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12/02/2012

Morceaux choisis - Roberto Peregalli

Roberto Peregalli

Girouette.jpg

Le temps est notre chair. Nous sommes pétris de temps. Nous sommes le temps. C'est une courbe inexorable qui conditionne chaque geste de notre vie, y compris la mort.

Nous voyons une chose, et déjä elle n'est plus. Là réside sa suprême beauté. Un rayon de soleil qui illumine la colonne d'un temple à Sélinonte, le dernier, alors que le soir descend doucement, le regard de celui qui t'aime, saisi dans son étonnement, le reflet dans une flaque des lignes d'une maison, juste avant que la pluie ne reprenne et n'en trouble la surface. Ce sont des instants fugitifs. Ils ne reviendront plus. Mais ils continuent cependant à remplir notre existence. Dans notre mémoire, la lumière de ce moment rayonne au-dessus de nous. Le temps, par vagues, nous la restitue, tel le ressac des grandes marées d'hiver sur les galets.

Cet instant pour nous est la vérité. Le dévoilement. De la brume du néant a surgi le spectre de l'être. Le regard a déchiré le voile de l'oubli. Plus rien après ne peut être semblable. 

C'est ainsi que naît la nostalgie, le douloureux désir du retour. S'accumulent dans la mémoire tous ces regards sur ce qui n'est plus. Les instants passés revivent dans le souvenir. De l'Odyssée à Zarathoustra notre vie est fondée sur ce mot "nostalgie". Nostalgie dans laquelle s'inscrit le temps, son fidèle compagnon. La temporalité de l'homme, sa caducité sont à l'origine de ce regard qui, toujours, est tourné vers l'arrière (Rilke), même lorsqu'il regarde devant lui. Ce n'est pas l'amour d'une patrie lointaine, l'amour pour la terre natale, c'est une suite d'instants absolus, qui reviennent.

Le carillon des cloches, un midi de mars, évoquera le son d'autres cloches. La madeleine de Proust s'ouvre à la relation entre le temps et la mémoire, entre la mémoire et la nostalgie. On perçoit non seulement ce qui est, mais la somme de tout ce qu'on a vu. La nostalgie est notre vie.

Roberto Peregalli, Les lieux et la poussière - Sur la beauté de l'imperfection (Arléa, 2012)

image: clocher de Brescia

http://girouettesdumage.over-blog.com/article-saint-pierre-et-le-coq-a-finir-60460005.html

05/02/2012

Vous avez dit 2 euros ?

Bloc-Notes, 5 février / Les Saules

littérature; nouvelles; poésie; correspondance; essais; philosop

Si je ne fais erreur, c'est en 2006 que les éditions Gallimard lancent la collection Folio 2 euros, qui, comme vous le constatez, aborde à prix tout à fait raisonnable les grands noms de la littérature ou de la philosophie de tous les temps, de tous les horizons: de Lucrèce à Renée Vivien, de Miguel de Unanumo à Ian McEwan, de Lao-Tseu à Mario Soldati. 330 titres parus à ce jour, pour la plupart des nouvelles ou extraits d'oeuvres plus importantes, parfois difficiles d'accès dans une autre version.

Les anthologies, au nombre d'une quinzaine environ, jouissent d'une succès mérité. Parmi elles Que je vous aime, que je t'aime! consacré aux plus belles déclarations d'amour. Vous pouvez y retrouver, entre autres, celles d'Ovide, de Madeleine de Scudéry, de William Shakespeare, ou d'Emily Brontë. Dans 1, 2, 3... bonheur! c'est le bonheur en littérature qui est célébré, sous la plume de J.M.G. Le Clézio, André Gide, Oscar Wilde ou Guy de Maupassant. Enfin, Leurs yeux se rencontrèrent nous immerge dans les plus belles premières rencontres en littérature: Guillaume de Lorris, Ernest Hemingway, Louis Aragon ou Alessandro Baricco sont invités dans ce recueil par ailleurs consacré à bien d'autres auteurs.

Parmi les publications récentes, citons L'art du baiser dans la littérature, recueil où figurent Louise Labé, Violette Leduc, Arundhati Roy, David Foenkinos ou encore Pablo Neruda, avec ces vers immortels: Ce qu'il t'en aura coûté de t'habituer à moi, à mon âme esseulée et sauvage, à mon nom que tous chassent. Tant de fois nous avons vu s'embraser l'étoile du Berger en nous baisant les yeux et sur nos têtes se détordre les crépuscules en éventails tournants. Mes paroles ont plu sur toi en te caressant.

Sur un tout autre registre, Ne nous fâchons pas! nous entraîne à l'art de se disputer au théâtre, en compagnie de Molière, Beaumarchais, Alfred de Musset, Edmond Rostand, Georges Feydeau et Eugène Ionesco. Un régal! Pour terminer, Au pied du sapin nous plonge dans les contes de Noël. Cette anthologie est probablement l'une des plus originales, car outre les textes les plus célèbres, on prend plaisir à lire, sur ce thème, Jean Giono, Théophile Gautier, Luigi Pirandello, Fédor Dostoievski ou Alphonse Allais.

Ces Folio à 2 euros, dont la variété des titres est impressionnante, seront la compagnie idéale des voyageurs en transport public, en train et - quand le printemps puis l'été seront des nôtres - à bouquiner sur un banc, au bord d'un lac ou d'une rivière, comme la jeune fille de la photographie...  

Collection Folio 2 euros (Gallimard)

image: Les humeurs de Bernard, Comment faire une pause?

(http://les-humeursdebernard.over-blog.com/article-comment-faire-une-pause-72371682.html)

29/01/2012

Santo Piazzese

9782020661959.gifSanto Piazzese, Le souffle de l'avalanche, Seuil, 2005)

Troisième opus de cet auteur sicilien – dont les deux premiers sont malheureusement indisponibles – Le souffle de l’avalanche nous fait pénétrer au cœur de l’âme sicilienne, inquiétante et fantastique, avec le meurtre de la Zisa que le commissaire Spotorno s'efforce d'élucider.  Par un pouvoir des mots et des situations convaincantes, nous nous laissons envoûter par les rues de Palerme où une Dame Blanche, très pâle, apparaît et disparaît au gré des événements qui conduisent au cimetière des Rotoli. Un roman policier ? L'un des meilleurs crûs italiens, à considérer davantage comme un roman à la Simenon, séduisant par son atmosphère et ses personnages complexes dont émerge peu à peu le véritable héros de ce livre, la Sicile,  dans le sang et les larmes.

00:02 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature italienne, Littérature policière | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

28/01/2012

Roberto Alajmo

9782357070080.gifRoberto Alajmo, Palerme est un oignon (La Fosse aux Ours, 2009)

A l'opposé d'un guide touristique, cette invitation au voyage - en hiver ou au printemps, de préférence - vous fera découvrir la capitale de la Sicile telle que, sans doute, vous ne l'avez jamais imaginée. Vous serez envoûtés par ses couleurs vives, intrigués par ses jeunes semblables aux romains ou aux milanais, conquis par sa réserve inépuisable d'artistes et d'écrivains en particulier, effrayés par sa tentation du pire. Entre histoire, légende et nostalgie ironique, ce livre trouvera les mots justes afin que, gagnés par la magie de Palerme, hors de tout préjugé, vous croisiez ses regards multiples et contradictoires dont la beauté ténébreuse vous saisira par surprise, là où vous ne vous y attendrez pas.

01:24 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature italienne | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; essai; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

27/01/2012

Morceaux choisis - Pétrarque

Pétrarque

littérature; poésie; livres

Que bénis soient le jour, le mois, l'année,
La saison, le temps qui s'enfuit, l'heure, l'instant
Et ce lieu, dans ce beau pays, où deux beaux yeux
Me firent prisonnier et m'enchaînèrent.

Et béni soit le doux premier tourment
Que j'éprouvai, ainsi captif d'Amour.
Béni soit l'arc, bénies les flèches qui me percèrent,
Bénie la plaies qu'elles m'ont faite au coeur.
 
Bénis mes mots qui clamèrent sans nombre
A tous échos le nom de ma Dame.
Bénis les soupirs et les larmes, et mon désir.
 
Et bénis soient aussi tous ces écrits
Où j'amasse sa gloire; et ma pensée
Qui ne sait qu'elle, et donc rien d'aucune autre.

Pétrarque, Je vois sans yeux et sans bouche je crie - 24 sonnets traduits par  Yves Bonnefoy / édition bilingue (Galilée, 2012)

Sculpture: Marie-Paule Deville-Chabrolle

http://devillechabrolle.typepad.com/devillechabrolle/2010/03/index.html

04:41 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature italienne, Morceaux choisis, Yves Bonnefoy | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

19/01/2012

Donna Leon

littérature; roman; policier; livresDonna Leon, La petite fille de ses rêves (coll. Points/Seuil, 2012)

Donna Leon nous partage pour la dix-septième fois une enquête policière de Guido Brunetti, amorcée sous de bien mauvais auspices. Alors qu'il vient d'enterrer sa mère, Antonin Scallon, un de ses anciens camarades d'école devenu prêtre et dont il goûtait somme toute peu la compagnie, sollicite son aide à propos d'un religieux, Leonardo Mutti, présumé charlatan, qui, jouant sur la corde sensible des adeptes de sa secte, semble les inciter à léguer leurs biens pour de nobles causes... ou la sienne? Mais, tandis que Brunetti s'interroge sur ces deux hommes d'église dont les motivations éveillent en lui une méfiance instinctive, un événement tragique vient occuper la devant de la scène: une jeune fille - douze ans à peine, probablement gitane - est repêchée dans le canal, apparemment tombée d'un toit. Accident, fuite ou meurtre? Dissimulées sur sa personne, le légiste découvre une alliance et une montre en or...

Contrairement à d'autres épisodes, plusieurs personnages secondaires contribuent à cerner les eaux troubles de la vie vénitienne, dont le fidèle sergent Vianello, la signorina Elettra - secrétaire du vice-questeur Patta - et la comtesse Nadia Falier, belle-mère de Brunetti. Abordant les sujets délicats de la politique, du clergé, de l'immigration, chacun à sa manière un peu philosophe et désabusé, contribuera à pousser Brunetti, subtil et ébranlé par ce que son regard discerne avec amertume, dans la bonne direction... Une des enquêtes les plus fines et sombres de Donna Leon, dont pourtant je serais heureux de savoir ce que vous pensez de son dénouement...

07:14 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature italienne, Littérature policière | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; policier; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

01/01/2012

Morceaux choisis - Caterina Bonvicini

Caterina Bonvicini

Caterina Bonvicini 3.jpg

Le mari de Lisa s'était lancé à cette époque dans une démarche concrète et éprouvante. Il avait un besoin désespéré d'aller de l'avant, surtout pour jouer un rôle de père avec un minimum de sérénité. Alors il enlevait les photos de la chambre, les vêtements de l'armoire, les chaussures de la cave. Il m'expliquait que son fils était trop petit pour affronter le problème de la mort. Tôt ou tard, il poserait des questions, c'est sûr. Mais tous les psychologues lui conseillaient de repousser autant que possible cette discussion.

Pour les parents, c'est différent. Les souvenirs sont tout ce qui reste.

Pour les amis aussi, c'est différent. Il n'est absolument pas nécessaire d'oublier pour affronter le futur. Ainsi, après le déjeuner, sa mère et moi sommes montées au grenier.

Elle voulait m'offrir ses vêtements. Les vêtements légers, décolletés, fleuris qu'on s'échangeait tout le temps. Mon coeur battait à tout rompre. "J'espère que je rentre encore dedans, disais-je, j'ai un peu grossi." En même temps, je fouillais dans ses affaires. Mon Dieu, qu'elle était ordonnée. Ses sacs, par exemple, étaient tous remplis de papier de soie. Elle ne voulait pas les abîmer.

"Prends ce que tu veux, Clara - Vraiment?" Mes choix faisaient beaucoup rire sa maman. Une veste que Lisa avait usée jusqu'à la corde, un pull taché, un T-shirt avec un lapin qu'elle mettait pour dormir. "Il y a aussi des choses plus jolies, ma chérie. Tu es sûre de vouloir tout ça?" J'étais sûre. Heureuse même. De la sentir sur moi.

La tombe était un rectangle de terre délimité par des cailloux. En théorie, il devait y avoir de l'herbe. Mais la saison n'avait pas été bonne et personne n'avait eu le courage de semer du gazon. Alors, il y avait des bouquets desséchés, des petits mots imbibés d'eau de pluie, des pots de fleurs sans fleurs. J'observais les nveloppes, l'encre qui avait bavé et le papier gondolé. Dieu sait ce que pouvaient écrire les gens. Jai allongé le bras: je caressais la terre, la laissais pénétrer sous mes ongles. De temps en temps, je déplaçais quelques cailloux, pour élargir furtivement ce périmètre.

Caterina Bonvicini, Le lent sourire (Gallimard, 2011)

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16/12/2011

Morceaux choisis - Bruno Arpaia

Bruno Arpaia

littérature; roman; livres

Partir, s'échapper. Partout où il se trouvait, dans un bar, dans la rue, dans la queue devant chez l'épicier, Benjamin n'entendait parler que de débarquements, de navires capturés qui n'avaient jamais atteint le port, de faux visas et de faux passeports, de pays lointains disposés à accueillir des réfugiés. Tout ce bavardage ne servait qu'à rendre l'attente moins insupportable, à garder l'espoir vivant. C'étaient les jours de l'attaque en force de la Luftwaffe contre l'Angleterre, les jours où Pétain avait dissous les syndicats et interdit les boissons alcoolisées dans les bistrots, les jours où les vitrines des commerçants juifs avaient été brisées au nom de la Révolution nationale, mais les réfugiés errant dans Marseille ne parlaient pas de tout cela. Si Benjamin essayait d'en discuter, ils lui répondaient en haussant un peu les épaules et retournaient à leurs histoires d'ami monté clandestinement dans un bateau et jeté ensuite à la mer, de l'employé de l'agence Cook qui pour deux cents francs vendait sous le manteau de faux billets pour les Etats-Unis sur des bateaux inexistants, de l'officine chinoise de la rue Saint-Ferréol qui délivrait des visas à cent francs. Il avait fallu plusieurs semaines pour que quelqu'un s'aperçoive de ce que signifiaient réellement les idéogrammes du cachet apposé sur la feuille: "Il est interdit en toutes circonstances au porteur du présent document de fouler le sol de la Chine." Malgré tout, avec ce visa, quelques-uns avaient réussi à obtenir un visa de transit pour le Portugal...

"Evidemment, comme les Portugais de Marseille ne savent pas un mot de chinois..."

Et de rire aux éclats: pour tromper le temps, pour faire semblant, devant ceux, toujours les mêmes, qui se retrouvaient dans les bars autour des consulats, sur les placettes à l'abri du mistral, que le désespoir n'avait pas encore vaincus.

Bruno Arpaia, Dernière frontière (Liana Levi, 2002) 

13:46 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Littérature italienne, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

02/10/2011

Marco Lodoli

Bloc-Notes, 2 octobre / Les Saules

littérature; roman; conte; livres

Il est bien triste que Marco Lodoli, l'une des plumes les plus atypiques et originales d'Italie, demeure si peu connu dans les pays francophones. Pourtant cet écrivain, avant la parution de Les prétendants, a déjà été traduit à sept reprises: Chronique d'un siècle qui s'enfuit (P.O.L., 1987), Le clocher brun (P.O.L., 1991), Les fainéants (P.O.L., 1992), Courir mourir (P.O.L., 1994), Boccacce (L'Arbre vengeur, 2007), Snack-Bar Budapest (Les Allusifs, 2010), sans oublier le merveilleux Iles - Guide vagabond de Rome (La Fosse aux Ours, 2009) déjà évoqué dans ces colonnes. 

Les prétendants rassemble trois courts romans dont les histoires, fort différentes les unes des autres, ressemblent néanmoins à un tableau de famille: La ville de Rome tout d'abord, fascinante et onirique dans La nuit, déjantée et inquiétante dans Le vent, étouffante et mortifère dans Les Fleurs. Ensuite, ces héros des temps modernes - Constantino, Luca et Tito - sont en quête d'un destin capable de les soustraire à une réalité injuste ou brutale, voire d'un lieu où être bien, heureux, en paix avec soi-même et les autres leur semble impossible. Avec une énergie sauvage et désespérée, ils veulent conjurer la mort - omniprésente dans chacun des récits - avec les pouvoirs redoutables mais fragiles qui leur sont propres: l'imagination, les songes, la compassion: Je ne sais pourquoi j'ai songé aux poissons du fleuve, combien ils doivent lutter face au courant pour ne pas être précipités dans l'eau salée de la mer. Le fleuve les entraîne sans relâche vers l'embouchure, et eux, si petits soient-ils, doivent pousser dans l'autre sens. S'ils s'assoupissent, s'ils rêvent à la paix dormante des lacs entre les montagnes, le fleuve les emporte avec lui, pont après pont, vers la mort salée. L'eau n'offre aucune prise et les poissons n'ont pas de mains pour s'agripper aux rochers, ils n'ont pas de pieds pour se camper solidement dans le sol, ni de maison avec une porte où se barricader, ils doivent nager jour et nuit à contre-courant, et pendant ce temps manger, déposer leurs oeufs et les protéger, essayer de déjouer le fleuve, les bateaux, les pêcheurs, et puis tâcher d'être heureux

Dans La nuit, Constantino est le dépositaire de messages reçus d'un homme mystérieux - puissant, riche, inquiétant - appelé le Fou, qui veut lui offrir rien de moins que le bonheur, au travers de rites de passages, tels la livraison d'étranges colis, les soins à prodiguer à un vieux cheval, l'entretien d'un jardin au coeur d'un territoire inhabité où une sirène le séduit et l'entraîne au pire: Nous pouvons comprendre les paroles des arbres en fleurs et des animaux blessés, le silence des pierres et la profondeur des sources, aimer sans avoir peur de l'ombre qui soutient la vie puis l'enveloppe, mais c'est déjà la fin. Sur le thème du paradis perdu, une fable cruelle au lyrisme profond, qui parle de la beauté, du plaisir et de la grâce, comme la traversée d'un songe qui se dissout dans l'eau qui lave la nuit sur le visage (...) comme si rien n'avait jamais été

Changement de cap avec Le vent: Luca conduit un taxi et assiste, au cours d'une nuit, à une rixe entre trois malfrats et un personnage - homme, femme, travesti? - surnommé le martien, qu'il embarque dans sa voiture tel une pantin désarticulé qui perd son sang et dont la vie semble se retirer. Il sait qu'il doit, avec l'aide de ses proches, agir vite pour le sauver. Une course à la montre pour cette histoire aux situations parfois fantasques - dignes d'une cour des miracles - s'emparant de ces protagonistes qui malgré le sentiment d'injustice ou de tristesse qui les taraude découvrent qu'ils ne sont finalement rien de plus, rien de moins que du vent sur une page.

Tito enfin, dans Les Fleurs, quitte son village pour devenir poète. Arrivé à Rome, il attend d'être reçu par le directeur d'une revue littéraire, La Tanière. Il attend avec les poésies dans sa besace, au pied de la bâtisse, longtemps, pendant plusieurs années, accompagné par deux marginaux, Aurelio et Morella: Nous étions tous les trois, nous jetions dans l'abîme d'infinies espérances, pareils aux gamins qui dans une pièce gelée inventent un feu, et qui brûlent des montagnes de désirs pour le maintenir vivant. Devenu directeur à son tour, il observe de sa fenêtre le jeune homme qui a pris sa place sur le banc et attend son tour d'être reçu.

Ces trois récits ressemblent à un théâtre de marionnettes dont d'obscurs sages tirent les ficelles: Le Fou dans La nuit, Le Directeur dans Les Fleurs, L'Ecrivain - Marco Lodoli lui-même - dans Le vent, ce dernier pratiquant une autodérision réjouissante: Au bar, j'ai lu quelques-unes de ses histoires à dormir debout, qui vont de l'avant en clopinant.

De très belles pages sur le temps qui passe, le pouvoir créateur, les fables ou l'importance de la poésie jalonnent ces textes qui s'apparentent aux contes, dont on n'a jamais dit qu'ils étaient réservés aux enfants sages: A quoi ça sert, les poésies? A maintenir en vie ce que la vie nous promet en vain. 

Davantage qu'une consolation: une promesse...

Marco Lodoli, Les prétendants: La Nuit - Le Vent - Les Fleurs (P.O.L., 2011)

18/09/2011

Guido Ceronetti 2/2

Bloc-Notes, 18 septembre / Les Saules 

littérature; essai; livres

Après avoir déjà publié un extrait de La patience du brûlé - dans la rubrique La citation du jour - je vous partage ci-dessous avec beaucoup de plaisir quelques facettes de Guido Ceronetti, glânées au fil d'une lecture jubilatoire:

 

La compassion pour le genre humain, que pourrais-je chercher d'autre? Le destin de l'humanité est en bonnes mains: sanguinaires, crétins, paranoïaques, universitaires, banquiers, tenanciers de tripots, médecins, optimistes, sous-traitants du crime, foreurs, pontifes; ils obéissent tous à un obscur, impénétrable maître. (p. 63)

*

Le livre est une nuit, le lecteur la lanterne, le porteur de lumière. La plupart des livres n'ont pas de belles endormies, ils n'ont pas de secret, ils servent à peu de choses, ils ont un usage limité et pratique; mais quelques-uns abritent le compagnon de la Vallée de l'Ombre; après les avoir lus, on les met là, pour les heures graves, pour les exercices de profondeur, et plus on les manie, plus on en comprend intimement quelque chose, moins on est seul, moins la mort sera dépourvue de mains qui nous orientent, avec sûreté, et qui veillent la peur. (p. 113-114)

*

Aucune musique de grand compositeur (en dehors de l'orgue d'une église) ne peut avoir des effets psychologiques aussi forts, aussi tendres que, parfois, la plus pauvre des chansons, s'il y a la voix, la maison, la rue. La femme qui chante fait toujours partie du mystère érotique, le sien est un appel et une attente, c'est pourquoi il ensorcelle, il donne envie de monter les escaliers à la hâte et d'ouvrir la porte derrière laquelle la voix se cache. Mais nous parlons du passé, aussi bien en Orient qu'en Occident. Elles ont été assassinées et jetées dans des tas d'ordures, comme un butin invendable, les chansons... (p. 165)

*

Un triste voile a recouvert les choses et ce n'est pas l'illusion fugitive d'une âme mélancolique: il y a quelque chose qui ressemble à une baisse d'imprégnation d'amour. On parle de tout d'une autre façon et si l'on n'apprend pas ce langage, notre prise sur le monde diminue. De quelle chose (une fenêtre, une arcade, une figure peinte, une femme, une idée...) parle-t-on encore, poussés par un attachement ému, par la passion de la profondeur, comme si on voulait la caresser en prononçant son nom, en poursuivant dans le langage le secret de sa manifestation? (p.167-168) 

*

La poésie, qui était obscure, est devenue plus obscure encore: elle craint que l'on ne comprenne trop bien qu'à travers elle quelqu'un a aimé, que des lieux et des noms vivants ont brûlé de passion... (p. 168)

* 

Je ne travaille pas, non, je ne fais absolument rien. Des envies de changement je n'en ai pas, je suis bien comme ça. Pour manger, une mouche par jour me suffit, et je pourrais même m'en passer. Je n'ai pas besoin de l'élever ni de l'attraper ni d'attendre qu'elle me tombe dans la bouche par hasard: une amie de la Caritas m'en laisse une chaque jour à sept heures, comme les laitières d'autrefois, vivante, sous un verre, près de ma clavicule. Son bourdonnement désespéré ne me réveille pas puisque je ne dors jamais, bien qu'il me soit facile de faire semblant de dormir, sans faire le moindre mouvement. Ce bourdonnement, au bout d'un moment, me fait pitié, il me rappelle trop les maisons, j'enfile une carte postale sous le verre et la mouche, reconnaissante, entre aussitôt dans ma bouche. Parfois je la reprends, je me la mets dans l'oeil et je la regarde vieillir. Une mouche, entre sept et dix-neuf heures, vieillit tellement qu'on peut la cracher sans la regretter. (p. 272)

*

J'ai aimé le mimosa, l'arbre du mimosa tout entier, dans sa brève floraison, j'aime toujours énormément les chrysanthèmes, que je dois m'acheter, personne ne m'offrirait de chrysanthèmes puisqu'une idée reçue d'une immense stupidité les associe honteusement à la mort et aux cimetières. (p. 276-277)

*

C'est un mal moderne: confier au livre tout ce que l'on a à répandre, en bien et en mal, de médiocre et de sublime. Même les plus crétins sentent la gravité de ce besoin et rêvent de publier, et quand ils y arrivent ils sont ivres comme la recrue qui, après la visite, croit avoir défloré le bordel. (p.337-338)

*

Colorés sont les poètes: Leopardi est rose pâle, Pétrarque blanc, Dante ocre, Montale jaune clairet comme un vin blanc, Campana est rouge et violet, Rimbaud est noir, Baudelaire or, Mallarmé vert et jaune, Valéry vert petit pois, Shakespeare est violet, Eschyle vert, Sophocle jaune, Pétrone est couleur de pourpre, Racine châtain clair... (p. 430)

*

J'ai l'impression d'être un pélerin sans pélerinage, un croisé sans croisade, une coque de bateau ensablé. (p. 452)

Guido Ceronetti, La patience du brûlé / Carnets de voyage 1983-1987 (Albin Michel, 1995)