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26/01/2014

Morceaux choisis - Erri de Luca

Erri de Luca

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Vis en aventureux comme font les saints, les cigognes,
vis en desséché comme fait l'herbe en cas de sécheresse,
elle se blottit sous terre pour renaître sous l'averse.
Vis en pollen gaspillé un million de fois
sur les trottoirs, les cailloux
et une seule par hasard dans l'ovaire.
Vis en déserteur d'une guerre,
proclame les vaincus non pas le vainqueur,
trinque à l'insurrection des cibles.
Prends par le bras petite soeur la mort
qui a déjà dû te chercher plusieurs fois,
dis-lui que tu l'invites au cinéma, qu'on donne ta vie,
assise à ta droite,
dis-lui de se préparer,
c'est toi qui passeras la prendre à cette heure-là.
 

Erri de Luca, Aller simple  - édition bilingue (Gallimard, 2012)

traduit de l'italien par Danièle Valin

image: Giuseppe Tornatore, Cinema Paradiso - film (1989)

27/12/2013

Morceaux choisis - Angelina Lanza Damiani

Angelina Lanza Damiani

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Dans les longues soirées étoilées, traversant les stridulements des grillons nocturnes, nous parvenait, des pentes d'en face, entièrement couvertes d'épais chênes verts, un doux son de cornemuse, continu, et pourtant varié dans la monotonie de l'intonation.

On eût dit la voix même du paysage, dormant et rêvant.

Il y avait, à la lisière du bois d'yeuses, en face, le clos qui existe encore, avec le pailler pour l'abri des bergers. 

Peut-être était-ce un berger qui jouait.

La note d'accompagnement commençait seule; elle insistait, se poursuivait, se répétait. Elle faisait attendre la naissance de la cantilène.

Après une, deux ou trois reprises de cette note toute occupée à se répéter elle-même, le motif musical commençait, modulé sur quelques notes, mais avec des inflexions et des retards sentimentaux et tristes.

La cornemuse avait des forte et des piano. Effet du vent, ou volonté de l'instrumentiste? ...

Elle était, soudain, étouffée par un long aboiement de chiens, par une brusque agitation de sonnailles: les chèvres avaient-elles eu peur de l'alarme de leur gardien?

Puis le silence revenait. Et, sur le silence, la stridulation des grillons, et de nouveau la modulation, harmonieuse et plaintive, de l'instrument primitif.

Naissait dans le coeur la nostalgie de l'hiver recueilli et tranquille, de la crèche, des berceuses entonnées dans le fracas des rues citadines par de vieux joueurs de musette.

Les fillettes se serraient contre moi, émues:

- On dirait la musette de Noël; comme c'est beau!

Et la cornemuse infatigable chantait encore sous les étoiles, quand on fermait les fenêtres pour aller dormir...

Angelina Lanza Damiani, Le mélomane / extrait, dans: La maison dans la montagne - illustré par Pierre-Yves Gabioud (Ed. de la revue Conférence, 2013)

traduit de l'italien par Christophe Carraud

image: dirjournal.com

09/12/2013

Lire les classiques - Pétrarque

Pétrarque

littérature; poésie; anthologie; livres

O belle main qui m'a étreint le coeur
Et dans ce peu d'espace enclos ma vie,
Main où Nature et Ciel, pour se faire honneur,
Ont voulu tout leur art, ont mis tous leurs soins.
 
O doigts, cinq perles, l'Orient par la couleur,
Et qui n'êtes cruels que dans mes plaies,
Doigts déliés, délicats: Amour, comblant mes voeux,
Me permet un instant de vous voir nus.
 
Bien aimé soit ce gant, tout de blanche grâce, 
Qui couvrait votre ivoire lisse, vos fraîches roses!
Qui vit jamais dépouille si voluptueuse?
 
Ah, obtenir autant d'un autre voile!
Mais voilà bien l'inconstance de tout:
Ce gant n'est qu'un larcin, on vient me le reprendre.
 

Pétrarque, Je vois sans yeux et sans bouche je crie - 24 sonnets traduits par  Yves Bonnefoy / édition bilingue (Galilée, 2012)

image: Carolus-Duran, La dame au gant / Détail (ifmparis.blog.lemonde.fr )

03/11/2013

Morceaux choisis - Michela Murgia

Michela Murgia

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Nous avons joué dans la même rue.

C'est ainsi qu'on devient vraiment frères et soeurs à Crabas, étant donné que naître de la même mère n'a jamais apparenté quiconque, pas même les chats. Que soit toujours béni le respect pour la chair de notre chair, mais la rue et le fait d'avoir joué ensemble offrent aux enfants un lien de parenté plus étroit, qu'ils n'oublieront pas à l'âge adulte. Il n'y a rien d'intuitif dans la génération: le sang suit des parcours troubles, et aucun gamin ne peut imaginer que partager le nom d'un père suffit pour revendiquer une semence commune.

Comment on naît, voilà une des questions qu'il est besoin de se faire expliquer plusieurs fois, et c'est sans doute pour ce motif que nombre d'adultes s'efforcent leur vie durant de se libérer de liens de parenté fortuits en s'en créant d'autres par de purs actes de volonté. Des témoins de mariage sont ainsi élevés au rang de frères et de soeurs. Les parrains et marraines des enfants, promus membres de la famille d'occasion. Des compères et des commères naissent au début de chaque été, la nuit de la Saint-Jean, quand l'île entière brille de feux à sauter main dans la main afin de conquérir une fraternité qui ne soit redevable à aucune mère. Des arbres généalogiques surgissent sans cesse du feu, du vin, de la faute et de l'eau bénite. Pourtant, ces rituels millénaires eux-mêmes ne parviennent pas à engager la mémoire du coeur aussi efficacement que les jeux que les enfants célèbrent dans la rue.

Aucune famille ne l'emportera jamais sur les après-midi d'été ensoleillés au cours desquels on a réussi à marquer son premier but parmi les cris des copains, ou libéré avec eux une libellule gigantesque entrée par mégarde dans un filet à papillons. Et la voix de son propre sang est vaine face à la certitude d'avoir fait saigner involontairement le genou d'un ami. Jamais un Noël parmi les siens ne rivalisera intimement avec le souffle du vent sur le visage lorsqu'on dévale une pente à vélo sans les mains; avec le reflet d'une natte sombre se balançant dans le dos de la fille la plus jolie; on encore avec la honte cuisante d'un magazine pour adultes trouvé au milieu des broussailles et feuilleté en bande dans un silence hagard. C'est dans ces virginités perdues que résident le pacte secret des vrais complices, le pouvoir normatif des premières certitudes communes, devant lesquelles il n'y a pas de famille qui puisse revendiquer de droits plus importants.

C'est ainsi qu'on entend dans les bars certains adultes, des hommes mille fois faits et défaits par la vie, se vanter encore des liens que la rue de leur enfance a créés entre eux - nous avons partagé le jeu - comme s'il s'agissait d'un pacte respecté.

Michela Murgia, Prologue, dans: La guerre des saints (Seuil, 2013)

traduit de l'italien par Nathalie Bauer

25/10/2013

Morceaux choisis - Cesare Pavese

Cesare Pavese et Bianca Garufi

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La dernière fois que j'allai à la mer avec elle, Silvia se rhabilla dans les genévriers et je la vis, baissée, faire tomber le maillot de ses jambes, toute rose et brunie. Son visage fut caché par ses cheveux. Je prononçai son nom, mais à voix si basse que, derrière ses cheveux, elle ne m'entendit pas. Ce fut la dernière fois, et ce jour-là, je ne l'avais même pas touchée. Puis nous partîmes et le lendemain elle me dit qu'elle en avait assez de moi. Alors je restai seul, et je ne mangeai que des fruits et des restes pendant plusieurs jours. J'aimais seulement sortir et marcher. 

En marchant, je me demandais avec qui Silvia pouvait bien s'être mise. Il y en avait beaucoup qui la voulaient. J'y pensais même la nuit quand je ne pouvais pas dormir, et je lui parlais à voix basse, tout contre l'oreiller, comme si elle était là, à côté. Silvia, lui disais-je, reviens. Qu'est-ce que ça te coûte de revenir? Tu as été si peu de temps avec moi. Nous avons tant de choses à faire ensemble. Reviens.

Pendant tous ces jours, Silvia ne revint pas. Je ne savais pas avec qui elle vivait. Ce n'était pas elle qui avait disparu; elle n'avait changé en rien sa façon de vivre; je connaissais la maison, les chambres, les mots qu'elle disait, son réveil, les rues; celui qui s'était perdu, c'était moi et autour de moi je ne voyais plus rien que je connaisse. J'étais comme celui qui attend quelqu'un à un coin de rue, et cette personne tarde et il découvre avec stupéfaction des passants, des taches sur les murs, des magasins qu'il n'avait jamais vus. Il m'arrivait de voir d'autres femmes. Que de Silvia, me disais-je. Toute femme est une Silvia. Comment se fait-il?

J'avais connu d'autres Silvia par le passé. Ma vie était un entrelacs de Silvia qui m'avaient approché un instant. Elles se ressemblaient toutes, elle m'avaient toutes compris au premier mot. Mais cette fois, j'appris encore ceci: que ce que je souffrais à cause de Silvia n'était pas dû au hasard. Il fallait que je pense que c'était précisément avec Silvia qu'il ne m'était pas permis de vivre. Elle, ces yeux, ces cheveux, cette voix, n'étaient pas faits pour moi. Dès ma naissance, ils s'étaient formés et avaient grandi pour être vus, écoutés et embrassés par un autre, par un homme différent, qui n'aurait rien de moi, qui serait plus éloigné de moi qu'un animal ou un tronc d'arbre. Que pouvait-on y faire?

En ce temps-là, je croyais que la façon dont j'avais vécu avec Silvia était quelque chose d'irréparable, et que mon corps, ma peau et mes gestes, n'étaient plus ceux d'avant. Mais je savais que jour après jour, quelque chose de cette nouvelle substance s'en allait et il me semblait que j'y perdais mon sang, ma vie.

Au lieu de cela, une aube se leva et je revis Silvia. Elle m'avait fait appeler et elle parlait, embarrassée, en essayant de sourire. Elle vint à moi en se frottant une hanche qu'elle avait cognée contre la porte et elle me dit: Tu es encore vivant?

- Bien sûr, lui répondis-je.

- Qu'est-ce que ça fait mal, et elle frotta encore.

Elle me parla debout, dans la première pièce, parce que de l'autre côté, elle avait des gens qui faisaient du vacarme et je ne comprenais pas si elle riait d'une discussion qu'elle avait interrompue ou bien si elle voulait me faire fête. Tu as envie de rire? me demanda-t-elle.

- Pas toi?

- Non, ces gens m'ennuient, fit-elle. Tu n'es pas retourné en mer?

C'était l'hiver, et soudain il me sembla que le mois d'août revenait.

Cesare Pavese et Bianca Garufi, Grand feu / extrait, dans: Nuit de fête et autres récits (Gallimard, 1972)

traduit de l'italien par Pierre Laroche

image: seratedimedane.wordpress.com

05/08/2013

Rosetta Loy

9782226167286.gifRosetta Loy, Noir est l'arbre des souvenirs (Albin Michel 2005)

Là-haut, ils devaient se sentir les maîtres du monde. Personne ne pouvait les voir, entendre leurs voix et le grincement des planches sous l'étreinte des corps. Les mots qu'on murmure, et les autres, criés fort dans l'amour. Et leurs rires. Parce qu'ils étaient très jeunes, et ils ont bien dû rire aussi : peut-être comme ça, pour rien, juste pour le bonheur d'être ensemble.

Au cours de l’été 41, trois adolescents en vacances à Venise, savourent le bonheur de s’amuser, de rire, d’aimer et d’être ensemble, tout simplement. Rosetta Loy dépeint avec réalisme mais sans outrances le climat particulier d’une Italie qui bascule dans la guerre et se cherche de nouveaux repères. Un récit poignant.

 Egalement disponible au format de poche (Livre de poche/LGF, 2007)

07:03 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature italienne | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

16/07/2013

Morceaux choisis - Carlo Carretto

Carlo Carretto

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O Eglise, combien tu m'apparais contestable, et cependant combien je t'aime! Combien tu m'as fait souffrir et cependant combien je te dois! Je voudrais te voir détruite, et cependant j'ai besoin de ta présence. Par toi, me sont venus tant de scandales, et cependant tu m'as fait comprendre la sainteté. Je n'ai rien vu au monde de plus obscurantiste, de plus compromis, de plus faux, et je n'ai rien touché de plus pur, de plus généreux, de plus beau. Que de fois j'ai eu le désir de te fermer au nez la porte de mon âme, et que de fois j'ai prié pour mourir entre tes bras qui offrent toute sécurité.

Carlo Carretto, le Dieu qui vient (Apostolat des Editions, 1972)

12/07/2013

Bel Paese 1b

Morceaux choisis - Giancarlo De Cataldo

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Lettre de Giuseppe Mazzini à Elena Sacchi, le jour de son vingtième anniversaire.

29 septembre 1854.

La vague de la mer est salée et amère: la lèvre refuse de s'y désaltérer. Mais quand le vent souffle sur elle et la soulève très haut dans l'atmosphère, elle retombe douce et fécondante. Et la vie est comme la vague: elle se dépouille de l'amertume qui l'envahit, en s'élevant. Ne demande pas le bonheur à la vie: tu pécherais, et inutilement, par égoïsme. Ne désespère pas de la vie: le désespoir es l'athéisme de l'âme. La vie est un devoir. Souvent, pour qui le remplit avec une sérénité résignée, Dieu envoie, dans les affections, un rayon de bonheur, il envoie son rayon à travers les nuages ou diffracte sa lumière, après la tempête, en arc-en-ciel. Et là où même le rayon ne descendrait pas pour rendre joyeuse ta vie, conserve, oh jeune fille, ta foi: l'espérance est sa compagne insurpassable, et l'espérance est le fruit en graine. Comme la fleur a ses racines souterraines et se fait beauté et parfum en passant dans un autre élément, les aspirations, les saints concepts de ta vie, sont des promesses de bonheur et se développeront en fleurs de vérité à d'autres stades de ton être, dont celui-ci est une étape et une préparation.

Giancarlo De Cataldo, L'anti-Italien / extrait, dans Bel Paese - Introduction, sélection et traduction de Serge Quadruppani (Métailié, 2013)

à propos de Elena Sacchi-Casati: http://www.veronainblog.it/wp/2011/03/21/verso-la-primavera-profili-le-donne-del-risorgimento-elena-casati

image: Giuseppe Mazzini (totalita.it)

Bel Paese 1a

Bloc-Notes, 12 juillet / Curio - Cologny

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Si vous ne voulez pas égratiner vos plus beaux souvenirs de l'Italie - du Pont des soupirs à Venise à la Via Veneto de Rome, bercé par le chant populaire O Sole Mio ou la musique du film Le Parrain signée Nino Rota - peut-être que ce livre, Bel Paese, qui présente treize auteurs italiens actuels, n'est pas pour vous, car cette anthologie se veut être l'expression d'une génération contestataire, comme le souligne très bien Serge Quadruppani dans son introduction: Tous nous permettent de vérifier qu'en temps de catastrophe, sous des régimes où la culture officielle est entièrement soumise aux forces de l'argent ou prise dans le carcan d'une idéologie, la création en général et la littérature en particulier peuvent incarner une des formes d'opposition réelle et porteuse d'avenir. Des livres peuvent aujourd'hui encore contribuer à résister aux agressions de la vieille société et peut-être contribuer à la changer. Cette Italie-là est bien l'avenir qu'on peut souhaiter au monde.

Tour à tour drôle ou tragique, empruntant la voie de la nouvelle, du conte ou du document, l'ensemble de ces textes est à même de délivrer un message aux italiens, mais aussi aux touristes et aux fervents de littérature. Reflet de la déstabilisation de l'individu dans un ordre du monde qui change, Des gens perdus de Gioacchino Criaco exprime au mieux ce malaise de la société, par la voix de Ciccio Tucci, rattaché au ROS, le service des opérations spéciales: Jusqu'à il y a quelques années, je t'aurais dit que nous avions fait le bon choix. Que nous avons été du bon côté de la barricade. Aujourd'hui, je regarde autour de nous et je ne distingue plus le bien du mal. Malgré nos sacrifices, d'ici peu, nous serons considérés comme de sales canailles. Le monde a pris un tour bizarre ces derniers temps. On nous a donné cet Etat et nous, nous l'avons conservé, s'ils en avaient construit un meilleur, nous l'aurions fait plus volontiers, en nous évitant peut-être le dégoût.

Francesco De Filippo, pour sa part - auteur d'un roman âpre et dur, L'offense - sur fond de misère sociale, d'exploitation des immigrés et de mafias, nous raconte avec Ordures, le scandale des déchets à Pianura, un quartier de Naples. Le monologue grinçant de Totore, un marin qui répond à un journaliste de la RAI, se joue délibérément des clichés attribués aux italiens pour mieux asséner ses quatre vérités, contre ceux qui ont débarqué, ne se contentaient pas de prendre les maisons, les commerces et la terre, mais voulaient tout. Parce que les ordures, c'est une richesse! Cette nouvelle particulièrement réussie, ressemble à un documentaire décrivant méticuleusement les mécanismes du pouvoir, et donne la parole aux victimes anonymes, broyées dans un système offrant peu de perspectives d'espoir: On s'en est même pas aperçus, et on est devenus africains, on a glissé vers le Sud, alors qu'on pensait être immobiles. Y'a rien d'autre à gagner de cette vie: nous sommes Gaza et nous sommes Kochogoro. On meurt comme les thons, enfermés dans la dernière cage, l'air nous manque. Aidez-nous, aidez les gens de bien, passqu'ici, on vit plus...

Cette anthologie fait aussi la part belle à la légèreté, avec un conte de Michele Serio, Noël Trans, où la créature d'un artisan, Geppino Capece, construite avec un tas de terreau trouvé juste à côté de l'entrée de la chapelle de San Severo - et qu'il affuble du nom de Gros Nez - prend vie. Très beau, à la fois homme et femme, il interpelle sans distinction les passants, hommes, femmes, vieux, gamins: Tu veux faire l'amour avec moi? Et voilà qu'il devient rapidement l'amour de tous... Sauf que soudain, de nombreux habitants de cette ville des Pouilles déambulent voilés, en raison d'une brusque proéminence nasale! Une sympathique allégorie sur la beauté, la différence, l'hypocrisie et la vérité.

Enfin, dans ce recueil, vous trouverez quelques textes purement documentaires, tels celui de Giancarlo De Cataldo, L'anti-Italien, consacré à Giuseppe Mazzini, révolutionnaire et patriote, fervent républicain et combattant pour la réalisation de l'unité italienne. Quant à Andrea Camilleri, avec Qu'est-ce qu'un italien?, il s'interroge sur le fascisme et dresse un portrait peu flatteur de l'italien, ayant davantage le sens de l'historiette que celui de l'histoire, plus ignorant aujourd'hui que par le passé, soucieux de choisir soigneusement - en politique, par exemple - sur quel char triomphal sauter à la dernière minute en fonction de de ce qui lui revient en poche. Un peu excessif, tout de même... En revanche, il insiste à juste titre sur un aspect essentiel de la conscience italienne: La méfiance envers la Justice est totale, fondée sur la conviction répandue qu'elle est un instrument des riches.

Le dernier mot revient à Momodou, le héros malheureux de Wu Ming, victime d'une bavure policière: Il se plaignait: le froid, la brume, les journées toutes pareilles. Et la solitude, surtout ça. J'ai pas beaucoup d'occasions de parler avec quelqu'un, disait-il. Le soir, je suis épuisé. Une fois, je suis rentré tard, et j'ai dû rentrer à pied, je suis arrivé en pleine nuit et, à six heures, j'étais déjà à l'usine. Demander qu'on m'emmène, inutile d'essayer: si t'es noir, la seule voiture qui s'arrête, elle a un gyrophare sur le toit. Quelquefois, je vais dans les pubs au village, je bois une orangeade ou un jus de fruits assis au comptoir, mais personne ne m'adresse la parole...

Un pays somme toute semblable au nôtre, et pourtant unique au monde!  

Bel Paese - Introduction, sélection et traduction de Serge Quadruppani (Métailié, 2013)

images: Gioacchino Criaco, Giancarlo De Cataldo, Francesco De Filippo, Michele Serio, Andrea Camilleri

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10/07/2013

Luigi Carletti

Bloc-Notes, 10 juillet / Curio - Cologny

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En Italie - contrairement à la France - le calcio est à bien des égards une radiographie de la société contemporaine, comme le démontre avec beaucoup d'habileté et d'originalité Luigi Carletti avec Six femmes au foot. Toute l'action de ce roman se déroule en une journée, au stade Giuseppe-Meazza - ou San Siro, si vous préférez - lors du derby opposant l'Inter Milan au Milan AC, avec à la clef un possible titre de champion d'Italie à l'issue de la partie. Tout autour de l'arène, la foule aspire au combat et invoque ses héros: Kakà et Materazzi, Balotelli et Seedorf. Si elle le pouvait elle déboulerait des gradins pour les étreindre, les embrasser et s'imprégner de leur sueur. Dans deux heures tout sera terminé. Mais maintenant, des hommes se dressent contre d'autres hommes. Des hommes aux visages transfigurés, prêts à sacrifier toute idée de dignité. Et puis des femmes. Nombreuses. La plupart ne font qu'escorter leurs compagnons, par devoir dominical. D'autres sont ici en habituées, par passion. Mais certaines d'entre elles ne sont pas venues pour voir le match.

Six femmes que tout sépare vont être ainsi, malgré elles, les marionnettes d'un destin qui, le temps d'une fête sportive, les conduira à se rencontrer: pour le meilleur ou pour le pire? Il y a Letizia qui cache un Beretta sous la veste de son tailleur et un Glock 26 à sa cheville droite; Guendalina, belle comme une sainte ou une madone avec ses longs cils et ses lèvres pleines; Annarosa, qui accompagne son mari pour comprendre la crise que traverse leur couple; Lola, la meilleure et la plus belle reporter à la radio, brésilienne de surcroît; Renata, une handicapée en fauteuil roulant qui espère un miracle nommé Materazzi; Gemma enfin, qui parle à son défunt mari, immergée dans ce fleuve humain.

Chacun de ces protagonistes cache soigneusement une part d'ombre qui, le moment venu, rendra le paysage méconnaissable et ceux qui s'y fondent, à tout jamais. Sans vous raconter toute l'histoire - ce serait vraiment dommage - sachez que si ce roman conduit comme un bolide s'apparente à un polar dont la progression dramatique est remarquablement construite, Luigi Carletti y mêle d'autres visages de la réalité italienne, ainsi qu'il l'a fait dans Prison avec piscine: la frontière incertaine entre le bien et le mal, le handicap, l'immigration et la clandestinité, le racisme ordinaire, la volonté d'être autre. Le monde dans lequel nous vivons n'est qu'une vaste foire aux apparences. Chacun de nous, au fond, aimerait passer pour quelqu'un d'autre. C'est un mécanisme naturel, même les plantes et les animaux y obéissent. En général, on le fait pour améliorer son existence. Parfois, c'est une question de survie.

Luigi Carletti pointe aussi du doigt les politiques, évoquant au-delà du rêve multiculturel qui se matérialise sur le terrain, une déshumination qui expose ses dérives identitaires: Si ces nègres et autres crève-la-faim nous envahissent, les coupables sont une bande d'hypocrites qui veulent avoir l'air ouvert et démocrate et leur ont fait croire qu'ils peuvent faire tout ce qu'ils veulent chez nous! dit Renata, autrefois renversée par deux nigérians exploités par des mafieux. 

Toujours aussi proche des marginaux, des écorchés et des exclus, l'auteur nous parle aussi d'une femme disparue en mer, partie avec son rêve dans le ventre, morte là où deux mers se rejoignent en séparant deux mondes et deux idées du monde

Toute la douleur méditerranéenne prend ainsi, imperceptiblement, le pas sur l'intrigue proprement dite et s'achève tel un conte, semblable à une mer soudain lavée de son sang et qui perpétue l'illusion que malgré la foudre bleue, rien n'a vraiment changé.

Certains signes ont un sens. Ils en ont presque toujours un... 

Luigi Carletti, Six femmes au foot (Liana Levi, 2013)

Luigi Carletti, Prison avec piscine (Liana Levi, 2012)

image: Marco Materazzi (spaziointer.it)