29/06/2015
Lire les classiques - Charles Baudelaire
Charles Baudelaire
Il faut être toujours ivre, tout est là; c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi? De vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais enivrez-vous!
Et si quelquefois, sur les marches d'un palais, sur l'herbe verte d'un fossé, vous vous réveillez, l'ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à l'horloge; à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est. Et le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge, vous répondront, il est l'heure de s'enivrer; pour ne pas être les esclaves martyrisés du temps, enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse de vin, de poésie, de vertu, à votre guise.
Charles Baudelaire, Enivrez-vous, dans: Le spleen de Paris, Oeuvres complètes (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1961)
Henri de Toulouse-Lautrec, La toilette, 1889 (artdreamguide.com)
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22/06/2015
Lire les classiques - Alfred de Musset
Alfred de Musset
LE POÈTE
Du temps que j'étais écolier,Je restais un soir à veillerDans notre salle solitaire.Devant ma table vint s'asseoirUn pauvre enfant vêtu de noir,Qui me ressemblait comme un frère. Son visage était triste et beau:A la lueur de mon flambeau,Dans mon livre ouvert il vint lire.Il pencha son front sur sa main,Et resta jusqu'au lendemain,Pensif, avec un doux sourire. Comme j'allais avoir quinze ansJe marchais un jour, à pas lents,Dans un bois, sur une bruyère.Au pied d'un arbre vint s'asseoirUn jeune homme vêtu de noir,Qui me ressemblait comme un frère. Je lui demandai mon chemin;Il tenait un luth d'une main,De l'autre un bouquet d'églantine.Il me fit un salut d'ami,Et, se détournant à demi,Me montra du doigt la colline. A l'âge où l'on croit à l'amour,J'étais seul dans ma chambre un jour,Pleurant ma première misère.Au coin de mon feu vint s'asseoirUn étranger vêtu de noir,Qui me ressemblait comme un frère. Il était morne et soucieux;D'une main il montrait les cieux,Et de l'autre il tenait un glaive.De ma peine il semblait souffrir,Mais il ne poussa qu'un soupir,Et s'évanouit comme un rêve. A l'âge où l'on est libertin,Pour boire un toast en un festin,Un jour je soulevais mon verre.En face de moi vint s'asseoirUn convive vêtu de noir,Qui me ressemblait comme un frère. Il secouait sous son manteauUn haillon de pourpre en lambeau,Sur sa tête un myrte stérile.Son bras maigre cherchait le mien,Et mon verre, en touchant le sien,Se brisa dans ma main débile. Un an après, il était nuit;J'étais à genoux près du litOù venait de mourir mon père.Au chevet du lit vint s'asseoirUn orphelin vêtu de noir,Qui me ressemblait comme un frère. Ses yeux étaient noyés de pleurs;Comme les anges de douleurs,Il était couronné d'épine;Son luth à terre était gisant,Sa pourpre de couleur de sang,Et son glaive dans sa poitrine. Je m'en suis si bien souvenu,Que je l'ai toujours reconnuA tous les instants de ma vie.C'est une étrange vision,Et cependant, ange ou démon,J'ai vu partout cette ombre amie. Lorsque plus tard, las de souffrir,Pour renaître ou pour en finir,J'ai voulu m'exiler de France;Lorsqu'impatient de marcher,J'ai voulu partir, et chercherLes vestiges d'une espérance; A Pise, au pied de l'Apennin;A Cologne, en face du Rhin;A Nice, au penchant des vallées;A Florence, au fond des palais;A Brigues, dans les vieux chalets;Au sein des Alpes désolées; A Gênes, sous les citronniers;A Vevey, sous les verts pommiers;Au Havre, devant l'Atlantique;A Venise, à l'affreux Lido,Où vient sur l'herbe d'un tombeauMourir la pâle Adriatique; Partout où, sous ces vastes cieux,J'ai lassé mon coeur et mes yeux,Saignant d'une éternelle plaie;Partout où le boiteux Ennui,Traînant ma fatigue après lui,M'a promené sur une claie; Partout où, sans cesse altéréDe la soif d'un monde ignoré,J'ai suivi l'ombre de mes songes;Partout où, sans avoir vécu,J'ai revu ce que j'avais vu,La face humaine et ses mensonges; Partout où, le long des chemins,J'ai posé mon front dans mes mains,Et sangloté comme une femme;Partout où j'ai, comme un mouton,Qui laisse sa laine au buisson,Senti se dénuder mon âme; Partout où j'ai voulu dormir,Partout où j'ai voulu mourir,Partout où j'ai touché la terre,Sur ma route est venu s'asseoirUn malheureux vêtu de noir,Qui me ressemblait comme un frère. Qui donc es-tu, toi que dans cette vieJe vois toujours sur mon chemin?Je ne puis croire, à ta mélancolie,Que tu sois mon mauvais Destin.Ton doux sourire a trop de patience,Tes larmes ont trop de pitié.En te voyant, j'aime la Providence.Ta douleur même est soeur de ma souffrance;Elle ressemble à l'Amitié. Qui donc es-tu? Tu n'es pas mon bon ange,Jamais tu ne viens m'avertir.Tu vois mes maux (c'est une chose étrange!)Et tu me regardes souffrir.Depuis vingt ans tu marches dans ma voie,Et je ne saurais t'appeler.Qui donc es-tu, si c'est Dieu qui t'envoie?Tu me souris sans partager ma joie,Tu me plains sans me consoler! Ce soir encor je t'ai vu m'apparaître.C'était par une triste nuit.L'aile des vents battait à ma fenêtre;J'étais seul, courbé sur mon lit.J'y regardais une place chérie,Tiède encor d'un baiser brûlant;Et je songeais comme la femme oublie,Et je sentais un lambeau de ma vieQui se déchirait lentement. Je rassemblais des lettres de la veille,Des cheveux, des débris d'amour.Tout ce passé me criait à l'oreilleSes éternels serments d'un jour.Je contemplais ces reliques sacrées,Qui me faisaient trembler la main:Larmes du coeur par le coeur dévorées,Et que les yeux qui les avaient pleuréesNe reconnaîtront plus demain! J'enveloppais dans un morceau de bureCes ruines des jours heureux.Je me disais qu'ici-bas ce qui dure,C'est une mèche de cheveux.Comme un plongeur dans une mer profonde,Je me perdais dans tant d'oubli.De tous côtés j'y retournais la sonde,Et je pleurais, seul, loin des yeux du monde,Mon pauvre amour enseveli. J'allais poser le sceau de cire noireSur ce fragile et cher trésor.J'allais le rendre, et, n'y pouvant pas croire,En pleurant j'en doutais encor.Ah ! faible femme, orgueilleuse insensée,Malgré toi, tu t'en souviendras!Pourquoi, grand Dieu! mentir à sa pensée?Pourquoi ces pleurs, cette gorge oppressée,Ces sanglots, si tu n'aimais pas? Oui, tu languis, tu souffres, et tu pleures;Mais ta chimère est entre nous.Eh bien! adieu! Vous compterez les heuresQui me sépareront de vous.Partez, partez, et dans ce coeur de glaceEmportez l'orgueil satisfait.Je sens encor le mien jeune et vivace,Et bien des maux pourront y trouver placeSur le mal que vous m'avez fait. Partez, partez! la Nature immortelleN'a pas tout voulu vous donner.Ah ! pauvre enfant, qui voulez être belle,Et ne savez pas pardonner!Allez, allez, suivez la destinée;Qui vous perd n'a pas tout perdu.Jetez au vent notre amour consumée; Eternel Dieu! toi que j'ai tant aimée,Si tu pars, pourquoi m'aimes-tu? Mais tout à coup j'ai vu dans la nuit sombreUne forme glisser sans bruit.Sur mon rideau j'ai vu passer une ombre;Elle vient s'asseoir sur mon lit.Qui donc es-tu, morne et pâle visage,Sombre portrait vêtu de noir?Que me veux-tu, triste oiseau de passage?Est-ce un vain rêve? est-ce ma propre imageQue j'aperçois dans ce miroir? Qui donc es-tu, spectre de ma jeunesse,Pèlerin que rien n'a lassé?Dis-moi pourquoi je te trouve sans cesseAssis dans l'ombre où j'ai passé.Qui donc es-tu, visiteur solitaire,Hôte assidu de mes douleurs?Qu'as-tu donc fait pour me suivre sur terre?Qui donc es-tu, qui donc es-tu, mon frère,Qui n'apparais qu'au jour des pleurs?LA VISION
Ami, notre père est le tien.Je ne suis ni l'ange gardien,Ni le mauvais destin des hommes.Ceux que j'aime, je ne sais pasDe quel côté s'en vont leurs pasSur ce peu de fange où nous sommes. Je ne suis ni dieu ni démon,Et tu m'as nommé par mon nomQuand tu m'as appelé ton frère;Où tu vas, j'y serai toujours,Jusques au dernier de tes jours,Où j'irai m'asseoir sur ta pierre. Le ciel m'a confié ton coeur.Quand tu seras dans la douleur,Viens à moi sans inquiétude.Je te suivrai sur le chemin;Mais je ne puis toucher ta main,Ami, je suis la Solitude.Alfred de Musset, La nuit de décembre, dans: Poésies nouvelles, précédé de Premières poésies (coll. Poésie/Gallimard, 2007)
07:28 Écrit par Claude Amstutz dans Lire les classiques, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
16/06/2015
Lire les classiques - Victor Hugo
Victor Hugo
Voici donc les longs jours, lumière, amour, délire! Voici le printemps! mars, avril au doux sourire,Mai fleuri, juin brûlant, tous les beaux mois amis! Les peupliers, au bord des fleuves endormis, Se courbent mollement comme de grandes palmes; L'oiseau palpite au fond des bois tièdes et calmes; Il semble que tout rit, et que les arbres vertsSont joyeux d'être ensemble et se disent des vers. Le jour naît couronné d'une aube fraîche et tendre;Le soir est plein d'amour; la nuit, on croit entendre, A travers l'ombre immense et sous le ciel béni, Quelque chose d'heureux chanter dans l'infini.Victor Hugo, Printemps, dans: Toue la Lyre - Poésies vol. 4 (coll. Bouquins/Laffont, 2002)
image: Les Saules / Cologny (2011)
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06/06/2015
Lire les classiques - Charles Baudelaire
Charles Baudelaire
Un port est un séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie. L'ampleur du ciel, l'architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares, sont un prisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais les lasser. Les formes élancées des navires, au gréement compliqué, auxquels la houle imprime des oscillations harmonieuses, servent à entretenir dans l'âme le goût du rythme et de la beauté. Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n'a plus ni curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, le désir de voyager ou de s'enrichir.
Charles Baudelaire, Le spleen de Paris - Oeuvres complètes (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1968)
image: J.M.William Turner, The Harbour of Brest (solitudemonamour.blogspot.com)
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31/05/2015
Lire les classiques - Anne de Noailles
Anne de Noailles
Voici que je défaille et tremble de vous voir, Bel été qui venez jouer et vous asseoir Dans le jardin feuillu, sous l'arbre et la tonnelle. Comme votre douceur sur mon âme ruisselle! Je retrouve le pré, l'étang, les noyers ronds, Les rosiers vifs avec leurs vols de moucherons, Le sapin dont l'écorce est résineuse et chaude; Tout le miel de l'été aromatise et rôde Dans le vent qui se pend aux fleurs comme un essaim. On voit déjà gonfler et mûrir le raisin;L'odeur du blé nombreux se lève de la terre, Le jour est abondant et pur, l'air désaltère Comme l'eau que l'on boit à l'ombre dans les puits, Le jardin se repose, enfermé dans son buis... Ah! moment délicat et tendre de l'année, Je vais vous respirer tout au long des journées Et presser sur mon coeur les moissons du chemin; Je vais aller goûter et prendre dans mes mains Le bois, les sources d'eaux, la haie et ses épines. Et, lorsque sur le bord rosissant des collines Vous irez descendant et mourant, beau soleil, Je reviendrai, suivant dans l'air calme et vermeil La route du silence et de l'odeur fruitière, Au potager fleuri, plein d'herbes familières, Heureuse de trouver, au cher instant du soir, Le jardin sommeillant, l'eau fraîche, et l'arrosoir...
Anne de Noailles, La journée heureuse, dans: Oeuvre poétique complète (Editions du Sandre, 2013)
image: Jean-Marc Janiaczyk, Bords de mer (liveinternet.ru)
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24/05/2015
Lire les classiques - Pierre de Ronsard
Pierre de Ronsard
Bonjour mon cœurBonjour mon cœur, bonjour ma douce vie.Bonjour mon œil, bonjour ma chère amie,Hé ! bonjour ma toute belle,Ma mignardise, bonjour,Mes délices, mon amour,Mon doux printemps, ma douce fleur nouvelle,Mon doux plaisir, ma douce colombelle,Mon passereau, ma gente tourterelle,Bonjour, ma douce rebelle. Hé ! faudra-t-il que quelqu'un me reprocheQue j'aie vers toi le cœur plus dur que rocheDe t'avoir laissée, maîtresse,Pour aller suivre le Roi,Mendiant je ne sais quoiQue le vulgaire appelle une largesse ?Plutôt périsse honneur, court, et richesse,Que pour les biens jamais je te relaisse,Ma douce et belle déesse.
Pierre de Ronsard, Les amours (coll. Poésie/Gallimard, 2006)
image: Jean Honoré Fragonard, Promesse solennelle d'amour (1780)
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18/05/2015
Lire les classiques - Alfred de Musset
Alfred de Musset
Dans Venise la rouge,Pas un bateau qui bouge,Pas un pêcheur dans l'eau,Pas un falot. Seul, assis à la grève,Le grand lion soulève,Sur l'horizon serein,Son pied d'airain. Autour de lui, par groupes,Navires et chaloupes,Pareils à des héronsCouchés en ronds, Dorment sur l'eau qui fume,Et croisent dans la brume,En légers tourbillons,Leurs pavillons. La lune qui s'effaceCouvre son front qui passeD'un nuage étoiléDemi-voilé. Ainsi, la dame abbesseDe Sainte-Croix rabaisseSa cape aux larges plisSur son surplis. Et les palais antiques,Et les graves portiques,Et les blancs escaliersDes chevaliers, Et les ponts, et les rues,Et les mornes statues,Et le golfe mouvantQui tremble au vent, Tout se tait, fors les gardesAux longues hallebardes,Qui veillent aux créneauxDes arsenaux. Ah ! maintenant plus d'uneAttend, au clair de lune,Quelque jeune muguet,L'oreille au guet. Pour le bal qu'on prépare,Plus d'une qui se pare,Met devant son miroirLe masque noir. Sur sa couche embaumée,La Vanina pâméePresse encor son amant,En s'endormant; Et Narcissa, la folle,Au fond de sa gondole,S'oublie en un festinJusqu'au matin. Et qui, dans l'Italie,N'a son grain de folie?Qui ne garde aux amoursSes plus beaux jours? Laissons la vieille horloge,Au palais du vieux doge,Lui compter de ses nuitsLes longs ennuis. Comptons plutôt, ma belle,Sur ta bouche rebelleTant de baisers donnés...Ou pardonnés. Comptons plutôt tes charmes,Comptons les douces larmes,Qu'à nos yeux a coûtéLa volupté!Alfred de Musset, Venise, dans: Premières poésies (coll. GF/Flammarion, 1998)
image: Venise à l'aube (creative.arte.tv)
00:02 Écrit par Claude Amstutz dans Lire les classiques, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
10/05/2015
Lire les classiques - Friedrich Rückert
Friedrich Rückert
Toi mon âme, toi mon coeur,Toi mon enchantement, ô toi, ma douleur,Toi mon univers où je vis,Mon ciel où je plâne,Toi, mon tombeau, où j'enfouisA jamais tout mon chagrin,Tu es le calme, tu es la paix,Le don que le ciel m'accorde. J'existe parce que tu m'aimes,Ton regard m'a transfiguré,Tu m'élèves amoureusement au-dessus de moi-même,Mon bon génie, mon meilleur moi!
Hédi et Fériel Kaddour, Robert Schumann - L'amour et la vie d'une femme (La Dogana, 2006)
poème traduit de l'allemand par Frédéric Wandelière
lien de l'éditeur: www.ladogana.ch/html/schumann1.htm
image: Gabriel Joseph Ferrier (artvalue.com)
00:03 Écrit par Claude Amstutz dans Lire les classiques, Littérature étrangère, Robert Schumann | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
03/05/2015
Lire les classiques - Alphonse de Lamartine
Alphonse de Lamartine
Il est un nom caché dans l'ombre de mon âme, Que j'y lis nuit et jour et qu'aucun oeil n'y voit, Comme un anneau perdu que la main d'une femme Dans l'abîme des mers laissa glisser du doigt. Dans l'arche de mon coeur, qui pour lui seul s'entrouvre, Il dort enseveli sous une clef d'airain; De mystère et de peur mon amour le recouvre, Comme après une fête on referme un écrin. Si vous le demandez, ma lèvre est sans réponse, Mais, tel qu'un talisman formé d'un mot secret,Quand seul avec l'écho ma bouche le prononce, Ma nuit s'ouvre, et dans l'âme un être m'apparaît. En jour éblouissant l'ombre se transfigure;Des rayons, échappés par les fentes des cieux, Colorent de pudeur une blanche figure Sur qui l'ange ébloui n'ose lever les yeux. C'est une vierge enfant, et qui grandit encore; Il pleut sur ce matin des beautés et des Jours; De pensée en pensée on voit son âme éclore, Comme son corps charmant de contours en contours. Un éblouissement de jeunesse et de grâce Fascine le regard où son charme est resté. Quand elle fait un pas, on dirait que l'espaceS'éclaire et s'agrandit pour tant de majesté. Dans ses cheveux bronzés jamais le vent ne joue. Dérobant un regard qu'une boucle interrompt, Ils serpentent collés au marbre de sa joue, Jetant l'ombre pensive aux secrets de son front. Son teint calme, et veiné des taches de l'opale, Comme s'il frissonnait avant la passion, Nuance sa fraîcheur des moires d'un lis pâle, Où la bouche a laissé sa moite impression. Sérieuse en naissant jusque dans son sourire,Elle aborde la vie avec recueillement; Son coeur, profond et lourd chaque fois qu'il respire, Soulève avec son sein un poids de sentiment. Soutenant sur sa main sa tête renversée,Et fronçant les sourcils qui couvrent son oeil noir, Elle semble lancer l'éclair de sa pensée Jusqu'à des horizons qu'aucun oeil ne peut voir. Comme au sein de ces nuits sans brumes et sans voiles,Où dans leur profondeur l'oeil surprend les cieux nus,Dans ses beaux yeux d'enfant, firmament plein d'étoiles, Je vois poindre et nager des astres inconnus. Des splendeurs de cette âme un reflet me traverse;Il transforme en Éden ce morne et froid séjour. Le flot mort de mon sang s'accélère, et je berce Des mondes de bonheur sur ces vagues d'amour. - Oh! dites-nous ce nom, ce nom qui fait qu'on aime; Qui laisse sur la lèvre une saveur de miel! - Non, je ne le dis pas sur la terre à moi-même; Je l'emporte au tombeau pour m'embellir le ciel.
Alphonse de Lamartine, Un nom, dans: Oeuvres poétiques (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1997)
image: Alfred Stevens, Tête de femme (p6.storage.canalblog.com)
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27/04/2015
Lire les classiques - Sully Prudhomme
Sully Prudhomme
Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux, Des yeux sans nombre ont vu l’aurore; Ils dorment au fond des tombeaux, Et le soleil se lève encore. Les nuits, plus douces que les jours, Ont enchanté des yeux sans nombre; Les étoiles brillent toujours, Et les yeux se sont remplis d’ombre. Oh! qu'ils aient perdu leur regard, Non, non, cela n’est pas possible! Ils se sont tournés quelque part Vers ce qu’on nomme l’invisible; Et comme les astres penchants Nous quittent, mais au ciel demeurent, Les prunelles ont leurs couchants, Mais il n’est pas vrai qu’elles meurent. Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux, Ouverts à quelque immense aurore, De l’autre côté des tombeaux Les yeux qu’on ferme voient encore.
Sully Prudhomme, Les solitudes - Poésies (L'Harmattan, 1995)
image: Sandro Botticelli, Portrait of a Young Woman (paintingdb.com)
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