2011)

publié dans Le Passe Muraille no 86 - juin 2011 

10/05/2011

Raphaël Enthoven

littérature; essai; philosophie; livresRaphaël Enthoven, Le philosophe de service et autres textes (Gallimard, 2011)

Contrairement à d'autres prétendus sages qui, tels des gourous de la pensée contemporaine balbutient un verbiage confus ou incompréhensible pour le grand nombre sur les plateaux de télévision, Raphaël Enthoven nous entraîne dans une promenade jubilatoire, pleine d'humour et de poésie au coeur de la philosophie. Son livre - très court - guide notre réflexion sur la mélancolie, le bonheur, l'imagination, la nostalgie ou le temps, parmi d'autres thèmes qui lui sont chers. Chacun des chapitres ressemble à une lucarne sans âge ouverte sur le monde, délivrant une brassée d'air pur, tonique, vivifiant, surgie du dehors, avec ce soin attentif de toujours laisser trouver au lecteur ses propres réponses aux questions abordées.

Sur l'humour, ses méditations ne manquent pas de pertinence: Quand on y pense, il est aussi désopilant que dramatique d'être né sans raison pour mourir à coup sûr: le tragique de l'existence fait aussi d'elle une rigolade. L'humour serait absurde si la mort ne l'était pas, mais mourir donne raison au rire. (...) L'humour est le frère de sang du mortel à qui un Dieu farceur laisse, indifféremment, le choix d'en rire ou d'en pleurer. (...) L'humour, c'est le bras armé de la joie.

Ailleurs, à propos de l'amour, il note avec délicatesse: La passion d'aimer témoigne du seul amour qui vaille, du seul amour véritable et sans cause: l'amour de la vie. A force d'aimer la vie malgré elle, on finit de temps en temps par aimer les autres sans raison. Peu importe qu'il soit un malentendu; que l'amour soit réciproque ou malheureux, triste ou joyeux, tomber amoureux est toujours un début de victoire.

Enfin, sur l'égoïsme - on pourrait citer Raphaël Enthoven à l'infini - il use d'une belle image: Toute âme close est un coeur à l'agonie.

La concision est parfois le comble de l'élégance et de la profondeur. Et c'est tout le mérite de ce petit livre étonnant dont chaque ligne est un enchantement, à cent lieues d'une Madame Irma des temps modernes...

publié dans Le Passe Muraille no 86 - juin 2011 

21/01/2011

Alexandre Jardin 1a

Bloc-Notes, 21 janvier / Lyon

dd24b8f8-f4ce-11dc-9d57-77a6d8588465.jpg

Je connais mal Alexandre Jardin. A peine le souvenir d'un roman que j'avais autrefois aimé pour sa fraîcheur de ton et l'originalité de son propos, L'île des gauchers: l'histoire de Lord Jeremy Cigogne, un aristocrate anglais qui, à trente-huit ans, cherche à convertir la passion pour sa femme Emily en un amour véritable sur une île aux coutumes singulières. Quelques images aussi: celle d'un jeune homme au visage un peu poupon débordant d'un parisianisme agaçant, invité régulièrement sur les plateaux de télévision; celle plus mûrie du co-fondateur de l'Association Lire et faire lire, destinée à favoriser la rencontre et le dialogue entre des enfants et des retraités à travers la lecture; celle enfin d'un homme grave à l'émotion contenue, découvert voici une semaine dans le cadre du journal télévisé en Suisse Romande, répondant aux questions du présentateur Darius Rochepin au sujet de son dernier livre, Des gens très bien...

Dans la préface au récit de son père Pascal, Le nain jaune, Alexandre Jardin écrit: Je viens de lire Le nain jaune de bout en bout pour la première fois : depuis la mort de mon père, je n'y parvenais pas. Ce livre, ce miraculeux Nain jaune, je me le gardais comme une bonne bouteille que l'on met à vieillir au frais pour la boire en une grande occasion, histoire de fêter des retrouvailles. Je ressors groggy. Je tremble, comme si sa soif de père me torturait à mon tour. Pourquoi faut-il que nous ne réussissions à nous parler d'amour que par-delà les tombes ? Il y a sans doute de la pudeur dans tout cela ; j'y vois surtout une immense infirmité. Mais les grands livres ne sont-ils pas toujours des jambes de bois ?

Une préfiguration à la douleur de l'enfantement de son dernier opus - sommes-nous tous condamnés à ne percevoir que ce qui résonne avec nos douleurs? - consacré à son grand-père, Jean Jardin, directeur du cabinet de Pierre Laval du 20 avril 1942 au 30 novembre 1943, couvrant le terrible événement de la rafle du Vél d'Hiv, le 16 juillet 1942, avec la question centrale qui taraude son petit-fils: Pourquoi n'a-t-il pas démissionné ce jour-là?

L'idée de ce livre a pris racine en 1999. Dix ans de recherches, de réflexions, de plongée au fond de soi-même, non pour réécrire l'Histoire, mais pour tenter de comprendre celle de la famille Jardin: Publier ces pages encolérées reste pour moi une réparation minimale. Elles me permettent de renoncer aux bénéfices sympathiques de notre légende et assurent une certaine sape de notre crédit; ce qui est bien le moindre. Le parfum joyeux qui nimbait la saga de notre clan n'y résistera pas. Je signe ces pages comme on refuse un héritage devant notaire. Pour sectionner une filiation après l'avoir reconnue. 

Ces fiançailles du chagrin et de la pitié comme il le dit si bien, ne plairont pas à tout le monde, pas plus aux Jardin qu'à d'autres qui ont soigneusement effacé de leur mémoire cette période de l'Occupation qui a tout de même - pour certains - exercé une force d'attraction envers une idéologie audacieuse, créative, fascinante dont il est de bon ton de ne pas raviver les cendres.   

Au sein de tout ce petit monde qui gravite autour du cercle familial de Vevey, Alexandre Jardin ne ménage personne: ni Raymond Abellio, ni Coco Chanel, ni Couve de Murville, ni Robert Aron ou encore Paul Morand, avec en contrepoint un émouvant passage reflétant sa rencontre avec Frédéric Mitterand dans l'oeil duquel il a vu la douleur muette d'un homme qui, lui aussi, avait dû être esquinté par une famille de gens très bien où l'on pratiquait une cécité intensive. Sévère avec lui-même, il l'est aussi, devançant les critiques de ceux qui pourraient lui reprocher de cracher sur des morts qui ne peuvent se défendre: A l'époque du Roman des Jardin, mes nerfs n'étaient pas à l'épreuve de la vie.

A présent que je quitte ma condition de faux-monnayeur polygraphe, d'illusionniste espiègle pour oser m'aventurer dans le réel, qui vais-je devenir? Un type un peu dégoûté par le projet de s'autocréer. Sans doute serai-je moins ce que je raconte. Et plus domicilié dans ma propre peau.

Qu'il devait donc l'aimer, ce nain jaune qui ne se lassait pas de croquer des chocolats Lindt ultra-fins au bord du lac Léman et qu'il imagine à la fin du livre, quand il lui demande d'arrêter la rafle et s'entend répondre, comme un écho lointain: Mon chéri, les choses ne sont pas si simples...

Le récit de cet homme en colère qui dresse un réquisitoire impitoyable contre les siens n'est sans doute pas à opposer au Roman des Jardin, version enjouée et affectueuse de son évocation familiale à laquelle répondent aujourd'hui les mots de la tragédie et du refus: Peut-être que mûrir, justement, c'est accepter de vivre dans l'étau de nos contradictions.

Le regard d'Alexandre Jardin n'est pas celui d'un historien, qu'on se le dise; il y a des redites, parfois, ou des faiblesses, tel le chapitre un peu simpliste intitulé Le nain vert qui évoque le personnage controversé de Tariq Ramadan; mais c'est le prix d'un écrivain qui choisit délibérément de privilégier, avec un courage discret et poignant, une éthique personnelle plutôt qu'une réussite de style, soucieux d'être au plus vrai possible de sa propre histoire.

Depuis l'âge de quinze ans, je ne suis retourné qu'une seule fois sur la tombe du Nain Jaune et celle de mon père, voisines dans le cimetière bucolique de Vevey; à l'exception des enterrements où je ne pouvais pas me défiler. Mes propres enfants n'en connaissent pas l'emplacement. Ils ne se sont jamais inclinés devant nos ascendants communs. Nulle négligence dans cette dérobade au long cours. Je n'ai jamais pu déposer de fleurs sur leurs mensonges. (...) Même une petite fleur m'aurait semblé un outrage aux enfants du Vél d'Hiv, une des pages les plus nauséabondes de l'histoire de France contemporaine...

Alexandre Jardin, Des gens très bien (Grasset, 2011)

Pascal Jardin, Le nain jaune (coll. Folio/Gallimard, 1999)

Alexandre Jardin, Le roman des Jardin (coll. Livre de poche/LGF, 2007)

Alexandre Jardin, L'île des gauchers (coll. Folio/Gallimard, 1995)

18/01/2011

Fabio Geda 1b

Bloc-Notes, 18 janvier / Les Saules

Présenté par les éditions Liana Levi, voici un autre regard sur Dans la mer il y a des crocodiles de Fabio Geda..., ci-dessous:

 

Si vous maîtrisez la langue italienne, vous pouvez également retrouver cette interview de Fabio Geda et de Enaiatollah Akbari accordée à Caffeina Web TV:


 

Fabio Geda 1a

Bloc-Notes, 18 janvier / Les Saules 

Fabio Geda.jpg

Enaiatollah Akbari, âgé de dix ans à peine, est né dans la province de Ghazni, au sud-est de l'Afghanistan. Il est hazara, une ethnie méprisée et souvent réduite à l'esclavage tant par les talibans que les patchounes. Son père est mort. Les patchounes l'avaient contraint - pas seulement lui, mais aussi beaucoup d'autres hazaras de notre région - à faire des allers-retours en Iran avec un camion pour y chercher les marchandises qu'ils vendaient dans leurs magasins. (...) Pour forcer mon père à travailler, ils lui ont dit: Si tu ne vas pas en Iran chercher ces marchandises pour nous, on tue ta famille. Si tu t'enfuis avec la marchandise, on tue ta famille. S'il manque de la marchandise ou qu'elle est abîmée, on tue ta famille. (...) J'avais six ans - peut-être - quand mon père est mort. Il semble que dans les montagnes, un groupe de bandits ait attaqué son camion et l'ait tué. Quand les patchounes ont appris que le chargement de mon père avait été volé, ils sont venu voir ma famille pour dire qu'il leur avait causé du tort, que leur marchandise était perdue et que nous devions le rembourser.

Sa famille - comme bien d'autres - connaît l'oppression, la sueur et les larmes, mais surtout la peur face à la violence et aux menaces qui les entourent. Un jour - la plus terrible des preuves d'amour - sa mère, fuyant leur maison de Nava, l'abandonne à Quetta, un village pakistanais non loin de la frontière afghane, avec trois commandements pour tout bagage: Ne pas prendre de drogues, ne pas utiliser d'armes, ne pas voler.

Commence alors pour Enaiatollah Akbari un périple de cinq ans, le conduisant du Pakistan à l'Italie, en passant par l'Iran, la Turquie, la Grèce. Un voyage long, dangereux, à haut risque. Il apprend à se débrouiller pour survivre et même s'il côtoie l'horreur ou la misère, son regard toujours tourné vers l'avenir reste sensible à la beauté des sentiments - qui lui sera marquée à certaines heures en raison de sa bonne éducation, de sa politesse, de son habileté - traduite par un sourire de gratitude qui ne le quitte jamais.  

Ce livre est le récit de son incroyable aventure, transcrite par Fabio Geda avec un souci de coller au plus près de sa vérité, non sans nous partager une oeuvre littéraire à part entière. Si son odyssée racontée avec naturel et simplicité nous touche tant, c'est qu'elle transpire de l'empathie de son auteur, lui-même éducateur depuis une dizaine d'années auprès de mineurs immigrés à Turin et qui ne nourrit d'autre souci que de décliner une histoire dont il ne se veut que le témoin. 

Mais au-delà de ces fragments de vie que nous expose Enaiatollah Akbari, ce livre nous sensibilise aux réalités de l'immigration - le trafic des êtres humains, les coups qui pèsent sur les clandestins, la fuite par nécessité - dont Dans la mer il y a des crocodiles montre avec une douce ironie qu'elle n'est ni noire, ni blanche.

Comme Le rapport de Brodeck de Philippe Claudel - sur une toute autre thématique - ce livre devrait faire l'objet d'une lecture partagée en classes, afin de faire reculer, peut-être, auprès des générations futures, un peu de cette cécité ou de cette indifférence qui gangrène jusqu'à notre vision stéréotypée - pleine de préjugés - d'un monde silencieux qui tremble et s'agite, tout près de nous.

Aujourd'hui, notre jeune rescapé a 22 ans, un permis de séjour depuis 2007, étudie, profite enfin d'une vie bien à lui, a des amis et parle l'italien comme un turinois! Dans le dernier chapitre du livre - l'un des plus émouvants que je vous laisse découvrir - vous verrez qu'il renoue avec les siens. Il rêve de repartir en Afghanistan pour s'y rendre utile ou devenir - en Italie - le porte-parole de sa communauté, nous dit Fabio Geda. Une belle leçon de vie qui n'occulte malheureusement pas l'aventure d'autres enfants semblables à lui qui ont fait le voyage avec la même détermination, mais qui n'ont survécu à l'enfer. Ce livre est aussi la trace de leur histoire, transparente, invisible, engloutie dans le ventre des baleines ou des crocodiles... 

Fabio Geda, Dans la mer il y a des crocodiles - l'histoire vraie d'Enaiatollah Akbari (Liana Levi, 2011)

13/12/2010

Tony Judt

Bloc-Notes, 13 décembre / Les Saules

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

tony_judt.jpg

Tony Judt s'est éteint 6 août 2010 à l'âge de 62 ans à New York. Historien britannique, écrivain et professeur, il fut un spécialiste réputé de l'Europe, directeur de l'Erich Maria Remarque Institute de l'Université de New York et contribua fréquemment à la New York Review of Books. Il nous laisse aujourd'hui en traduction française - 2008 pour l'édition anglaise - une trentaine d'articles publiés dans diverses revues, sous le titre évocateur de Retour sur le XXe siècle: une histoire de la pensée contemporaine.

Nous croyons avoir appris suffisamment du passé pour savoir que bon nombre de vieilles réponses ne marchent pas; et sans doute est-ce vrai. Mais ce que le passé peut réellement nous aider à comprendre, c'est l'éternelle complexité des questions. Par ces mots qui résument fort bien les propos de son auteur, la nécessité et la rigueur de sa démarche, nous sommes invités à revisiter les tragédies de l'histoire du siècle dernier, dans leur contexte, sous un regard plus complexe que celui que nous présentent, trop souvent, les politiques ou les enseignants, les journalistes ou les romanciers.

Le problème est le message, note encore Tony Judt: que tout cela est derrière nous, que le sens en est clair et que nous pouvons maintenant avancer - délestés des erreurs passées - dans une époque meilleure et différente. (...) Au lieu d'apprendre l'histoire récente aux enfants, nous les promenons dans les musées et les mémoriaux. Et c'est bien contre cet effort de simplification ou de tradition commémorative que ce livre formidable trouve un sens fondamental à travers quelques figures marquantes appartenant au monde des idées: Arthur Koestler, Primo Levi, Manès Sperber, Hannah Arendt, Albert Camus ou encore Edward Said, parmi les plus significatives: témoins de leur temps et pourtant incompris, contestés de leur vivant, pour leur anticonformisme, pour leur refus de l'amalgame - politique, religieux, social - que l'on attendait d'eux pour qu'ils intègrent définitivement les manuels d'histoire.

L'engagement des intellectuels en Europe, les défaites de la France, l'héritage de la Grande-Bretagne, le silence des agneaux aux Etats-Unis, la question juive, la chute du communisme comptent parmi les sujets les plus passionnants traités par Tony Judt. A défaut de fournir des solutions aux malaises et aux inégalités du début de ce XXIe siècle, ils réorientent nos leçons d'histoire, réveillent notre mémoire et bousculent nos idées reçues.

Certains portraits ressemblent à une traînée de vitriol plutôt pertinente: Louis Althusser, Tony Blair ou George Bush, par exemple. En revanche, sur la question sociale à l'aube du siècle nouveau - il est vrai que l'article a été écrit en 1997 - sa vision est quelque peu dépassée, voire irréaliste, avec le retour à l'Etat providence dont la majorité des européens aujourd'hui ne veut plus. Néanmoins, là aussi, les réflexions de Tony Judt ne méritent pas d'être ignorées: Dix-sept pour cent de l'actuelle population de l'Union européenne vivent en dessous du seuil officiel de pauvreté, défini comme un revenu d'au moins 50% inférieur au revenu moyen du pays concerné. (...) La crise sociale concerne moins le chômage que ce que les français appellent les exclus. (...) Ces gens - qu'il s'agisse de parents isolés, de travailleurs à temps partiel ou à durée déterminée, d'immigrés, de jeunes sans qualification, ou de manutentionnaires mis à la retraite prématurément - ne peuvent ni vivre décemment, ni participer à la culture de leur communauté locale ou nationale, ni offrir à leurs enfants des perspectives meilleures que la leur.

Si la conception marxiste de l'Etat a marqué de son empreinte l'espoir du XXe siècle et la désillusion qu'elle a entraîné, nous aurions tort de nous frotter les mains: il reste à prouver que celle qui prévaut actuellement un peu partout dans le monde, reposant sur la seule économie de marché, connaîtra un avenir plus radieux. Les réponses à toutes ces questions graves évoquées plus haut risquent, bien au contraire, de se radicaliser si ce modèle peu convaincant - voire cynique - est appelé à perdurer... Tony Judt dixit!        

Tony Judt, Retour sur le XXe siècle: une histoire de la pensée contemporaine (Héloïse d'Ormesson, 2010)

00:05 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Documents et témoignages, Le monde comme il va | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : actualité; histoire; pensée; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

24/07/2010

Devoir de mémoire

Bloc-Notes, 24 juillet / Les Saules

images.jpeg

Il m'est arrivé - rarement - de ne pouvoir écrire la moindre ligne sur un livre qui m'a affecté, chambardé ou marqué au fer rouge, pour toujours. C'est le cas, depuis de nombreuses années, pour Si c'est un homme de Primo Levi, L'écriture ou la vie de Jorge Semprun et L'espèce humaine de Robert Anthelme, trois témoignages accablants sur les camps de concentration. Pas un mot. La page blanche. Rien, sinon la peur de réduire, d'interpréter, de trahir. Avec un besoin irrépressible de laisser la parole aux auteurs, aux témoins. Mais écrire à leur sujet, non. Impossible.

Dans le prolongement des ouvrages cités plus haut, le même sentiment me parcourt avec Le livre noir, textes et témoignages - réunis par Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman, sur 1'120 pages - qui vient d'être réédité chez Solin/Actes Sud, en 2010. Aussi, je me contenterai de vous raconter l'histoire de ce livre qui mérite à elle seule, d'être connue.

C'est par le grand savant Albert Einstein et le comité des écrivains, scientifiques et artistes juifs des Etats-Unis qu'est née l'idée de publier un Livre noir réunissant des documents, lettres, comptes rendus et témoignages sur l'extermination de la population juive de l'URSS par les nazis, la destruction non seulement de son existence, mais aussi de son histoire, de son passé. Interdit de publication par Staline, il est aujourd'hui un document historique essentiel permettant d'authentifier et d'établir les faits d'une manière certaine. C'est donc un travail fondamental contre le négationnisme, mais surtout contre l'oubli: celui des anonymes, des disparus ensevelis à peine sous un peu de terre indifférente aux malheurs du monde, et auxquels ce livre rend leur dignité, leur courage, leur humanité.

Le livre noir est donc une somme de documents exceptionnels - rassemblés par régions géographiques ou par thèmes - et un monument érigé sur les fosses innombrables où furent jetés les corps des juifs torturés et assassinés par les allemands nazis. Il demeure aussi, même de nos jours, le reflet du dégoût et du refus de la barbarie, bien au-delà de ces temps obscurs que la plupart d'entre nous n'ont pas connu. Enfin, il est, malgré les atrocités et les actes d'héroïsme de ses victimes présentés dans ces textes épars, un appel à la cohabitation des races, des cultures, des nations.

Mes propos puisent leur source auprès de Nathalie Zylberman, Ilya Ehrenbourg, Vassili Grossman et Michel Parfenov.

Le livre noir, textes et témoignages - réunis par Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman (Solin/Actes Sud, 1995 et 2010)

Primo Levi, Si c'est un homme (coll. 10/18, 1999)

Jorge Semprun, L'écriture ou la vie (coll. Folio/Gallimard, 2007)

Robert Anthelme, L'espèce humaine (coll. Tel/Gallimard, 1978)

00:37 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Documents et témoignages, Le monde comme il va | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : actualité; document; histoire; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |