19/11/2012
Morceaux choisis - Simone Weil
Simone Weil
Les institutions qui déterminent le jeu de la vie publique influencent toujours dans un pays la totalité de la pensée, à cause du prestige du pouvoir. On en est arrivé à ne presque plus penser, dans aucun domaine, qu'en prenant position pour ou contre une opinion. Ensuite on cherche des arguments, selon le cas, soit pour, soit contre. C'est exactement la transposition de l'adhésion à un parti.
Comme dans les partis politiques, il y a des démocrates qui admettent plusieurs partis, de même dans le domaine des opinions les gens larges reconnaissent une valeur aux opinions avec lesquelles ils se disent en désaccord. C'est avoir complétement perdu le sens même du vrai et du faux. D'autres, ayant pris position pour une opinion, ne consentent à examiner rien qui lui soit contraire. C'est la transposition de l'esprit totalitaire.
Quand Einstein vint en France, tous les gens des milieux plus ou moins intellectuels, y compris les savants eux-mêmes, se divisèrent en deux camps, pour ou contre. Toute pensée scientifique nouvelle a dans les milieux scientifiques ses partisans et ses adversaires animés les uns et les autres, à un degré regrettable, de l'esprit de parti. Il y a d'ailleurs dans ces milieux des tendances, des coteries, à l'état plus ou moins cristallisé. Dans l'art et la littérature, c'est bien plus visible encore. Cubisme et surréalisme ont été des espèces de partis. On était gidien comme on était maurassien. Pour avoir un nom, il est utile d'être entouré d'une bande d'admirateurs animés de l'esprit de parti.
De même il n'y avait pas grande différence entre l'attachement à un parti et l'attachement à une Eglise ou bien à l'attitude antireligieuse. On était pour ou contre la croyance de Dieu, pour ou contre le christianisme, et ainsi de suite. On en est arrivé, en matière de religion, à parler de militants.
Même dans les écoles on ne sait plus stimuler autrement la pensée des enfants qu'en les invitant à prendre parti pour ou contre. On leur cite une phrase de grand auteur et on leur dit: Etes-vous d'accord ou non? Développez vos arguments. A l'examen les malheureux, devant avoir fini leur dissertation au bout de trois heures, ne peuvent passer plus de cinq minutes à se demander s'ils sont d'accord. Et il serait si facile de leur dire: Méditez ce texte et exprimez les réflexions qui vous viennent à l'esprit.
Presque partout - et même souvent pour des problèmes purement techniques - l'opération de prendre parti, de prendre position pour ou contre, s'est substituée à l'opération de la pensée.
C'est là une lèpre qui a pris origine dans les milieux politiques, et s'est étendue, à travers tout le pays, presque à la totalité de la pensée.
Il est douteux qu'on puisse remédier à cette lèpre, qui nous tue, sans commencer par la suppression des partis politiques.
Simone Weil, Note sur la suppression générale des partis politiques (Climats, 2006)
image: La balance de la justice, Vancouver (cic.gc.ca)
00:01 Écrit par Claude Amstutz dans Le monde comme il va, Littérature francophone, Morceaux choisis, Simone Weil | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature; essai; morceaux choisis; livres | | Imprimer | Facebook |
Commentaires
"supprimer les partis politiques"...surprenante formule. Mais n'est-ce pas ce à quoi aspirent tous les dictateurs: ils éliminent peu à peu tous leurs opposants, intellectuels et militants isolés ou regroupés, par la terreur, par la propagande, par la désinformation, par la création d'ennemis de l'intérieur, etc.... Les partis politiques sont simplement les forces rassemblées des gens qui souhaitent mener la même action politique à un moment donné pour défendre les intérêts et causes qu'ils pensent être primordiaux. Ils sont changeants dans leurs composition, leurs stratégies, leurs objectifs tout comme la réalité est changeante sur le terrain. Dans un contexte démocratique, on peut adhérer ouvertement à n'importe quel parti respectant la constitution du pays, pour un moment et changer de camp dès que l'on s'aperçoit que rien ne va plus. On peut aussi choisir de ne pas s'impliquer dans la vie politique et bénéficier quand même de tout ce qu'apporte un état de droit. C'est quand il n'y a qu'un parti unique ou plus de parti du tout devant un pouvoir établi par un coup d'état qu'il y a vraiment fascisme, totalitarisme, dictature, mort des libertés y compris celle de penser. Ainsi, c'est à l'intérieur des partis qu'il conviendrait de veiller à une plus grande liberté d'expression, d'examen, d'information, de manoeuvre et de participation pour tous les membres, à réduire le vedettariat qui porte au pouvoir les plus ambitieux, au détriment des plus concernés. Il faudrait également changer les règles accordant les pouvoirs aux représentants du peuple, les conditions dans lesquelles ils peuvent dûment travailler au bien commun (responsabilité, durée des mandats, retour à la société civile, contrôle des conflits d'intérêt, etc) pour favoriser l'essor d'une démocratie plus effective et directe, garantissant une liberté de penser mieux établie...Et voilà, je suis bien d'accord avec S. Weil quant au poids des institutions et des partis sur la pensée individuelle mais je ne pense pas qu'il faille les condamner en bloc; il faudrait plutôt travailler à les faire évoluer vers un mieux à définir librement, toujours idéal et quelque fois réalisable. Et finalement, c'est ce que tant de politiciens, philosophes par la force des choses quand ils sont honnêtes, tentent de faire par le biais de réformes, plus ou moins bien menées...Un texte tout à fait passionnant, merci Claude!
Écrit par : Joëlle Cazé | 19/11/2012
Bravo et merci Joëlle Cazé pour cette belle et claire analyse. Dieu sait que j'admire et aime S. Weil, mais je ne suis pas certain que les grand(e)s mystiques soient de bons gérants de la respublica.
Écrit par : Jean-Pierre Oberli | 20/11/2012
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