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18/11/2010

Alexandre Vialatte

Bloc-Notes, 18 novembre / Lausanne - Rolle 

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En ces temps bien ingrats où je vois ployer mon fauteuil sous le poids de trop nombreux livres de l'année pas encore lus auxquels se mêlent les premières épreuves de l'an 2011, je prends un malin plaisir à me dérober à cet exercice de haute voltige, pour me plonger avec délectation dans un de ces ouvrages sur lesquels les intempéries du temps qui passe n'offrent aucune prise. Ainsi, après Albert Camus, Paul Valéry et Alain, c'est à un autre de ces auteurs inoxydables que je reviens aujourd'hui: Alexandre Vialatte, et son dernier livre, Critique littéraire, présentant un choix de chroniques parues entre 1950 et 1970 dans le quotidien La Montagne, le mensuel Le spectacle du monde ou l'hebdomadaire Paris-Match.

Au lieu d'être écrivain, il aurait pu être peintre: celui qui en quelques coups de crayons est capable d'éclairer un style, de suggérer une atmosphère, de mettre en évidence des traits de caractère parfois piquants sans céder à la désinvolture, parfois insolents ou tendres sans déraper vers la méchanceté, mais avec une plume qui traduit la concision d'un dessinateur.

Parmi les auteurs évoqués dans cette anthologie, quelques portraits sont jubilatoires. Sur Antoine Blondin par exemple, il note, à propos de Monsieur Jadis: L'école du soir, c'est l'école de Nerval, pleine de fantasmes et de fantômes, et qui finit au petit matin, sur un pendu ou sur les bancs du commissariat, après un grand feu d'artifice tiré par l'imagination, dans l'exaltation des alcools. (...) C'est le programme de la terre brûlée, en face de l'invasion de la vie avec ses monstres exigeants et monotones. Tout est dit!

Sur Kafka - dont il a signé plusieurs traductions - il écrit: Ses yeux sont comme des soleils noirs; il a l'air de Cocteau; ou du mauvais élève avec sa cravate de travers. Bref, il semble sentir la tombe, ou le soufre, ou la dynamite. C'est l'ombre du corbeau sur la neige du cimetière. J'aimerais chanter le joyeux garçon qui était en lui

Deux autres exemples sont révélateurs de son regard, de son originalité, de son talent. A propos de François Mauriac: Ses romans sentent la résine et le péché mortel. La digitaline, le poison. L'officine de Circé, la chambre de malade. La forêt de pins. La vieille salle à manger. Les vieux papiers de notaire. La table de nuit mal aérée. Puis, de temps en temps, il ouvre une fenêtre et on voit le ciel. Enfin, il dit de Louise de Vilmorin: Elle réalise ce prodige de rester une femme élégante en travaillant comme un homme de métier. C'est une grande dame qui se fabrique ses bijoux avec plus d'art que son joaillier.

Avouez que peu d'écrivains usent d'images aussi vives, minutieuses, pleines d'esprit, de liberté et d'audace pour mettre en perspective leurs contemporains!

L'écriture, le style, la qualité de l'exception littéraire tiennent aussi une place prédominante dans ses critiques, quand il aborde Louis-Ferdinand Céline, Valéry Larbaud ou Roger Nimier. Il amuse ou instruit à tour de bras, n'accordant aucun répit à ses lecteurs qui lui emboîtant le pas avec l'insouciance d'un ami de longue date. Ses mots se bousculent sur le papier, mais combien ses intuitions s'avèrent justes: Le talent est toujours d'actualité. Le génie, encore plus, bien sûr. (...) Gide ne disait-il pas qu'on reconnaît un chef d'oeuvre à ce que, placé en face de lui, on ne songe jamais à comparer? C'est ce qui arriverait avec Buzzati, si Franz Kafka n'avait pas existé. Car il rappelle toujours Kafka. Et pourtant, paraît-il, il ne l'a jamais lu.

La citation d'André Gide pourrait être attribuée à Alexandre Vialatte. Lisez vite Critique littéraire. Je vous promets qu'après l'avoir apprivoisé, vous vous précipiterez dans une bibliothèque ou une librairie pour lire les auteurs dont il nous parle avec tant de passion, de légèreté, de respect. Commencez par les oubliés: Antoine Blondin, Roger Nimier, Jean Dutourd dont la saveur demeure incomparable! Et comme cela arrive - hélas - assez souvent, après ces découvertes, il vous sera peut-être difficile d'enchaîner avec la lecture du dernier chef d'oeuvre qui vient de paraître...  

C'est tout le problème avec les grands crus!

Alexandre Vialatte, Critique littéraire (Arléa, 2010)

Antoine Blondin, Monsieur Jadis  ou l'école du soir (coll. Folio/Gallimard, 2002)

Roger Nimier, Histoire d'un amour (coll. Folio/Gallimard, 1992)

Jean Dutourd, Le déjeuner du lundi (coll. Folio/Gallimard, 1986)

13/11/2010

Relire Albert Camus 6/6

Bloc-Notes, 13 novembre / Les Saules

Lettre à une inconnue - VI

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Regardez, la neige tombe! Oh, il faut que je sorte! Amsterdam endormie dans la nuit blanche, les canaux de jade sombre sous les petits ponts neigeux, les rues désertes, mes pas étouffés, ce sera la pureté, fugitive, avant la boue de demain. Voyez les énormes flocons qui s'ébouriffent contre les vitres. Ce sont les colombes, sûrement. Elles se décident enfin à descendre, ces chéries, elles couvrent les eaux et les toits d'une épaisse couche de plumes, elles palpitent à toutes les fenêtres. Quelle invasion! Espérons qu'elles apportent la bonne nouvelle. Tout le monde sera sauvé, hein, et pas seulement les élus...

Albert Camus, La chute

Très chère amie,

Je n'ai pas le don des larmes - cet éclair obscur capable d'illuminer les âmes d'exception - qui gagne tant de monde quand le paysage vire au gris, qu'une femme vous quitte, qu'un chèque en bois scelle votre destinée ou que le couperet tombe sur nos semblables. Il en est ainsi depuis ce jour fatidique dont je vous parlerai plus loin. Ah, l'insupportable compréhension des hommes qui m'ont alors couvert de leur mansuétude, de leur prévenance, de leur consolation, résonnant à mes oreilles comme un piano désaccordé! Vraiment je l'affirme: rien ne vaut le silence - même celui de Dieu - à cette mascarade qui voudrait singer l'absence et nous rallier à la meute. 

Mais je m'égare. La nuit tombe sur Venise et m'enveloppe d'une douceur éphémère à laquelle répondent sporadiquement les rires des passants, invisibles le long du Rio Bareteri. Savez-vous pourquoi j'aime tant Venise? Parce que je n'y croise aucun de mes fantômes! Il m'est donc plus aisé d'en parler ici, de préférence à une femme, sensible à la résonance intime, et dont le charme, souvent, m'a enclin aux confidences. Je vais donc vous raconter une histoire qui ressemble à celle du narrateur de La chute, bien que dans un contexte totalement différent.

Voici une vingtaine d'années, jeune assistant d'histoire rattaché au département des Sciences de l'Antiquité, je partageais depuis six mois à Amsterdam, dans Hobbemastraat, un studio avec une jeune fille de mon âge, L., dont j'étais éperdument amoureux. Un jour, alors que je rentrais chez moi, je la vis sur le trottoir d'en face, isolée des autres passants. Je lui fis un signe de la main puis, ne m'ayant pas aperçu, je joignis au geste la parole avec la ferveur d'un chanteur napolitain! Elle s'arrêta, me chercha des yeux et soudain me reconnut. Un sourire désarmant dessina sur ses lèvres la surprise et l'impatience de me rejoindre. Elle se précipita pour traverser la rue, toute entière à son bonheur, sans anticiper le passage d'une voiture. Puis un choc, un cri. La stupeur et l'effroi. Enfin le silence. A quelques mètres de la scène, je demeurai figé, comme si le temps s'était arrêté et que le présent, tout à coup vidé de toute signification, s'abîmait en moi sans fin face au désastre. Le corps de L. semblait endormi. Un mince filet de sang s'écoulait de son oreille, aucun autre indice n'insinuant la trace d'une violence quelconque. Ses yeux qui traduisaient une dernière fois cette détermination et cette fragilité qui m'avaient toujours bouleversé - dont j'ai retrouvé un éclat comparable dans les vôtres - s'accompagnaient d'une muette incompréhension qui demeura figée dans ma mémoire, pour toujours.

Qu'ajouter, sinon que depuis cette mortelle traversée, j'ai fui les églises et pourtant, me croirez-vous si je vous dis que cet événement m'a rapproché de lui, le galiléen, dans la souffrance et la mort sans fondement ni justification? Quant à nos amis les hommes, je les ai évités, eux aussi. A propos, regardez-les, asphyxiés de bonté mais ployant, pour la plupart d'entre eux, sous des croix imaginaires toutes plus lourdes les unes que les autres, immunisés par leurs certitudes contre le malheur! J'ai ainsi choisi, afin de ne pas aggraver leur inconfort, de reprendre goût à la comédie: une manière de garder la main, je l'avoue, car sans ce jeu de scène qui rature le quotidien au gré des vents mauvais, quel fardeau encombrant serions-nous pour tous ces écorchés du coeur?

Reviendrez-vous à Venise, l'année prochaine? Sa lumière discrète invite aux épanchements. Nous n'y parlerons plus d'Albert Camus, mais de vous. De plus, n'avons-nous pas tous - vous aussi je présume - notre cortège de noyés qui ne demandent qu'à revivre, avouez-le... ?  

Je vous abandonne aux paysages d'Amsterdam si admirablement décrits par notre ami Jean-Baptiste Clamence, cités en préambule à cette lettre. Gardez-en l'humeur légère, apaisée où perce, malgré la gravité des propos, une secrète espérance. 

Nous avançons, et rien ne change. Ce n'est pas de la navigation, mais du rêve.

Vous me manquez déjà...

Luc

Albert Camus, La chute (coll. Folio/Gallimard, 2007)

 

00:51 Écrit par Claude Amstutz dans Albert Camus, Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature: récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

12/11/2010

Relire Albert Camus 5/6

Bloc-Notes, 12 novembre / Les Saules

Lettre à une inconnue - V

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Il était une heure après minuit, une petite pluie tombait, une bruine plutôt, qui dispersait les rares passants. Je venais de quitter une amie, qui, sûrement, dormait déjà. J'étais heureux de cette marche, un peu engourdi, le corps calmé, irrigué par un sang doux comme la pluie qui tombait. Sur le pont, je passai derrière une forme penchée sur le parapet, et qui semblait regarder le fleuve. De plus près, je distinguai une mince jeune femme, habillée de noir. Entre les cheveux sombres et le col du manteau, on voyait seulement une nuque, fraîche et mouillée, à laquelle je fus sensible. Mais je poursuivis ma route, après une hésitation. Au bout du pont, je pris les quai en direction de Saint-Michel, où je demeurais. J'avais déjà parcouru une cinquantaine de mètres à peu près, lorsque j'entendis le bruit, qui, malgré la distance, me parut formidable dans le silence nocturne, d'un corps qui s'abat sur l'eau. Je m'arrêtai net, mais sans me retourner. Presque aussitôt, j'entendis un cri, plusieurs fois répété, qui descendait lui aussi le fleuve, puis s'éteignit brusquement. Le silence qui suivit, dans la nuit soudain figée, me parut interminable. Je voulus courir et je ne bougeai pas. Je tremblais, je crois, de froid et de saisissement. Je me disais qu'il fallait faire vite et je sentais une faiblesse irrésistible envahir mon corps. J'ai oublié ce que j'ai pensé alors. "Trop tard, trop loin..." ou quelque chose de ce genre. J'écoutais toujours, immobile. Puis à petits pas, sous la pluie, je m'éloignai. Je ne prévins personne.

(...)

Ne sommes-nous pas tous semblables, parlant sans trêve et à personne, confrontés toujours aux mêmes questions bien que nous connaissions d'avance les réponses? Alors racontez-moi, je vous prie, ce qui vous est arrivé un soir sur les quais de la Seine et comment vous avez réussi à ne jamais risquer votre vie. Prononcez vous-même les mots qui, depuis des années,n'ont cessé de retentir dans mes nuits, et que je dirai enfin par votre bouche: "O jeune fille, jette-toi encore dans l'eau pour que j'aie une seconde fois la chance de nous sauver tous les deux!" 

Albert Camus, La chute

Mon amie,

Ainsi donc vous êtes musicienne? Violoniste... J'aurais dû m'en douter! Alors vous comprendrez sans doute à la lumière de ces derniers extraits - dont je vous parlerai demain - pourquoi certaines oeuvres musicales me sont devenues insoutenables. Sublimes, bouleversantes, inoubliables certes, mais réduites au secret qui nous ronge, impuissants, comme un cancer inéluctable. Voulez-vous un exemple? Prenez l'adagio de la 6e symphonie de Gustave Mahler, et vous m'en direz des nouvelles! L'amour, le sang et la croix réunis...

Je vous enverrai demain un dernier mot avant votre départ pour Londres. Quant à moi, je prépare mes bagages pour regagner Amsterdam où je réside depuis de longues années. Quelle coïncidence! Ne dit-on pas que c'est la Venise du Nord?  

J'attends impatiemment de vous lire, curieux de savoir si un serrement de coeur vous étreint à la lecture de ces quelques lignes de La chute. Les vôtres me sont un enchantement.

Votre ami,

Luc 

Albert Camus, La chute (coll. Folio/Gallimard, 2007) 

00:20 Écrit par Claude Amstutz dans Albert Camus, Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

11/11/2010

Relire Albert Camus 4/6

Bloc-Notes, 11 novembre / Les Saules

Lettre à une inconnue - IV

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Oui, nous avons perdu la lumière, les matins, la sainte innocence de celui qui se pardonne à lui-même.

Albert Camus, La chute

Ma douce amie, 

Je comprends la perplexité qui transpire de votre dernier message. Pas d'issue pensez-vous, à ce tohu bohu rocambolesque qu'est le monde? Pas si vite! Dans les temps forts de notre existence, il y a bien des tentations: celle du suicide par exemple, mais j'y suis peu sensible, car malgré tout, la compagnie des hommes - dont vous faites partie - m'est précieuse, capable de me surprendre et de m'amuser bien davantage que la roulette russe. Il y a aussi le sacrifice, mais tout le monde n'est pas Mère Teresa ou l'Abbé Pierre, et je n'ai guère les dispositions du galiléen! Avec la révolte, tout devient plus intéressant: sans elle, ne sommes-nous pas les otages ou emblèmes de nos merveilleuses démocraties?

Et ce n'est pas tout. Comme moi, sans doute, vous disposez d'un éventail trompeur pour survivre à votre guise: l'ignorance, le mensonge, le cynisme ou l'ironie qui sait si bien tenir à distance la tragédie du réel. L'indifférence aussi, mais dont l'inconvénient est de nous réduire à la médiocrité, à la servilité, à l'insignifiance... Fermez les yeux un instant: vous êtes dans un supermarché, vous n'avez qu'à vous servir parmi ce bric-à-brac que je vous propose, et comme nous sommes presque tous meilleurs comédiens que nous le pensons, notre choix d'un jour risque de passer totalement inaperçu. Tant mieux, car, quelles que soient vos convictions ou stratégies de survie, quel usage en feront donc les autres? Hop, vite: une étiquette qui leur ressemble, les conforte dans leur jugement ou les rassure dans leur tiédeur! Avouez que tout cela prête à rire...

Mais vous m'avez demandé quelle pouvait bien être ma propre voie et je vais tenter au mieux de vous répondre. Pour ce faire, je vais user d'une anecdote: tout à l'heure, avant de vous écrire, je me promenais sans but précis dans le quartier de San Polo, lorsque je me trouvai devant la Basilique de Santa Maria gloriosa dei Frari. Avec un léger pincement au coeur. Une réminiscence. A votre âge, lors de mon premier voyage à Venise, en cette lointaine époque où je fréquentais encore les églises - vous saurez un jour pourquoi il en est ainsi - j'y avais passé un temps certain devant l'Assomption du Titien. Je me souviens de cette foule dense dont je ne percevais, dans mon silence intérieur, que le bruissement des tissus. Le soleil traversait les vitraux, tandis que discrètement, l'organiste du lieu jouait All'Elevazione de Domenico Zipoli. Et je priais, figurez-vous!

Eh bien, aujourd'hui, j'ai franchi la porte de la Basilique à une heure où je n'étais confronté ni aux fidèles, ni aux curieux ou autres amateurs d'art. Ni signe de croix, ni génuflexion, mais devant cette même Assomption du Titien, j'ai pensé à Blaise Pascal: Vous avez deux choses à perdre : le vrai et le bien, et deux choses à engager : votre raison et votre volonté, votre connaissance et votre béatitude; et votre nature a deux choses à fuir : l'erreur et la misère. Votre raison n'est pas plus blessée, en choisissant l'un que l'autre, puisqu'il faut nécessairement choisir. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter. 

Telle est ma réponse. Considérez-la comme un acte notarial dont vous hériterez un jour! J'ajoute que, comme notre ami Jean-Baptiste Clamence dans La chute, je l'aime bien, le galiléen, lui qui a ouvert la voie, fut si peu suivi sinon - comme dans nos idéologies contemporaines ou nos entreprises - sous la forme d'un étendard de réglements, de lois, d'observances. L'aiguillon de la mort, en quelque sorte. Il s'est d'ailleurs bien gardé de la créer, son église - cet ami auquel je parle tous les jours dans ma petite chapelle intérieure qui ressemble à une roulotte de bohémien - car lui, il savait ce qu'il adviendrait...

Restons-en là pour aujourd'hui. Il se fait tard et soudain la fatigue se fait insistante. Demain, je vous partagerai d'autres extraits du livre d'Albert Camus: préparez vos mouchoirs! 

Je me réjouis de vous lire et de vous écrire: quelques battements de coeur sur un sol de granit...

Avec ma sincère amitié,

Luc 

Albert Camus, La chute (coll. Folio/Gallimard, 2007)

00:03 Écrit par Claude Amstutz dans Albert Camus, Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

08/11/2010

Relire Albert Camus 2/6

Bloc-Notes, 8 novembre / Les Saules

Lettre à une inconnue - II

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Dieu n'est pas nécessaire pour créer la culpabilité, ni punir. Nos semblables y suffisent, aidés par nous-mêmes. Vous parliez du Jugement Dernier. Permettez-moi d'en rire respectueusement. Je l'attends de pied ferme: j'ai connu ce qu'il y a de pire, qui est le jugement des hommes. Pour eux, pas de circonstances atténuantes. (...) Je vais vous dire un grand secret, mon cher. N'attendez pas le Jugement Dernier. Il a lieu tous les jours.

Albert Camus, La chute

Bien chère amie,

Peut-être vous êtes-vous procuré le livre - La caduta, en langue italienne - et en avez entrepris la lecture. Si tel est le cas, ne vous interrogez-vous pas, comme je le fais presque tous les jours sur cette invariable question qui nous taraude depuis la création du monde: pourquoi donc avons-nous à tel point soif d'amour? N'ayez crainte, nous ne nous écartons pas du sujet! Alors? Parce que ce trop plein indéfinissable qui nous habite a besoin d'exister, de s'épanouir, d'être partagé; parce que sans lui la solitude nous pèse et que la vie nous est tout simplement insupportable, vide de cet esprit de conquête plus aveuglant que la plus cruelle des lumières, pareil à un silence blanc qui laisse la place au pouls insistant de la mémoire. Celle des souvenirs réconfortants, mais bien vite mêlés aux autres, ceux des blessures - davantage d'amour-propre que d'amour - qui au fil du temps se sont accumulées, fondues au grand Fourre-Tout: fissure de notre visibilité, de nos vantardises, de nos hontes ou autres représentations en trompe l'oeil que nous ne parvenons plus à nous cacher à nous-mêmes.

A vous qui pourriez être ma fille, ces propos peuvent prêter à sourire - votre conscience reflète encore les enthousiasmes désarmants de la jeunesse - mais Albert Camus n'avait pas l'âge de 20 ans quand il écrivit La chute, ni moi non plus quand je commençais  de l'aimer. Quant au narrateur de son livre, Jean-Baptiste Clamence, il fait partie du club, le mien, celui des rescapés: Pas assez de cynisme et pas assez de vertu. Nous n'avons ni l'énergie du mal, ni celle du bien. Le club de ceux qui préservent leur humanité par quelques attachements désintéressés, comme notre malheureux héros: J'aime les chiens d'une très vieille et très fidèle tendresse. Je les aime parce qu'ils pardonnent toujours.

Ah, le pardon! Quelle transition idéale pour aborder un autre thème cher à notre auteur bien-aimé: La liberté. Vous ne voyez pas le rapport? Cherchez bien... Comme nous la convoitons tous - déjà en culottes courtes - avec ferveur et empressement, avant même le sexe ou la reconnaissance des autres qui finissent immanquablement par s'y confondre! Combien elle fatigue celui qui, l'ignorant, nage comme le saumon  à contre-courant, au risque de se fracasser contre les pierres de la rivière, abandonné de tous. Combien elle use et détruit pour se confondre peu à peu à l'indépendance ou la distanciation. La belle affaire... En son nom, que de causes défendues, de justifications, de crimes, de condamnations subsistant comme un filet amer à l'heure de rendre des comptes...

Tiens, une pluie fine gagne la piazza San Marco. Le ciel est mordoré ce matin, auréolé de cette brume apaisante qu'on ne peut contempler nulle part ailleurs, sinon à Paris, autant qu'il m'en souvienne. Vous me manquez, et pourtant, que je ne ressemble pas au saule pleureur de notre paysage quotidien: vous écrire m'est déjà une chance et libère en moi des énergies salutaires.

Je regagne mon hôtel en fredonnant La Stravaganza d'Antonio Vivaldi, qui s'accorde si bien avec l'humeur du temps. Demain je vous parlerai du galiléen - oui, parfaitement: lui, le premier chrétien et le seul peut-être - un des points culminants du récit d'Albert Camus. Tout un programme, pardi!

Bien à vous,

Luc

Albert Camus, La chute (Coll. Folio/Gallimard, 2007)

06:08 Écrit par Claude Amstutz dans Albert Camus, Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

07/11/2010

Relire Albert Camus 1/6

Bloc-Notes, 7 novembre / Les Saules

Lettre à une inconnue - I

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Quand on a longtemps médité sur l'homme, par métier ou par vocation, il arrive qu'on éprouve de la nostalgie pour les primates. Ils n'ont pas, eux, d'arrière-pensées.

Albert Camus, La chute

Chère amie,

Il me faut ici, en préambule, rendre grâce pour notre rencontre fortuite au Café Florian, sur la piazza San Marco à une heure où les touristes sont davantage enclins à forniquer ou se préparer au spectacle - ce qui entre nous soit dit est à peu près la même chose - plutôt qu'à s'en remettre au hasard qui surprend les pas des plus égarés. Lisant distraitement La Reppublica, non loin de moi, assise à une table voisine, je vous ai tout de suite reconnue. Je veux dire que vous me rappeliez quelqu'un - mais de cela il sera question plus tard - par le timbre rauque de votre voix, votre regard vif et pénétrant, votre sourire franc, sans négliger cette allure sauvage et raffinée dans laquelle je pressentais un goût exquis pour les belles choses. Nous avons sympathisé, très vite, bercés par les musiques ambiantes auxquelles tous les deux nous nous abandonnions avec insouciance: Le prélude de La Traviata de Verdi, L'Oblivion d'Astor Piazzolla, l'intermezzo de La Cavaliera Rusticana de Mascagni. Quelques verres de Fragolino plus tard, nous avons parlé de littérature, et d'Albert Camus plus particulièrement. Vous m'avez exposé votre penchant pour Le mythe de Sisyphe et L'étranger - que j'aimais infiniment dans ma jeunesse - et j'y répondis par mes préférences pour L'homme révolté et La chute. Ce dernier, que vous n'avez dit n'avoir jamais lu encore, je vous ai avoué qu'il était mon livre préféré, le seul que j'emporterais sur une île déserte par commodité - diable, 153 pages au format livre de poche, cela reste dans mes cordes - et par conviction aussi. Peut-être. Du moins je veux le croire. Cela vous a intrigué et j'ai promis que je vous en partagerais quelques extraits ponctués de réflexions personnelles à ma manière facétieuse, dont l'en-tête de cette lettre est un bel exemple. Le contraire d'une pelouse helvétique en quelque sorte, et que vous découvririez à votre retour, dans votre boîte à lettres, à Florence.

Mais je plaisante, car au bout de ma plume je ne sais encore que vous en dire, sinon prolonger avec vous, comme une traîne de mariée s'étendant au-delà de l'horizon - voilà que je cède à nouveau à la théâtralité, cette longue habitude qui ressemble à un antidépresseur ingurgité à vie! - l'agréable parcours fléché que nous avons suivi hier soir à travers les ruelles de Venise et qui m'a remémoré des heures plus innocentes que celles d'aujourd'hui. Ah, ce bienheureux et rare désarroi qui en résulte...  

Donc, comme promis, voici l'histoire de La chute d'Albert Camus. Un personnage: Jean-Baptiste Clamence, juge-pénitent comme il se définit lui-même, ancien avocat parisien désormais domicilié à Amsterdam à la suite de circonstances ou d'événements qui ont bouleversé sa vie. Brillant et séducteur, cet homme à qui tout réussit, qui un jour crut à la justice et à la vertu, ne sait plus éprouver les vertiges du bonheur et se confesse dans un admirable monologue, à un inconnu. Ayant perdu ses illusions, fuyant les hypocrisies du coeur, du monde et de l'histoire, il scrute auprès de lui son propre passé, l'implique dans son récit au point de le conduire progressivement à devenir son propre miroir. Un joli tour de force, pas vrai? 

Fin de l'histoire? Au contraire, tout commence... et vous n'êtes pas à bout de vos surprises. Mais pour l'heure, je dois vous abandonner à regrets, épuisé par cette raréfaction de l'air - même ici le long du Canale Grande - qui me rappelle aux bons souvenirs de mes bronches de jeune homme...

Peut-être n'aimons-nous pas assez la vie? Avez-vous remarqué que la mort seule réveille nos sentiments? 

A demain donc. Je vous embrasse,

Luc 

Albert Camus, La chute (coll. Folio/Gallimard, 2007)

 

00:26 Écrit par Claude Amstutz dans Albert Camus, Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature: récit; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

13/08/2010

Relire Paul Valéry - 2/3

Bloc-Notes, 13 août / Les Saules

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Quand nous parlons de littérature, entre amis, ne nous arrive-t-il pas de nous exclamer, à propos d'un roman lu: J'ai beaucoup aimé le sujet... Mauvais signe, dirait Paul Valéry, car les bons auteurs captent notre attention, quel que soit le sujet qu'ils abordent. Regardez François Mauriac, Albert Camus ou plus près de nous J.M.G. Le Clézio.

Autre lieu commun que nous distillons volontiers auprès de notre entourage: Ce roman est d'une lecture facile... Là encore, le grand homme nous interpellerait pour nous dire qu'une lecture qui ne demande pas le moindre effort - qu'il s'agisse d'érudition, de fantaisie ou de distraction - est sans intérêt, ennuyeuse pour le lecteur - qui en dix pages comprend déjà les deux cent suivantes -, vouée à une mort rapide, programmée...

A propos des livres - reconnaissons-le - nous aimons  asséner des vérités premières telles que: Cette oeuvre me séduit par son réalisme... Par rapport à qui? Par rapport à quoi? Selon quelles valeurs? A quel moment précis de notre histoire? Et si cette réalité n'est que la photographie de ce que nos yeux voient, ce n'est plus de la littérature, mais du reportage. N'est pas Louis-Ferdinand Céline, Vassili Grossmann ou Boris Pasternak qui veut... De plus, là encore, Paul Valéry nous rappellerait qu'il n'est pas rare que les oeuvres qui survivent au temps soient souvent... fantastiques!

A une semaine de la rentrée littéraire d'automne - 701 nouveautés dont 497 francophones, soit 6.32% de plus qu'en 2009! - la parole revient assurément aux auteurs, s'ils veulent échapper à ces commentaires superflus ou mondains dont fleurissent les salons de thé. Dans Tel Quel, Paul Valéry hasarde à leur intention, qu'il faut écrire et travailler pour ceux-là seuls sur qui l'injure ou la louange n'ont pas de prise; qui ne se laissent émouvoir ni imposer par le ton, l'autorité, la violence et tous les débordements. (...) Ecrire pour le lecteur qui va: ou vivre votre idée, ou la détruire, ou la rejeter - pour celui à qui vous donnez le pouvoir suprême sur elle; et qui possède le droit de sauter, de passer, de ne pas poursuivre; et celui de penser le contraire, et celui de ne pas croire, de ne pas épouser votre intention.

Rassurez-vous, car si les oeuvres romanesques insignifiantes ou fades sont en constante augmentation - parce que les éditeurs souvent manquent autant de métier, de rigueur ou de clarté que certains de leurs auteurs - bon nombre d'écrivains de cette rentrée littéraire sont proches des idées de Paul Valéry, capables de nous étonner, de nous surprendre et d'exprimer ce qui nous est impossible avec un style et une transcendance aptes à nous émerveiller, nous séduire et nous offrir quelques moments de bonheur.

Parmi ces rescapés de l'urgence - de publier, d'envahir, de monopoliser - plusieurs titres vous seront présentés dans ces colonnes, dès la semaine prochaine, signés Yves Bonnefoy (L'inachevable - Entretiens sur la poésie/Albin Michel), Andrée Chedid (Les quatre morts de Jean de Dieu/Flammarion), Douna Loup (L'embrasure/Mercure de France), Andrew O'Hagan (La vie et les opinions de Maf le chien et de son amie Marilyn Monroe/Bourgois) et Hernan Roncino (Dernier train pour Buenos Aires/Liana Levi), entre autres publications hors du commun.

Songez à ce qu'il faut pour plaire à trois millions de lecteurs, note encore Paul Valéry... Paradoxe: il en faut moins que pour ne plaire qu'à cent personnes exclusivement.

Mais de cela, nous nous en serions douté... Pas vrai?

Paul Valéry, Tel Quel - Oeuvres vol. 2 (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1960)


11/04/2010

Le Passe Muraille

Le Passe-Muraille, No 81, avril 2010 - par Jean-Louis Kuffer

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Du papier à la Toile : la Qualité seule prime. La défense de la littérature se déplace aujourd’hui du papier à la Toile, au point de faire conclure certains au déclin de la critique littéraire, d’une part, et de la lecture en général. Cela n’empêche pas l’écrivain et critique Michel Crépu, directeur de la vénérable Revue des Deux-Mondes, d’amorcer son remarquable Journal de lecture 2002-2009 (Gallimard, 2010) avec enjouement : « La régie me signale qu’il y a un problème avec la lecture. Il paraît que plus personne ne lit, tous les experts le disent. C’est curieux, je ne l’avais pas remarqué. Les livres, je vis avec eux depuis toujours, ils sont mon paradis, ils ne m’ont jamais rien fait de mal, je crois ne les avoirs jamais trahis. Cela m’étonne toujours qu’on puisse avoir un problème avec eux. »

Or, le problème est ailleurs, sans doute. Le problème est qu’une société littéraire, jalouse de ses prérogatives, est en train de disparaître, au profit d’une nouvelle nébuleuse de lecteurs-passeurs se déployant sur des sites et des blogs. La critique littéraire est-elle condamnée pour autant ? Là encore Michel Crépu calme le jeu, affirmant qu’
« il n’y a pas de critique littéraire, il n’y a que des lecteurs plus ou moins attentifs » et « qu’une lecture, plus ou moins suivie, profonde, disponible, libre». Dès lors, qu’importe que la lecture soit défendue sur le papier ou la Toile, si la Qualité résiste au déferlement de la Quantité ? 

C’est le défi qu’a relevé Le Passe-Muraille dès sa création, en 1992, et c’est dans la même optique, peut-être plus ouverte encore, que son équipe rajeunie poursuit aujourd’hui son effort, sur le papier autant que sur la Toile -
http://www.revuelepassemuraille.ch -, en préparant notamment une livraison, à paraître en mai 2010, consacrée tout entière à la défense et l’illustration de la lecture…


Sommaire du Passe-Muraille No 81. Avril 2010, «Magies de Rose-Marie Pagnard ».

p.1

Editorial, « Du papier à la Toile: la Qualité seule prime », par Jean-Louis Kuffer

Inédit, « Un très léger vertige » par Rose-Marie Pagnard 

p.2

Expositions – « Deux magiciens en symbiose », René Myrha, Musée d'art et d'histoire, Neuchâtel., par Jean-Louis Kuffer

« Les leçons de mystère » à propos de Rose-Marie Pagnard, « Le Motif du Rameau », Zoé, 2010, 220p., par Bruno Pellegrino 

p.3

« Portrait d'un homme mort » à propos de Sarah Hall, « Comment peindre un homme mort », Christian Bourgois, 348p., par Claude Amstutz

« La geste des enfants perdus » à propos de Sacha Sperling, « Mes Illusions donnent sur la cour », Fayard, 2009, 272p., par Matthieu Ruf 

p.4

« Le chant d'amour pour Haïti » à propos de Dany Laferrière, « L'Enigme du retour », Grasset, 2009, 301p., par Luisa Campanile

« Un geste solidaire » à propos de Collectif, « Histoires cueillies pour Haïti », TheBookEdition.com, 2010, 146p., par Jean-Louis Kuffer 

p.5

« Le héraut du neuf » à propos de J.G. Ballard, « La Vie et rien d'autre », Denoël, 2009, 291 p., par Jean-François Thomas

« A l'intérieur du gueuloir » à propos de Pierre-Marc de Biasi, « Gustave Flaubert, une manière spéciale de vivre », Grasset, 2009, 496p., par Matthieu Ruf 

p.6 

« Des éléphants et des lunes » à propos de Raphaël Aubert, « La Terrasse des Elephants », L'aire, 2009, 169p., par Jean Perrenoud 

« Dans l'ample foulée de la vie » à propos de Pascal Rebetez, Je t'écris pour voir, Editions de l'Hèbe, 2009, 153p., par Jean-Louis Kuffer 

« Autoportrait d'un « inutile » » à propos de Jean-François Sonnay, Hobby, Bernard Campiche Ed., 2009, 110p., par Janine Massard 

p.7

« Le vertige de notre époque » à propos de Catherine Lovey, Un Roman russe et drôle, Zoé, 2010, 289p., par Bruno Pellegrino 

« Une soif de lire très mobile » à propos de Gérard Delaloye, Le Voyageur (presque) immobile, L'Aire, 2008, 191p., par Jean Perrenoud 

p.8

« Un humour pince-sans-rire » à propos de Jean Vuilleumier, Les Fins du voyage, L'Age d'Homme, 2009, 134p., par Patrick Vallon 

« Une ville la nuit » à propos de Rosa Montero, Instructions pour sauver le monde, Métailié, 2009, 269p., par Claude Amstutz 

p.9

« Lettres de l'intempestif » à propos de Louis-Ferdinand Céline, Choix de Lettres, Gallimard, La Pléiade, 2009, 2029p., par Antonin Moeri 

p.10

Littérature Jeunesse 

« Aventure entre deux mondes » à propos de François Place, La Douane volante, Gallimard-Jeunesse, 2010, 334p., par Sophie Kuffer 

« Aimer lire en Corée » à propos de Eun-sil Yoo, Si j'étais Fifi Brindacier, Picquier Jeunesse, 2010, 198p., par
Nasma Al'Amir 

« A la poursuite de l'amour » à propos de Eglal Errera, Le Rire de Milo, Actes Sud Junior, 2009, 90p., par Nasma Al'Amir 

P.11

« Romancier de l'empathie profonde » à propos de Louis Guilloux, d'une Guerre l'autre, Gallimard Quattro, 2009, 1117p., par René Zahnd 

p.12

« Premier homme, dernière phrase » à propos de Albert Camus, Le premier Homme, Gallimard, 1994, 331p., par René Zahnd 

« L'Epistole », Lettre de l'île de Chatham, par Damien Personnaz



Pour s'abonner et communiquer:
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02/04/2010

La citation du jour

 

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Albert Camus

Le malheur est qu'il nous a laissés seuls, pour continuer, quoiqu'il arrive, même lorsque nous nichons dans le malconfort, sachant à notre tour ce qu'il savait, mais incapables de faire ce qu'il a fait et de mourir comme lui. On a bien essayé, naturellement, de s'aider un peu de sa mort. Après tout, c'était un coup de génie de nous dire: Vous n'êtes pas reluisants, bon, c'est un fait. Eh bien, on ne va pas faire le détail! On va liquider ça d'un coup, sur la croix!...

Mais trop de gens grimpent maintenant sur la croix seulement pour qu'on les voie de plus loin, même s'il faut pour cela piétiner un peu celui qui s'y trouve depuis si longtemps. Trop de gens ont décidé de se passer de la générosité pour pratiquer la charité. O l'injustice, l'injustice qu'on lui a faite et qui me serre le coeur!...

Ils l'ont juché sur un tribunal, au secret de leur coeur, et ils cognent, ils jugent surtout, ils jugent en son nom. Il parlait doucement à la pécheresse: Moi non plus, je ne te condamne pas... Ca n'empêche rien, ils condamnent, ils n'absolvent personne. Au nom du Seigneur, voilà ton compte. Seigneur? Il n'en demandait pas tant, mon ami. Il voulait qu'on l'aime, rien de plus.

La chute (Coll. Folio/Gallimard, 2007)

00:05 Écrit par Claude Amstutz dans Albert Camus, La citation du jour | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : citations; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

21/03/2010

Perdue de vue

Bloc-Notes, 21 mars / Les Saules

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Sur un quai de gare, il vous semble croiser une amie perdue de vue, depuis combien de temps déjà? Dix ans, vingt ans? Vous reconnaissez sa démarche aérienne, son élégance, ce parfum entêtant qui flotte dans l'air, les dominantes rouges et jaunes de sa parure du jour, le balancement évasif de sa main allumant une cigarette. Alors: Vous plongez? Cédez-vous au plaisir de renouer avec un souvenir agréable, ou feignez-vous l'indifférence, de peur d'être déçu, de gâcher votre souvenir, parce que vous avez changé - dans votre tête, dans votre corps - et que pour elle, il doit en aller de même? Voilà bien le hic!

Je vous abandonne à ce dilemme cornélien et reviens aux livres, car avec eux, la même question se pose, implacablement. Tôt ou tard, j'ai pris le risque de caresser à nouveau certains volumes poussiéreux de ma bibliothèque, m'imprégnant de leur odeur particulière, avant de les feuilleter ou les relire. Frustré, rassuré, émerveillé par cette recherche du temps perdu? Cela, on ne le sait qu'après!

Par exemple, recherchant des textes pour mon anthologie poétique francophone du XXe siècle - Quelques traces de craie dans le ciel - j'ai relu bien des poèmes de Jean-Pierre Duprey, de Jean Daive ou Jacques Roubaud que j'aimais beaucoup. Aujourd'hui, ils ne dégagent plus de vibrations et leurs mots glissent entre mes doigts comme du sable que je ne cherche pas à retenir, malgré la beauté du style qui ne suffit plus à mon bonheur. Plus nuancé, mon attachement aux poèmes de Raymond Queneau, Jean Cocteau ou Pierre-Jean Jouve, dont le choix de textes s'est réduit au fil du temps qui passe.

Parfois, les auteurs sont demeurés présents, mais pas avec les mêmes textes: Chez Albert Camus, je préfère maintenant - et de beaucoup - La chute à L'étranger qui avait pourtant bouleversé mon adolescence. De même pour Georges Bernanos, dont Le journal d'un curé de campagne a failli m'envoyer au séminaire (!) alors qu'en ce 21mars 2010, c'est La nouvelle histoire de Mouchette qui m'émeut aux larmes, ou encore André Malraux dont L'espoir a cédé la place à La corde et les souris qui me laissait de marbre à vingt ans...

Pour certains - parmi les illustres ou les plus modestes - la magie n'a jamais cessé d'agir: René Char, Louis-Ferdinand Céline, François Mauriac, Colette, Georges Perros, Philippe Jaccottet, Maurice Chappaz, Antoine Blondin, Roger Nimier... ce qui tend à insinuer que les livres ne s'apparentent pas à l'immobilisme des pierres tombales mais sont en mouvement et nous tendent, souvent mieux que nos frères humains, un miroir où se reflètent, pour le meilleur ou pour le pire, nos brûlures et notre destin.

photographie: Nusch Eluard, par Man Ray (1935)