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15/05/2012

Morceaux choisis - Guido Ceronetti

Guido Ceronetti

Florence.jpg

Aucune musique de grand compositeur (en dehors de l'orgue d'une église) ne peut avoir des effets psychologiques aussi forts, aussi tendres que, parfois, la plus pauvre des chansons, s'il y a la voix, la maison, la rue. La femme qui chante fait toujours partie du mystère érotique, le sien est un appel et une attente, c'est pourquoi il ensorcelle, il donne envie de monter les escaliers à la hâte et d'ouvrir la porte derrière laquelle la voix se cache. Mais nous parlons du passé, aussi bien en Orient qu'en Occident. Elles ont été assassinées et jetées dans des tas d'ordures, comme un butin invendable, les chansons...

Guido Ceronetti, La patience du brûlé (Albin Michel, 1995)

image: Florence (elisaorigami.blogspot.com)

14/05/2012

Yves Navarre

9782845471917.gifYves Navarre, Ce sont amis que vent emporte (Flammarion, 1991 et LGF, 1994 - épuisés)

Et si Ce sont amis que vent emporte n'était pas un roman de mort - une phase terminale de sida - mais de vie? Ni moralisateur, ni militant, ce texte bouleversant évite soigneusement les clichés, les poncifs, les tabous. L'histoire de Roch - un sculpteur - et de David - un danseur - est surtout une histoire d'amour avec les hauts et les bas propres à tous les couples. Le temps des choix aussi, du crépuscule et de la mémoire. Un style volontairement épuré pour dire les sept derniers jours de David. Déchirant.

Nous ne serons jamais assez grands pour notre liberté (...) notre génération s'est perdue dans l'ambiguïté et le tapage. (Yves Navarre, sur http://culture-et-debats.over-blog.com)

disponible aux Editions H&O (2009)

09:23 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Yves Navarre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

Au bar à Jules - Du bûcher

Un abécédaire: B comme Bûcher

littérature; livres

Chacun dans sa nuit a le sien, tremblant et secret, où les flammes intérieures, cachées au grand nombre sinon à tous, contredisent les apparences: dressées contre le conformisme ambiant; contre la vulgarité, la bêtise, la médiocrité; contre ce qui étouffe, déforme ou rogne les ailes de la liberté; et finalement contre cette absence d'humour qui est une intelligence face au néant, au vide, au chaos. Et tout brûle au milieu de pierres immaculées: les bâtisses du pays sans ombres, les livres jaunis par leur absence de lecteurs, les clefs USB, les visages hideux recouverts de terre comme une métaphore grimaçante de la fatalité. Tout brûle, pour éviter de blesser. Qui? Les vivants, bien sûr!

Alors, je pense à la poétesse américaine Sylvia Plath - l'auteur de La cloche de verre et de Ariel - qui, avant de choisir sa mort à l'âge de 31 ans, avait consigné ses brûlures dans ses carnets, sa correspondance et esquisses de romans dont ne nous est parvenu qu'une version expurgée, par les soins de sa mère et de son mari Ted Hughes, poète lui aussi. Le Journal de ses deux dernières années a été tout simplement détruit par les héritiers, afin de protéger sa famille et ses enfants. Le contraire de la paix des cendres. On a pris soin d'arroser son bûcher, non avec de l'essence, mais une eau de cure thermale, inodore et supportable à tous... Sans blague!

Au petit matin, je me réveille avec le chant du piccio dorsobianco - le pic à dos blanc - avec l'humeur enjouée d'un drôle qui s'étonne de son épuisante survie à tant d'imbécilités. Puis, une sonnerie caractéristique sur mon iPhone m'indique que j'ai reçu de nouveaux messages sur Facebook. Les amis. Plus tard dans la journée, un téléphone de ma Bonne Amie; et les fous-rires avec d'autres proches; et les livres choisis au gré de mes humeurs vagabondes; et les premières notes des Variations Goldberg de Jean Sébastien Bach pour parachever mon allégresse. 

Le soleil brille à nouveau comme un sou neuf à travers les persiennes. A peine subsiste-t-il un vague souvenir de ces radiations de l'enfer nocturne que je sais et que j'arrache d'un coup de sécateur, à la racine. Sans états d'âme. Et maintenant, maestro: musique!  

Sylvia Plath, Letters Home / Correspondence 1950-1963 (Editions des Femmes, 1988)

image: Sylvia Plath (Sylvia-Plath.org)

00:12 Écrit par Claude Amstutz dans Au bar à Jules - Un abécédaire 2012 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

13/05/2012

Morceaux choisis - Anna Akhmatova

Anna Akhmatova

littérature; poésie; livres

S'éveiller tôt le matin
Parce que la joie étouffe,
Et regarder l'eau verte
Par le hublot de la cabine,
Ou sur le pont dans la tempête,
Blottie dans une douce fourrure,
Ecouter battre les machines,
Et ne penser à rien.

Mais attendre la rencontre
Avec celui que j'aime
Sous le sel des embruns, et sous le vent
Rajeunir d'heure en heure.
 

Anna Akhmatova, L'églantier fleurit et autres poèmes (La Dogana, 2010)

image: sosduneterrienneendetresse.centerblog.net

08:07 Écrit par Claude Amstutz dans Anna Akhmatova, Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

12/05/2012

Au bar à Jules - De l'amitié

Un abécédaire: A comme Amitié

abécédaire; littérature; sciences humaines

A son propos, Francesco Alberoni use d'une jolie image: L''amitié requiert toujours de la réciprocité. Je ne puis être l'ami de quelqu'un qui n'est pas mon ami. Elle m'apparaît pleinement nourricière, inventive et poreuse à souhait, quand tout va bien. C'est alors qu'elle affiche, sans même y réféchir, sa disponibilité, son humour libérateur, son plaisir de ne pas avoir besoin d'être autre. Quand au contraire tout va mal, les amis se confondent parfois avec ceux qui n'en sont pas, ceux des priorités nécessaires plutôt que des priorités choisies. Eloge de ce petit nombre à l'instar de ces fleurs aux longues tiges tournées vers le soleil, qui ne se couchent pas à la première tempête - le mariage, la carrière professionnelle, l'engagement politique ou le mysticisme - et se dérobent au regard attentif et ami. Durablement.

Eternelle reconnaissance envers ces solidarités mystérieuses - que j'emprunte à Pascal Quignard - se mêlant aux humeurs du moment, sans cette obsession de la normalité rendant toutes choses grises, ternes, lisses, dépourvues d'intérêt. En amitié, on se trompe moins souvent qu'en amour, même si certaines pudeurs cachent tant de non-dits - au-delà d'une estime réciproque - qu'elles sont incapables de  laisser s'épanouir ce parfum de liberté, de naturel ou de frivolité partagées comme un trésor sans lesquelles la vie serait dénuée de saveur. Et le mot fin s'inscrit en gros caractères. Sans merci.  

Francesco Alberoni dit encore: Un ami est toujours un personnage à deux faces. D'un côté, il nous renvoie notre image, de l'autre il appartient à cette société qui nous est inconnue. Ou encore: Avoir de l'amitié pour quelqu'un, c'est reconnaître en lui une qualité, une vertu, tout à fait évidentes mais que les autres n'apprécient pas, par indifférence ou par hostilité.

L'amitié, c'est aussi pouvoir se raconter, tout dire, sans souci de conquête, ni crainte d'un jugement; sans l'impression de transgresser une frontière, ni besoin d'absolution. Tout bien considéré, une fenêtre que chaque jour ami ouvre pour nous sur le monde, avec une désarmante simplicité, avec allégresse, sans exigence en retour?

Francesco Alberoni, L'amitié (coll. Pocket, 1999)

image: Le blog de Lea (canailleblog.com)

Musica présente 11 - Teresa Berganza

Teresa Berganza

cantatrice espagnole, née en 1935

*

Wolfgang Amadeus Mozart

Aria for soprano and orchestra, K 255

"Se ardire e speranza"

Wiener Kammerorchester

György Fischer


08:00 Écrit par Claude Amstutz dans Musica présente, Musique classique, Teresa Berganza | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique classique | |  Imprimer |  Facebook | | |

09/05/2012

Morceau choisis - Henri Michaux

Henri Michaux

Henri Michaux.jpg

Ralentie, on tâte le pouls des choses; on y ronfle; on a tout le temps; tranquillement, toute la vie. On gobe les sons, on les gobe tranquillement, toute la vie. On vit dans son soulier. On y fait le ménage. On n'a plus besoin de se serrer. On a tout le temps. On déguste. On rit dans son poing. On ne croit plus qu'on sait. On n'a plus besoin de compter. On est heureuse en buvant; on est heureuse en ne buvant pas. On fait la perle. On est, on a le temps. On est la ralentie. On est sortie des courant d'air. On a le sourire du sabot. On n'est plus fatiguée. On n'est plus touchée. On a des genoux au bout des pieds. On n'a plus honte sous la cloche. On a vendu ses monts. On a posé son œuf, on a posé ses nerfs.

Quelqu'un dit. Quelqu'un n'est plus fatigué. Quelqu'un n'écoute plus. Quelqu'un n'a plus besoin d'aide. Quelqu'un n'est plus tendu. Quelqu'un n'attend plus. L'un crie. L'autre obstacle. Quelqu'un roule, dort, coud, est-ce toi Lorellou?

Ne peut plus, n'a plus part à rien, quelqu'un.

Quelque chose contraint quelqu'un.

Soleil, ou lune, ou forêts, ou bien troupeaux, foules ou villes, quelqu'un n'aime pas ses compagnons de voyages. N'a pas choisi, ne reconnaît pas, ne goûte pas.

Princesse de marée basse a rendu ses griffes; n'a plus le courage de comprendre; n'a plus le cœur à avoir raison.

… Ne résiste plus. Les poutres tremblent et c'est vous. Le ciel est noir et c'est vous. Le verre casse et c'est vous.

On a perdu le secret des hommes.

Ils jouent la pièce en étranger. Un page dit Beh et un mouton lui présente un plateau. Fatigue! Fatigue! Froid partout!

Oh! Fagots de mes douze ans, où crépitez-vous maintenant? 

On a son creux ailleurs.

On a cédé sa place à l'ombre, par fatigue, par goût du rond. On entend au loin la rumeur de l'Asclépiade, la fleur géante.

…ou bien une voix soudain vient vous bramer au cœur.

On recueille ses disparus, venez, venez.

Tandis qu'on cherche sa clef dans l'horizon, on est la noyée au cou, qui est morte dans l'eau irrespirable.

Elle traîne. Comme elle traîne! Elle n'a cure de nos soucis. Elle a trop de désespoir. Elle ne se rend qu'à sa douleur. Oh, misère, oh, martyre, le cou serré sans trêve par la noyée.

On sent la courbure de la terre. On a désormais les cheveux qui ondulent naturellement. On ne trahit plus le sol, on ne trahit plus l'ablette, on est la sœur par l'eau et par la feuille. On n'a plus le regard de son œil, on n'a plus la main de son bras. On n'est plus vaine. On n'envie plus. On n'est plus enviée.

On ne travaille plus. Le tricot est là, tout fait, partout.

On a signé sa dernière feuille, c'est le départ des papillons.

On ne rêve plus. On est rêvée. Silence.

On n'est plus pressée de savoir. 

C'est la voix de l'étendue qui parle aux ongles et à l'os.

Enfin chez soi, dans le pur, atteinte du dard de la douceur.

On regarde les vagues dans les yeux. Elles ne peuvent plus tromper. Elles se retirent déçues du flanc du navire. On sait, on sait les caresser. On sait qu'elles ont honte elles aussi.

Epuisées, comme on les voit, comme on les voit désemparées! 

Une rose descend de la nue et s'offre au pèlerin; parfois rarement, combien rarement. Les lustres n'ont pas de mousse, ni le front de musique.

Horreur ! Horreur sans objet!

Poches, cavernes toujours grandissantes.

Loques des cieux et de la terre, monde avalé sans profit, sans goût, et sans rien que pouvoir avaler.

Une veilleuse m'écoute. Tu dis, fait-elle, tu dis la juste vérité, voilà ce que j'aime en toi. Ce sont les propres paroles de la veilleuse.

On m'enfonçait dans des cannes creuses. Le monde se vengeait. On m'enfonçait dans des cannes creuses, dans des aiguilles de seringues. On ne voulait pas me voir arriver au soleil où j'avais pris rendez-vous.

Et je me disais: Sortirai-je? Sortirai-je? Ou bien ne sortirai-je jamais? Jamais? Les gémissements sont plus forts loin de la mer, comme quand le jeune homme qu'on aime s'éloigne d'un air pincé.

Il est d'une grande importance qu'une femme se couche tôt pour pleurer, sans quoi elle serait trop accablée.

A l'ombre d'un camion pouvoir manger tranquillement. Je fais mon devoir, tu fais le tien et d'attroupement nulle part.

Silence! Silence! Même pas vider une pêche. On est prudente, prudente.

On ne va pas chez le riche. On ne va pas chez le savant. Prudente, lovée dans ses anneaux.

Les maisons sont des obstacles. Les déménagements sont des obstacles. La fille de l'air est un obstacle.

Rejeter, bousculer, défendre son miel avec son sang, évincer, sacrifier, faire périr… Pet parmi les aromates renverse bien des quilles.

Oh, fatigue, effort de ce monde, fatigue universelle, inimitié!

Lorellou, Lorellou, j'ai peur… Par moments l'obscurité, par moments les bruissements.

Ecoute. J'approche des rumeurs de la mort.

Tu as éteint toutes mes lampes.

L'air est devenu tout vide Lorellou.

Mes mains, quelle fumée! Si tu savais… Plus de paquets, plus porter, plus pouvoir. Plus rien, petite.

Expérience: misère. Qu'il est fou le porte-drapeau.

… et il y a toujours le détroit à franchir.

Mes jambes, si tu savais, quelle fumée!

Mais j'ai sans cesse ton visage dans la carriole…

Avec une doublure de canari, ils essaient de me tromper. Mais moi, sans trêve, je disais: Corbeau! Corbeau! Ils se sont lassés.

Ecoute, je suis plus qu'à moitié dévorée; Je suis trempée comme un égout.

Pas d'année, dit grand-père, pas d'année où je vis tant de mouches. Et il dit la vérité. Il l'a dit sûrement… Riez, riez, petits sots, jamais ne comprendrez que de sanglots il me faut pour chaque mot.

Le vieux cygne n'arrive plus à garder son rang sur l'eau.

Il ne lutte plus, des apparences de lutte seulement.

Non, oui, non. Mais oui, je me plains. Même l'eau soupire en tombant.

Je balbutie, je lape la vase à présent. Tantôt l'esprit du mal, tantôt l'événement… J'écoutais l'ascenseur. Tu te souviens Lorellou, tu n'arrivais jamais à l'heure.

Forer, forer, étouffer, toujours la glacière-misère. Répit dans la cendre, à peine, à peine; à peine on se souvient.

Entrer dans le noir avec toi, comme c'était doux, Lorellou…

Ces hommes rient. Ils rient.

Ils s'agitent. Au fond ils ne dépassent pas un grand silence.

Ils disent. Ils sont oujours ici.

Pas fagotés pour arriver.

Ils parlent de Dieu, mais c'est avec leurs feuilles.

Ils ont des plaintes. Mais c'est le vent.

Ils ont peur du désert.

… Dans la poche du froid et toujours la route aux pieds.

Plaisirs de l'Arragale, vous succombez ici. En vain tu te courbes, tu te courbes, son de l'olifant, on est plus bas, plus bas…

Dans le souterrain, les oiseaux volèrent après moi, mais je me retournai et dis : Non. Ici, souterrain. Et la stupeur est son privilège.

Ainsi je m'avançai seule, d'un pas royal.

Autrefois, quand la Terre était solide, je dansais, j'avais confiance. A présent, comment serait-ce possible? On détache un grain de sable et toute la plage s'effondre, tu sais bien.

Fatiguée on pèle du cerveau et on sait qu'on pèle, c'est le plus triste.

Quand le malheur tire son fil, comme il découd, comme il découd!

Poursuivez le nuage, attrapez-le, mais attrapez-le donc, toute le ville paria, mais je ne pus l'attraper. Oh, je sais, j'aurais pu... un dernier bond... mais je n'avais plus le goût. Perdu l'hémisphère, on n'est plus soutenue, on n'a plus le coeur à sauter. On ne trouve plus les gens où ils se mettent. On dit : Peut-être. Peut-être bien, on cherche seulement à ne pas froisser.

Ecoute, je suis l'ombre d'une ombre qui s'est enlisée.

Dans tes doigts, un courant si léger, si rapide, où est-il maintenant... où coulaient des étincelles? Les autres ont des mains comme de la terre, comme un enterrement.

Juana, je ne puis rester, je t'assure. J'ai une jambe de bois dans la tirelire à cause de toi. J'ai le coeur crayeux, les doigts morts à cause de toi.

Petit coeur en balustrade, il fallait me retenir plus tôt. Tu m'as perdu ma solitude. Tu m'as arraché le drap. Tu as mis en fleur mes cicatrices.

Elle a pris mon riz sur mes genoux. Elle a craché sur mes mains.

Mon lévrier a été mis dans un sac. On a pris la maison, entendez-vous, entendez-vous le bruit qu'elle fit, quand à la faveur de l'obscurité, ils l'emportèrent, me laissant dans le champ comme une borne. Et je souffris grand froid.

Ils m'étendirent sur l'horizon. Ils ne me laissèrent plus me relever. Ah ! Quand on est pris dans l'engrenage du tigre...

Des trains sous l'océan, quelle souffrance ! Allez, ce n'est plus être au lit, ça. On est princesse ensuite, on l'a mérité.

Je vous le dis, je vous le dis, vraiment là où je suis, je connais aussi la vie. Je la connais. Le cerveau d'une plaie en sait des choses. Il vous voit aussi, allez, et vous juge tous, tant que vous êtes.

Oui obscur, obscur, oui inquiétude. Sombre semeur. Quelle offrande! Les repères s'enfuirent à tire d'aile. Les repères s'enfuient à perte de vue, pour le délire, pour le flot.

Comme ils s'écartent, les continents, comme ils s'écartent pour nous laisser mourir! Nos mains chantant l'agonie se desserrèrent, la défaite aux grandes voiles passa lentement.

Juana! Juana! Si je me souviens... Tu sais quand tu disais, tu sais, tu le sais pour nous deux, Juana! Oh! Ce départ! Mais pourquoi? Pourquoi? Vide? Vide, vide, angoisse; angoisse, comme un seul grand mât sur la mer.

Hier, hier encore; hier, il y a trois siècles; hier, croquant ma naïve espérance; hier, sa voix de pitié rasant le désespoir, sa tête soudain rejetée en arrière, comme un hanneton renversé sur les élytres, dans un arbre qui subitement s'ébroue au vent du soir, ses petits bras d'anémone, aimant sans serrer, volonté comme l'eau tombe...

Hier, tu n'avais qu'à étendre un doigt, Juana; pour nous deux, pour nous deux, tu n'avais qu'à étendre un doigt.

Henri Michaux, La ralentie - Plume/Lointain intérieur (coll. Poésie/Gallimard, 2007)

09:30 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | |  Imprimer |  Facebook | | |

Le poème de la semaine

Ernest Pépin

Passagers des vents
Et de toute géographie souterraine
Nous glanons d’immenses voyances
Et honorons la vertu des sables aériens
Il n’est griffures qui vaillent ni gommiers ni mémoires
Seules les boues ont gardé nos empreintes
Nous parlons le magma et la turbulence folle
De ces courants d’hommes
Au grand charroi des îles
N’était-ce l’amandier et son parasol de rêves
Ou l’oiseau foudroyé de vivre son voyage
Notre voix va au vent tremblant
Des fougères sacrées
Tant de boucans nous guettent aux haltes
Tant de langues se perdent aux feuillages
Mais sur la jetée des vents d’ailleurs
Et d’ici
Nous hâlons le coutelas des tempêtes
Le lieu est mémoire
Comme gouffre de lumière
Où nous naviguons à hisser nos élans
Chavire grand ciel
Les étoiles nous sont rumeurs de prophètes
Par tous vents nos jardins s’émerveillent
Là-haut l’île suspend sa crinière
Voyageur des vents souffle les mots
Acquitte-toi des frontières
O vents des mots
Lavez l’écorce et le champignon des songes
Là-bas m’attend une auberge marine
Salaison de mots
Et conteurs en veille
Et paroles d’embruns
Et compère Soleil
Ceux qui s’en viennent sont de connivence
Plumes que laissent les voyageurs des vents
Aux pirates et aux dieux.

 
Quelques traces de craie dans le ciel,
Anthologie poétique francophone du XXe siècle

06:54 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Quelques traces de craie dans le ciel - Anth | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; poésie | |  Imprimer |  Facebook | | |

07/05/2012

Morceaux choisis - Thomas Sanchez

Thomas Sanchez 

littérature; roman; morceaux choisis; livres

Tout est désormais noir et blanc dans mon atelier. Il est sans texture ni saturation. Je rampe continuellement vers toi dans ma peinture. Je raie, je barre, je rature. Quand on ne vit que dans le souvenir, la vie se meurt. Seul toute la journée, je brosse la toile avec mon pinceau pour t'atteindre, mais c'est comme si je faisais l'amour avec des mains attachées. J'ai besoin de sentir ta chair, de glisser mon corps sur le grain, de tatouer la toile. J'ai l'énergie de créer au milieu de cet anéantissement. Un peintre doit conquérir ses yeux. Que je me souviens bien de tes yeux...

Je suis en train de perdre les miens, car je juge frivole de faire de l'art en période de guerre, de peindre un poisson rouge dans un bocal, un bras emporté par une grenade, des fleurs dans un vase, un champ de blé traversé par des chars. Tes yeux s'lèvent du champ dévasté, lui redonnent forme. L'ironie veut qu'après la destruction, seul l'art subsiste. Le travail de l'artiste est acte de guérison. Je dois lutter contre l'inertie de la désespérance, me contraindre à regarder à l'intérieur du volcan, à voir à nouveau la couleur, à reconquérir mes yeux, à observer cette éruption de soufre qu'est la guerre. Mais comment voir une haine si ancienne dans une lumière neuve? Je dois trouver un moyen, découvrir une irrévérencieuse invention. Personne ne sait que je m'efforce de construire à partir du chaos, d'ordonner la destruction de mon coeur, mon effondrement sans toi. La réalité me presse, car chaque guerre est personnelle, chaque bataille est intime. 

Thomas Sanchez, Le jour des abeilles (coll. Folio/Gallimard, 2002)

21:07 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

05/05/2012

Marc Michel-Amadry

Bloc-Notes, 5 mai / Les Saules

marc_michel-amadry_rl.jpg

Etes-vous tentés par une lecture agréable, sympathique, qui distille des pilules de bonheur comme d'autres un remède contre l'urticaire? Alors, vous voilà servis par ce premier roman écrit par un certain Marc-Michel Amadry, Deux zèbres sur la 30e Rue.

Au début de cette histoire, voici James, un fataliste, un peu désabusé, qui s'est fabriqué une carapace, depuis que sa femme l'a quitté, sans que par ailleurs cela l'attriste vraiment. Il est reporter - entre autres - au New York Times. Ce dernier lui demande d'effectuer un reportage à Gaza, et là, il rencontre un homme qui va changer sa vie: Mahmoud, un monsieur aux grands yeux bleus, d'une cinquantaine d'années qui n'arrête pas de sourire sous sa barbe grisonnante. Il est directeur du zoo de la ville et sa célébrité locale, il la droit à deux zèbres plutôt curieux, aux lignes noires et blanches un peu bizarres qui amusent les enfants de Palestine et déclenchent chez tous - y compris James - un irrésistible fou-rire communicatif, car ils hénissent... en successeurs pauvres de deux vrais zèbres morts de faim à la suite d'une offensive israélienne.

Son zoo, Mahmoud l'appelle le zoo de la joie: Il avait compris que sans magie, la vie n'est rien. Sans utopie, le cynisme gagne. Mahmoud, à lui seul, redonnait espoir en l'humanité. Et James se décide à l'aider. Il s'empare de ce fait divers qui est pour lui davantage qu'un symbole: une source capable d'insuffler du rêve et un sentiment de paix dans la vie de chacun. Ainsi donc, ils se rendent tous deux à New York où à travers un réseau de personnes influentes, leur est promis le don d'un couple d'éléphants, des lions, des antilopes, une girafe, des buffles et même - le top pour Mahmoud - un rhinocéros...

Mais la magie ne s'arrête pas là, car ces deux amis vont croiser leur chemin avec trois autres personnes dont le destin sera scellé par l'histoire de ces deux quadrupèdes un peu louches de Gaza: Jana, en première ligne, une DJ volcanique fascinée et émue par le récit de James trouvant son salut dans ce trompe-l'oeil zoologique, séduite par sa capacité d'émerveillement: Cet homme n'avait rien de lisse, la vie l'avait taillé à coups de serpe et poli avec un papier de verre très grossier. Elle aimait en lui cette rugosité, son caractère entier et son goût d'absolu.

Puis nous rencontrons Mathieu, consultant pour un cabinet de stratégie, follement épris de Mina, une artiste-peintre qui redoute de s'engager dans leur histoire d'amour naissante: Elle lui donnait du courage et l'envie de partir à la conquête de l'inaccessible. Depuis qu'il la connaissait, il voulait décrocher la lune, et même mieux: les anneaux de Saturne, pour que sa bien-aimée puisse jouer au hula-hoop avec eux. Pour la séduire, il choisira de lui écrire une histoire: celle de ces drôles de zèbres...

Ce récit ressemble à un conte pour grandes personnes, plein de charme et d'éclat, à l'humour un peu décalé, d'une tendresse légère qui réconcilie avec les humeurs du monde. C'est aussi un merveilleux roman d'amour où la petite histoire rejoint la grande. Jana confiera à James: Si on se marie, j'aimerais qu'on le fasse dans un zoo. Devant le parc des zèbres. Et Mila, sous un autre angle, ne dira pas autre chose: Mathieu et moi, nous sommes plus que jamais ces drôles de zèbres. Nous avons toujours été différents des autres, à vouloir vivre nos vies en dehors des conventions, en nous sentant libres.

Un petit bijou que ce livre et un cadeau idéal pour la Saint Valentin!

Marc-Michel Amadry, Deux zèbres sur la 30e Rue (Héloïse d'Ormesson, 2012)

00:24 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |