Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

17/06/2015

Le poème de la semaine

Jean-Pierre Schlunegger

La nuit gouverne les branchages de mon coeur
Je vous parle à travers la brume et la distance,
Terre immobile où rien n'est vrai
Que ce murmure d'eau qui chante.
 
Plus vieux mais non vieilli,
J'ai le regard de l'enfant solitaire
Qui reflète longtemps les étangs et les arbres.
Il dure à l'épreuve, le coeur,
Malgré la nuit si longue.
 
Mon chant profond n'est que la pluie aux tresses pâles,
Mon chant n'est qu'un murmure sans paroles,
Et l'on dirait parfois la phrase interminable
Du vent qui se disperse à travers la campagne.
 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle

16/06/2015

Lire les classiques - Victor Hugo

Victor Hugo 

littérature; poésie; anthologie; livres

 
Voici donc les longs jours, lumière, amour, délire! 
Voici le printemps! mars, avril au doux sourire,
Mai fleuri, juin brûlant, tous les beaux mois amis! 
Les peupliers, au bord des fleuves endormis,
 
Se courbent mollement comme de grandes palmes; 
L'oiseau palpite au fond des bois tièdes et calmes; 
Il semble que tout rit, et que les arbres verts
Sont joyeux d'être ensemble et se disent des vers. 
 
Le jour naît couronné d'une aube fraîche et tendre;
Le soir est plein d'amour; la nuit, on croit entendre, 
A travers l'ombre immense et sous le ciel béni, 
Quelque chose d'heureux chanter dans l'infini. 
 

Victor Hugo, Printemps, dans: Toue la Lyre - Poésies vol. 4 (coll. Bouquins/Laffont, 2002)

image:  Les Saules / Cologny (2011)

07:20 Écrit par Claude Amstutz dans Lire les classiques, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

15/06/2015

Morceaux choisis - Henri-Pierre Roché

Henri-Pierre Roché

2-anglaises-et-le-contin-5-g.jpg

Nous avons trois jours devant nous. Il fait froid dehors. Le feu pétille. Muriel s'assied par terre, le dos appuyé au grand divan-lit, se déchausse et tend ses pieds nus vers la flamme, en écarquillant les orteils, pour les mieux chauffer. Je chauffe aussi les miens, mais sans pouvoir les écarquiller comme elle. Nos épaules s'accotent. Nous regardons le feu. Qu'allons-nous faire de tout ce temps? De la sagesse?

J'attrape le pain, en casse un quignon et le fais roussir au feu et nous mordons dedans, sans toucher aux mets simples servis sur la table. J'aurais pu couper des tranches et les griller, mais il eût fallu quitter l'épaule. Nous buvons de l'eau au même verre.

Je revois les fossettes du revers de sa main, dans le labyrinthe. Je sens son dos dans citron pressé. J'ai trop chaud devant le feu. Je me lève, ôte ma veste et la mets sur le dossier d'une des deux chaises. Muriel en fait autant avec la petite sienne, sur l'autre chaise. J'ôte mon chandail et ma cravate, les plie et les pose sur la chaise. Muriel fait de même avec son jersey. J'ôte ma chemise beige et Muriel ôte sa chemisette vert clair et la plie comme moi, sans me regarder. Nous faisons l'essentiel sans parler: nous ôtons ce qui nous sépare. Cela devient certain, elle fera comme moi jusqu'au bout.

Je continue à me dévêtir et à plier mes effets jusqu'à être nu, et Muriel aussi. C'est comme un numéro de cirque. Le feu éclaire doucement. J'ai la vision brève d'une petite Vénus nordique. J'arrache dessus de lit et couvertures, mais ils sont bien engagés et ils résistent à moitié. Muriel se fourre dans le lit, s'arc-boute et, de ses pieds, achève de l'ouvrir, me faisant place. Nous rabattons les draps sur nous et nous nous blottissons. Je contiens Muriel, après sept ans. Les beautés de Pilar et d'Anne s'estompent. Muriel est une neige fraîche que je serre doucement dans mes mains comme pour en faire des boules. Je ne savais pas ce qu'est la consistance. Muriel est un autre état de la matière, qui me donne un but: elle.

Elle ne montre rien. Elle me laisse faire. Je suis en liberté... comme un insecte sous un microscope. Ses oreilles sont plus sensuelles que les miennes. C'est contre cela qu'elle porte une armure. J'ai toujours désiré sa nuque, le seul morceau d'elle que je pouvais regarder à loisir sans être vu par elle. Je pensais: pourrai-je un jour y poser mes lèvres? Je ne les pose pas, ce n'est plus la peine, elle est toute nuque. Elle est le miracle après un long pélerinage. Nous n'avons pas à regarder l'heure. Il n'y a plus de clous qui arrêtent mon bras autour de sa taille. Elle aussi doit repenser ses rêves. Alors je me mets à la manger toute, délicatement, avec mes dents et mes lèvres, je ne finis pas de la constater. Nous sommes un seul nuage avec de lents remous. Elle a trente ans, en paraît vingt, elle est toute neuve. Ses seins sont plus subtils que les jolis seins d'Anne. Il n'est pas question de la prendre: un jour lointain... si elle le commande.

Dans ce pré-natal retrouvé, un tourbillon se forme en moi, une lente marée intérieure qui porte une pointe, et qui me transperce lentement comme dans mon rêve de Claire. Je me serre sur le flanc de Muriel, je lui renverse la tête, j'ouvre sa bouche avec mes mains, elle se laisse faire, j'ouvre grande ma bouche à moi, je l'approche de la caverne rouge-rose de la sienne, et je m'y laisse rugir tout bas, tandis que nos enfants s'épanchent contre son flanc. C'est arrivé, contenu depuis si longtemps, je n'y suis pour rien. Tant mieux. Elle y réfléchira plus tard.

Je suis dans le Grand Nord, dans une contrée impassible qui ne m'est pas hostile mais où, sans repère, je suis perdu.


Henri-Pierre Roché, Le journal de Muriel IV, dans: Les deux anglaises et le continent (coll. Folio/Gallimard 2001) 

image: François Truffaut, Les deux anglaises et le continent, avec: Jean-Pierre Léaud, Kika Markham et Stacey Tendeter (1971)

musique: Georges Delerue pour: François Truffaut, Les deux anglaises et le continent (1971)

08:20 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

14/06/2015

La citation du jour

Jacques Chardonne 

citation; livres

J'aime le présent: il n'y a rien à voir, rien à prévoir; travail du mulet qui fait tourner la machine les yeux bandés.

Jacques Chardonne, Propos comme ça (coll. Cahiers Rouges/Grasset, 2004)

image: www.logiciel-freeware.net

00:16 Écrit par Claude Amstutz dans La citation du jour, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : citation; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

13/06/2015

Jean Echenoz

Morceaux choisis

littérature; roman; morceaux choisis; livres

Comme il s'y attendait, Anthime a d'abord vu Blanche porter vers Charles un sourire fier de son maintien martial puis, comme il arrivait à sa hauteur, cette fois non sans surprise, il a reçu d'elle une autre variété de sourire, plus grave et même, lui a-t-il semblé, un peu plus ému, soutenu, prononcé, va savoir au juste. Il n'a pas vu ni tenté de voir comment Charles, de toute façon de dos, répondait à ce sourire mais lui, Anthime, n'y a réagi que par un regard, le plus court et le plus long possible, se forçant à le charger du moins d'expression disponible tout en en suggérant le maximum, nouvel exercice cette fois doublement antinomique et qui, tout en se contraignant à tenir le pas, n'était pas une petite affaire. Puis après qu'on a dépassé Blanche, Anthime a préféré ne plus regarder les autres gens.

A la gare, tôt le matin du jour suivant, Blanche était encore là, sur le quai parmi la foule agitant de petits drapeaux, des garçons traçaient à la craie A Berlin sur les flancs de la motrice, quatre ou cinq cuivres déclinaient de leur mieux l'hymne national. Des chapeaux, des foulards, des bouquets, des mouchoirs s'agitaient en tous sens, des paniers de provisions passaient par les fenêtres des wagons, on serrait dans ses bras des enfants, des vieillards, des couples s'étreignaient, des larmes s'écrasaient sur les marchepieds, comme on peut le voir de nos jours à Paris sur la vaste fresque d'Albert Herter, dans le hall Alsace de la gare de l'Est. Mais dans l'ensemble tout le monde souriait avec confiance puisque tout cela serait à l'évidence très bref, on allait revenir vite et, de loin, par-dessus l'épaule de Charles serrant Blanche dans ses bras, Anthime a vu celle-ci poser encore une fois ce même regard sur sa propre personne.

Ensuite il a fallu monter dans le train et une semaine s'était juste écoulée depuis son petit tour à vélo que, parti de Nantes samedi à six heures du matin, Anthime est arrivé lundi dans les Ardennes en fin d'après-midi. 

Jean Echenoz, 14 (Minuit, 2012)

image: Albert Herter, Le départ des Poilus / Août 1914 (ventscontraires.net)

00:02 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

10/06/2015

Le poème de la semaine

Paul Valéry

Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée
O récompense après une pensée
Qu'un long regard sur le calme des dieux!
 
Quel pur travail de fins éclairs consume
Maint diamant d'imperceptible écume,
Et quelle paix semble se concevoir!
Quand sur l'abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d'une éternelle cause,
Le temps scintille et le songe est savoir.
 
Stable trésor, temple simple à Minerve,
Masse de calme, et visible réserve,
Eau sourcilleuse, Oeil qui gardes en toi
Tant de sommeil sous une voile de flamme,
O mon silence! . . . Édifice dans l'âme,
Mais comble d'or aux mille tuiles, Toit!
 
Temple du Temps, qu'un seul soupir résume,
À ce point pur je monte et m'accoutume,
Tout entouré de mon regard marin;
Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scintillation sereine sème
Sur l'altitude un dédain souverain.
 
Comme le fruit se fond en jouissance,
Comme en délice il change son absence
Dans une bouche où sa forme se meurt,
Je hume ici ma future fumée,
Et le ciel chante à l'âme consumée
Le changement des rives en rumeur.
 
Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change!
Après tant d'orgueil, après tant d'étrange
Oisiveté, mais pleine de pouvoir,
Je m'abandonne à ce brillant espace,
Sur les maisons des morts mon ombre passe
Qui m'apprivoise à son frêle mouvoir.
 
L'âme exposée aux torches du solstice,
Je te soutiens, admirable justice
De la lumière aux armes sans pitié!
Je te tends pure à ta place première,
Regarde-toi! . . . Mais rendre la lumière
Suppose d'ombre une morne moitié.
 
O pour moi seul, à moi seul, en moi-même,
Auprès d'un coeur, aux sources du poème,
Entre le vide et l'événement pur,
J'attends l'écho de ma grandeur interne,
Amère, sombre, et sonore citerne,
Sonnant dans l'âme un creux toujours futur!
 
Sais-tu, fausse captive des feuillages,
Golfe mangeur de ces maigres grillages,
Sur mes yeux clos, secrets éblouissants,
Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,
Quel front l'attire à cette terre osseuse?
Une étincelle y pense à mes absents.
 
Fermé, sacré, plein d'un feu sans matière,
Fragment terrestre offert à la lumière,
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,
Composé d'or, de pierre et d'arbres sombres,
Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres;
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux!
 
Chienne splendide, écarte l'idolâtre!
Quand solitaire au sourire de pâtre,
Je pais longtemps, moutons mystérieux,
Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes,
Éloignes-en les prudentes colombes,
Les songes vains, les anges curieux!
 
Ici venu, l'avenir est paresse.
L'insecte net gratte la sécheresse;
Tout est brûlé, défait, reçu dans l'air
A je ne sais quelle sévère essence . . .
La vie est vaste, étant ivre d'absence,
Et l'amertume est douce, et l'esprit clair.
 
Les morts cachés sont bien dans cette terre
Qui les réchauffe et sèche leur mystère.
Midi là-haut, Midi sans mouvement
En soi se pense et convient à soi-même
Tête complète et parfait diadème,
Je suis en toi le secret changement.
 
Tu n'as que moi pour contenir tes craintes!
Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes
Sont le défaut de ton grand diamant! . . .
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres,
Un peuple vague aux racines des arbres
A pris déjà ton parti lentement.
 
Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L'argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs!
Où sont des morts les phrases familières,
L'art personnel, les âmes singulières?
La larve file où se formaient les pleurs.
 
Les cris aigus des filles chatouillées,
Les yeux, les dents, les paupières mouillées,
Le sein charmant qui joue avec le feu,
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,
Les derniers dons, les doigts qui les défendent,
Tout va sous terre et rentre dans le jeu!
 
Et vous, grande âme, espérez-vous un songe
Qui n'aura plus ces couleurs de mensonge
Qu'aux yeux de chair l'onde et l'or font ici?
Chanterez-vous quand serez vaporeuse?
Allez! Tout fuit! Ma présence est poreuse,
La sainte impatience meurt aussi!
 
Maigre immortalité noire et dorée,
Consolatrice affreusement laurée,
Qui de la mort fais un sein maternel,
Le beau mensonge et la pieuse ruse!
Qui ne connaît, et qui ne les refuse,
Ce crâne vide et ce rire éternel!
 
Pères profonds, têtes inhabitées,
Qui sous le poids de tant de pelletées,
Êtes la terre et confondez nos pas,
Le vrai rongeur, le ver irréfutable
N'est point pour vous qui dormez sous la table,
Il vit de vie, il ne me quitte pas!
 
Amour, peut-être, ou de moi-même haine?
Sa dent secrète est de moi si prochaine
Que tous les noms lui peuvent convenir!
Qu'importe! Il voit, il veut, il songe, il touche!
Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche,
À ce vivant je vis d'appartenir!
 
Zénon! Cruel Zénon! Zénon d'Elée!
M'as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas!
Le son m'enfante et la flèche me tue!
Ah! le soleil . . . Quelle ombre de tortue
Pour l'âme, Achille immobile à grands pas!
 
Non, non! . . . Debout! Dans l'ère successive!
Brisez, mon corps, cette forme pensive!
Buvez, mon sein, la naissance du vent!
Une fraîcheur, de la mer exhalée,
Me rend mon âme . . . O puissance salée!
Courons à l'onde en rejaillir vivant.
 
Oui! grande mer de délires douée,
Peau de panthère et chlamyde trouée,
De mille et mille idoles du soleil,
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
Qui te remords l'étincelante queue
Dans un tumulte au silence pareil
 
Le vent se lève! . . . il faut tenter de vivre!
L'air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs!
Envolez-vous, pages tout éblouies!
Rompez, vagues! Rompez d'eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs!
 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle

00:14 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Paul Valéry, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (1) | |  Imprimer |  Facebook | | |

06/06/2015

Lire les classiques - Charles Baudelaire

Charles Baudelaire

musee_photo_court_172_TurnerBrest.jpg

Un port est un séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie. L'ampleur du ciel, l'architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares, sont un prisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais les lasser. Les formes élancées des navires, au gréement compliqué, auxquels la houle imprime des oscillations harmonieuses, servent à entretenir dans l'âme le goût du rythme et de la beauté. Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n'a plus ni curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, le désir de voyager ou de s'enrichir.

Charles Baudelaire, Le spleen de Paris - Oeuvres complètes (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1968)

image: J.M.William Turner, The Harbour of Brest (solitudemonamour.blogspot.com)

05/06/2015

Morceaux choisis - Louis Aragon

Louis Aragon

Louis Aragon.jpg

Tant qu’un enfant rêvera de l’aurore,
tant qu’une rose embaumera la nuit,
tant qu’un coeur quelque part éprouvera le vertige,
tant qu’un pas chantera sur la chaussée,
tant que l’hiver quelqu’un se souviendra du printemps,
tant qu’il y aura dans la tête d’un seul homme
une manière de musique,
et dans le silence une douceur comparable à la femme aimée,
tant qu’il flottera un peu de jour sur le monde et sa destinée …
 
… on entendra la chanson de France.
 
Tant qu’il y aura dans la dernière maison de l’univers
un restant de chaleur et de tendresse,
tant que dans la dernière chambre humaine dévastée
un bout de miroir encore se souviendra de la beauté,
tant qu’une trace de pied nu attestera le passage
d’un être de chair et de sang sur une plage,
tant qu’un livre sera pour des yeux la porte des songeries,
tant que de la cathédrale à l’audace des ponts,
de la fresque à la carte postale,
et de la prose de Sainte-Eulalie
à la parole enregistrée d’un poète qui naîtra,
toute forme de la mémoire n’aura pas été saccagée,
anéantie …
 
… on entendra la chanson de France.
 
Tant qu’une petite fille bercera sa poupée,
tant qu’on aura plaisir à Peau d’Ane
ou à la Belle au bois dormant,
tant que les garçons lanceront des pierres plates
sur l’eau des rivières,
tant qu’on s’appellera tout bonnement Marie ou Jean,
tant qu’on jouera à la main chaude, aux billes,
aux barres, à chat-perché,
tant qu’on cachera des fèves dans la brioche au jour des Rois
et qu’on fera des crêpes en carnaval,
tant que les tout-petits s’essaieront à retrouver sur les pianos
l’air d’Au clair de la Lune,
tant qu’on dira d’Yseut, de Manon, de Nana …
 
… on entendra la chanson de France.
 
Mais surtout, mes amis,
quels que soient les péripéties de l’immense troupeau,
les catastrophes des continents,
les aléas monstrueux de l’histoire,
surtout, surtout,
quelles que soient les transformations imprévisibles
d’une humanité en proie aux miracles de son esprit,
aux conséquences infinies de l’immense partie d’échecs
qui va donner la clé de l’avenir,
quels que soient les développements de ce qu’elle enfante,
et l’apocalypse commencée,
ô mes amis surtout,
tant que s’élèvera la double harmonie aux répons merveilleux,
qui de deux noms dit tout un peuple,
et c’est Jeanne d’Arc et Fabien,
soyez-en sûrs, on l’entendra …
 
… car c’est la chanson de France.

Louis Aragon, Le crève-coeur, suivi de: Le  nouveau crève-coeur (coll. Poésie/Gallimard, 1989) 

06:22 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Louis Aragon, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

04/06/2015

La citation du jour

René Char

50425055.jpg

L'état d'esprit du soleil levant est allégresse malgré le jour cruel et le souvenir de la nuit. La teinte du caillot devient la rougeur de l'aurore.

René Char, Les Matinaux - Oeuvres complètes (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1983)

image:  aupaysdesfjords0.canalblog.com

10:24 Écrit par Claude Amstutz dans La citation du jour, Littérature francophone, René Char | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : citation; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

03/06/2015

Le poème de la semaine

Nadia Tuéni

Je vous salue,
vous qui êtes, dans la simplicité d'une racine,
avec la nuit pour chien de garde.
Vos bruits ont la splendeur des mots,
et la fierté des cataclysmes.
 
Je vous connais,
vous qui êtes, hospitaliers comme mémoire;
vous portez le deuil des vivants,
car l'envers du temps, c'est le temps.
 
Je vous épèle,
vous qui êtes, aussi unique que le Cantique.
Un grand froid vous habille,
et le ciel à portée de branche.
 
Je vous défie,
vous qui hurlez sur la montagne
usant les syllabes jusqu'au sang,
Aujourd'hui c'est demain d'hier,
sur vos corps un astre couchant.
 
Je vous aime,
vous qui partez avec pour bannière le vent.
Je vous aime comme on respire,
vous êtes le premier poème.
 
 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle